«La Gueule de l’emploi» : l’entreprise comme état de nature
BILLET : Le documentaire La gueule de l’emploi, sorti en avril dernier, montre un management impitoyable et humiliant renvoyant les hommes à une sorte d’état de nature. Eric Delassus révèle les processus d’habitude et d’irresponsabilité individuelle à l’œuvre dans ces situations professionnelles, comparant les cadres de recrutement à ce qui semble être une nouvelle « banalité du mal ».
Docteur en philosophie, Eric Delassus est professeur agrégé de philosophie au lycée Marguerite de Navarre à Bourges. Il est entre autres l’auteur de De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale (Presses Universitaires de Rennes, 2009), Le Sujet (Editions Bréal, 2015) et La Personne (Editions Bréal, 2016), et anime le site internet de philosophie Cogitations.
La gueule de l’emploi (Didier Cros, 2011), qui a été diffusé le dimanche 22 avril dernier sur la chaîne parlementaire, devrait inciter tous les responsables économiques à réfléchir à l’image de l’entreprise donnée par de telles pratiques de recrutement, qui laissent présager des méthodes de management à l’œuvre dans certaines organisations. Il semblerait en effet, comme le fait d’ailleurs remarquer l’un des recruteurs à la fin du film, que si les techniques de recrutement utilisées peuvent paraître violentes, elles ne constituent finalement pour le salarié qu’une mise en bouche, une préparation à ce qui l’attend, puisque le monde de l’entreprise y est présenté comme impitoyable, comme celui du retour à l’état de nature tel que le décrit Hobbes, autrement dit un univers où régnerait un état de guerre de tous contre tous dans lequel l’homme ne serait qu’un loup pour l’homme.
Les méthodes de recrutement présentées dans ce documentaire peuvent apparaître, à qui peut faire preuve d’un minimum d’humanité ou tout simplement de bon sens, particulièrement perverses et humiliantes, tant pour les postulants qui espèrent sortir du chômage et trouver un emploi que pour les recruteurs qui semblent n’avoir aucune conscience de la violence de leur comportement et de la désolation éthique dans laquelle ils se sont enfermés.
Lire aussi : Günther Anders : l’obsolescence de l’homme et la question du nihilisme moderne (Didier Durmarque)
Autrement dit, dans cette affaire, il est plus pertinent d’imputer la cause de cette inhumanité à un système qu’aux individus qui en sont le produit, et qui fonctionnent d’une manière qui apparaît totalement irresponsable. On pourrait y voir une manifestation de cette banalité du mal dénoncée par Hannah Arendt pouvant conduire des hommes ordinaires à en détruire d’autres sans même s’interroger sur la portée de leurs actes, comme si ce qu’ils faisaient était, sinon normal ou juste, en tout cas inévitable.
L’une des raisons de cette dérive réside dans une certaine tendance à faire du fait un droit, à considérer que ce qui est est nécessairement ce qui doit être, et qu’au nom d’une prétendue efficacité – qui reste d’ailleurs à démontrer – il est autorisé de tout se permettre dans le traitement des êtres humains, sans s’inquiéter des humiliations ou des traumatismes psychologiques qu’on leur fait subir. Puisque le monde de l’entreprise est impitoyable, n’ayons pas de scrupules, n’essayons pas de le faire évoluer. Soumettons-nous au principe de ce que nous croyons être la seule réalité possible et ne nous posons pas trop de questions.
Lire aussi : L’avenir du travail (Dominique Méda)
En regardant ce documentaire, on est conduit à être spectateur d’une situation hallucinante dans laquelle il est demandé à chaque postulant de montrer qu’il possède les compétences d’un bon vendeur en vantant les qualités d’un autre postulant, qui est aussi l’un de ses concurrents. Une épreuve qui rendrait fou plus d’un, puisqu’elle relève en un sens de l’injonction paradoxale. Si, finalement, je réussis trop bien à mettre en évidence les qualités de l’autre, je risque fort de « me tirer une balle dans le pied », et si j’échoue, il va de soi que je serai rapidement mis sur la touche. Bref, on comprend vite en regardant ces scènes que le but n’est pas tant de juger des compétences des postulants que de mesure leur degré de servilité. Le vocabulaire employé par les recruteurs à certains moments ne laisse d’ailleurs planer aucun doute, puisqu’il est question de « formater » le candidat quand il sera embauché, et donc de juger s’il sera suffisamment malléable pour occuper le poste qui lui est proposé.
Ce qui est contestable dans ces méthodes, ce n’est pas tant de mettre les personnes en concurrence que la manière dont cette mise en concurrence s’effectue.
Les candidats ne sont pas reçus un par un afin d’examiner leurs compétences, ils sont réunis dans un contexte rappelant celui d’un stage de formation, et qui peut également évoquer le Huis clos de Sartre dans lequel « l’enfer, c’est les autres ». La situation crée donc les conditions d’une apparente convivialité entre les candidats, dont chacun d’eux sait que l’autre est un concurrent à éliminer. On va donc laisser s’établir des relations de sympathie entre eux tout en demandant implicitement à chacun d’être impitoyable envers les autres, s’il veut obtenir le poste dont ils ont tous besoin pour gagner leur vie et retrouver une certaine dignité sociale. Le problème, c’est que pour retrouver cette dignité sociale, il va falloir faire le deuil de sa véritable dignité, celle qui fait de chacun de nous une personne et dont les fondements sont essentiellement éthiques.
Lire aussi : Le management : une question philosophique (Eric Delassus)
La relation à l’autre est donc ici faussée et pervertie. En effet, les relations sociales se fondent essentiellement sur la confiance, c’est-à-dire sur la foi en soi et en l’autre. Or, ici, tous les repères deviennent flous et plus personne n’est en mesure de vraiment croire en qui que ce soit, pas même en lui-même. Chacun se trouve contraint de naviguer à vue entre la bonne et la mauvaise foi et se trouve mis dans des situations où il ne sait plus quel jeu il joue. On nage donc en plein cynisme, et personne ne semble vraiment en avoir conscience.
Toutes les entreprises et les organisations ne fonctionnent pas, fort heureusement, selon de telles méthodes, mais il semblerait néanmoins que ce que ce documentaire dénonce ne soit pas non plus l’exception qui confirme la règle. Il apparaît donc nécessaire d’inviter les responsables d’entreprise à mener une authentique réflexion éthique, afin de comprendre ce qu’il peut y avoir d’absurde à laisser se perpétrer de telles pratiques, qui sont à l’origine d’une souffrance au travail qui, en plus de rendre les hommes malheureux, n’est certainement pas un gage d’efficacité pour l’entreprise. Cette réflexion n’est pas pour l’entreprise un supplément d’âme, qui n’aurait de fonction que celle d’un ornement dont le but serait de rendre acceptable l’intolérable. Elle n’est pas non plus une méthode de management n’ayant d’autre but que d’amadouer les personnels pour leur « faire avaler la pilule ». Une telle réflexion doit d’abord avoir pour finalité de rendre l’entreprise plus humaine et plus efficace – «humaine et efficace» et pas «humaine pour être efficace» – afin de mettre l’économie au service de l’homme, et non l’inverse. Certes, comme le souligne l’un des recruteurs, le monde de l’entreprise n’est pas celui des « bisounours ». Est-ce une raison pour en faire un enfer ? Certainement pas !
Lire aussi : La déraison de l’économie (Jean-Pierre Dupuy)
Docteur en philosophie, Eric Delassus est professeur agrégé de philosophie au lycée Marguerite de Navarre à Bourges. Il est entre autres l'auteur de De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale (Presses Universitaires de Rennes, 2009) et anime le site internet de philosophie http://cogitations.free.fr. Suivre sur Twitter : @EDelass
Commentaires
Vous êtes sûr de ne pas commettre une généralisation abusive ? Dans mon dernier poste, je me suis trouvé en situation de devoir constituer une équipe d’une douzaine de personnes et donc de proposer des noms à mon entreprise pour une future embauche. J’avais sacrément intérêt à ne pas me tromper ! J’ai fait ce que d’autres auraient fait à ma place : repérer chez nos concurrents des débutants ayant manifestement du potentiel et sans doute désireux d’améliorer leur situation, trouver des confrères ayant rencontré ces personnes et pouvant m’en parler , les appeler enfin pour une conversation entre quatre yeux autour d’un pot ou d’un déjeuner dans un endroit discret. En leur proposant un sacré challenge : sauter le pas, mais, comme c’est la règle, avec deux mois d’essai. Personne n’a eu le sentiment de vivre un « enfer », personne ne s’est senti rabaissé ! Bien sûr, mon expérience est celle d’une Pme – filiale d’un grand groupe, quand même – et pas d’une multinationale. Mais elle est concrète, elle ne se base pas sur un documentaire. Alors, je me répète : évitez les généralisations abusives. Le monde de l’entreprise n’est certes pas celui des bisounours… et c’est tant mieux ! Il reste, jusqu’à preuve du contraire , le lieu premier de la création de richesses. Et tant pis pour les idéologues en chambre, qui n’y voient que l’origine des conflits sociaux.
par Philippe Le Corroller - le 20 mai, 2018
Bonjour,
Comme je le précise dans ma conclusion, j’ai bien conscience que toutes les entreprises ne fonctionnent pas, et c’est heureux, selon ce modèle. Je sais également que certaines d’entre elles s’efforcent d’inventer de nouvelles formes de management plus humaines que celles qui reposent sur une concurrence farouche entre les salariés. Fort heureusement, les choses bougent. Néanmoins, il semblerait qu’il subsiste encore des pratiques qui sont tout à la fois contestable d’un point de vue éthique et de surcroît d’une efficacité discutable. Ce qui me semble choquant dans ce type de pratique tient en ce qu’elle relève réellement de la banalité du mal, c’est-à-dire d’une totale absence de pensée de la part de ceux qui les mettent en place. C’est pourquoi il me semble important d’introduire une réflexion éthique, donc philosophique, dans la formation des recruteurs et des managers pour qu’ils puissent réellement saisir le sens et la portée de ce qu’ils font.
par Eric Delassus - le 20 mai, 2018
Celui qui torture sait qu’il fait mal.
Quel sens cela aurait de lui dire : tu fais mal.
Comme s’il ne le savait pas et qu’on voulait le lui apprendre.
La question serait plutôt : pourquoi fait-il cela ?
Une réponse possible : il humilie.
Et là, on remonte. Pourquoi il humilie ?
Etc….
par gérard champion - le 20 mai, 2018
71 ans dont 50 ans en entreprise. Je partage l’avis de Philippe Le Corroller et je vais même plus loin. L’absence de culture d’entreprise dans notre pays alimente tous les fantasmes. Le concept d’entreprise est devenu un objet de (grande) consommation, abondamment exploité par les média notamment au cinéma, la plupart du temps sans lien avec la réalité sauf exception. La seule réalité est toujours la même: il y a toujours 2% (?) d’imbéciles ou de pervers dans tout groupe humain, polytechniciens, cheminots, prêtres ou autres chercheurs en physique quantique. Cette règle vaut aussi dans les entreprises. Méditez plutôt sur ce paradoxe apparent: oui, l’entreprise est un lieu d’épanouissement et oui, l’entreprise n’est pas le monde du pardon.
par Louis DROUOT - le 21 mai, 2018
Bien d’accord : l’absence de culture d’entreprise constitue l’un des grands ratages de notre pays . Rien d’étonnant quand on voit le contenu de certains livres d’économie mis à la disposition des élèves du secondaire, s’apparentant plus à des brûlots » révolutionnaires » qu’à des outils pédagogiques dignes de ce nom. Espérons que là aussi Jean-Michel Blanquer ramènera un peu de bon sens.
par Philippe Le Corroller - le 21 mai, 2018
Bonjour,
Les patrons Français ont cultivé-à mauvais champ-et cultivent encore le paternalisme.En matière de commerce intérieur,extérieur,le Français est un des plus mauvais vendeur du monde.
D’où le déficit du commerce extérieur de plus 75 milliards.
Une plaie hémorragique et les dommages collatéraux!
Les meilleurs entreprises se vendent au plus offrants de pays étrangers.Et quand nous exportons,nos vendons nos brevets avec l’eau du bain!
Ces déficiences culturelles enkystées,ne sont pas faites pour embaucher, mais au contraire se laissent aller à la facilité de la délocalisation ou de plans sociaux.
Nous fabriquons par ailleurs des produits structurés « d’arrières pensées », et la prise de risque ne se traduit pas en une qualité durable.
Une tendance à la triche,à la facilité…alors qu’il y manque l’ouverture d’esprit,le partage de notre culture; et la modestie!
Les écoles de commerces ont du pain sur la planche pour changer de logiciel,de culture d’entreprise,faire la démonstration de la preuve d’un produit et d’une argumentation sincères.
Respecter,considérer l’acheteur par une autre approche que celle unique de l’argent,appréhender,soigner le SAV.
Etre Français serait déjà en soi,un atout vendeur…mais ça ne suffit pas à convaincre le client…Il nous faut couper les lauriers à la Française.
La suffisance,argument superflu,est souvent mauvaise conseillère rédhibitoire?
Nous sommes en France depuis des générations,de brillants chercheurs et de brillants inventeurs,mais nous ne sommes pas pour autant d’efficients négociateurs;pas niveau de la qualité de la french touch!
Quels dommages qu’il en soir ainsi.Pour queue de traîne,le long cortège de chômeurs qui n’en finit pas,qui freine les chiffres du PIB.
Quel gâchis!
Il y a bien un problème à quelque part dans la tête des patrons et des Ministères successifs du commerce et de l’industrie.
Que font nos chercheurs,nos chefs d’entreprise en la matière,pour refondre entièrement notre culture du commerce,des échanges,pour appréhender,approcher,avec une nouvelle démarche:nos futurs clients?
par philo'ofser - le 22 mai, 2018
C’est précisément parce que l’entreprise peut être un lieu d’épanouissement, ce qui est certainement le cas pour bon nombre d »‘entre elles, qu’il faut impérativement dénoncer et condamner ce type de pratique qui relèvent de la « banalité du mal » au sens où l’entend Hannah Arendt.
par Eric Delassus - le 26 mai, 2018
Laissez un commentaire