Pierre Rosanvallon : itinéraire singulier du Mai libertaire au Mai ouvrier
CONFERENCE : Pour clore le 50e anniversaire de Mai 68, iPhilo présente une retranscription du cours dispensé de 2016 à 2018 par Pierre Rosanvallon au Collège de France, intitulé «Les années 1968-2018 : une histoire intellectuelle et politique». Etudiant en Mai 68, il revient aujourd’hui sur ses lectures et aspirations d’alors, déroulant le cheminement intellectuel qui l’a fait passer du Mai libertaire tourné vers l’émancipation du quotidien, au Mai ouvrier, précurseur de la «deuxième gauche».
Pierre Rosanvallon est un historien et sociologue français né en 1948. Directeur d’études à l’EHESS, il est aussi professeur au Collège de France, où il occupe depuis 2001 la chaire d’histoire moderne et contemporaine du politique. Aux éditions du Seuil, il a publié dernièrement La Société des égaux (2011) ; Le Parlement des invisibles (2014) ; Le Bon gouvernement (2015).
Je ne pense pas que l’on puisse avoir eu vingt ans en 68 sans se sentir comptable, c’est-à-dire en partie responsable, de cet inaccomplissement. Inaccomplissement car pour moi, en référence à mon histoire et à mes idéaux, un nom ce qu’il faut bien appeler l’échec historique de la deuxième gauche. Échec qui n’a cessé de m’obséder. Le temps n’est pas encore venu d’une histoire qui pourrait proposer une lecture indiscutable et apaisée de ce demi-siècle, pour répondre à ces questions. Mais j’ai pensé que retracer un itinéraire singulier apporterait une contribution utile à cette entreprise, et que cela relevait même d’une forme minimale d’honnêteté intellectuelle et de morale
Redéfinir le progressisme
J’avais lu Aden Arabie avec une certaine exaltation à l’entrée de ma vie étudiante : un livre qui est un récit désenchanté des illusions qui menacent la jeunesse, un regard vengeur sur les supposés voyages d’apprentissage par le dépaysement au fin fond d’archipels désirables, de montagnes magiques ou de bazars odorants, et sur la littérature qui en faisait commerce. Dans sa préface, Sartre avait salué l’œuvre de désapprentissage en l’actualisant et en la prolongeant politiquement, en faisant le procès d’une gauche qui n’était plus alors, selon lui, en 1960, «qu’un grand cadavre à la renverse où les vers se sont mis». Les uns trahissent, les autres s’encroûtent, avait-il résumé, en parlant au premier chef de la SFIO et du PCF. Cela ne dessinait qu’une fort étroite ligne de crête, sur laquelle il fallait essayer de se frayer un chemin. Mai 68 va soudain élargir la perspective, et accroître du même coup le champ des possibles et des pensables, que Nizan avait décrit comme cerné de trop hauts murs. L’incipit fameux de l’ouvrage, «J’avais vingt ans. Je ne laisserai dire à personne que c’est le plus bel âge de la vie», m’était soudain apparu à côté de la plaque, complètement dépassé. Et à l’égard du Nathanaël des Nourritures terrestres, un autre livre chéri de l’adolescence à ce moment-là, je pouvais désormais m’émanciper et jeter le livre. Comme pour beaucoup de ceux qui avaient eu vingt ans en 1968, l’horizon s’était soudain ouvert et il semblait devenu possible de prendre l’initiative et de voir sans crainte l’avenir en grand. Il faut le resituer comme la résultante d’un certain nombre de reformulations de l’imaginaire progressiste, désormais prêt à se reformuler dans des termes neufs.
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En 1966-67, le progressisme s’exprimait encore ainsi de façon dominante sur un mode décalqué des modèles passés, avec un changement de focale cependant : c’était l’anti-impérialisme qui en constituait dorénavant le ressort principal. C’est la guerre du Vietnam qui a en effet été l’événement constituant politiquement la génération du Baby-Boom. Si la mobilisation avait commencé à s’organiser dès 1965, avec les bombardements massifs des Américains, c’est en 1967 que la protestation culminera. Citant José Marti qui prophétisait «C’est l’heure des brasiers, mais il ne faut voir que la lumière», Che Guevara avait alors appelé le monde à démultiplier ce combat estimé exemplaire. La guérilla incarnait alors dans bien des têtes la forme d’époque de l’idéal révolutionnaire. Les guérilleros étaient les héros de l’heure, les héritiers des résistants pour beaucoup. Le premier vers de l’International, «Debout les damnés de la terre, debout les forçats de la faim», résumait en quelques mots la vision traditionnelle de la révolution. Révolution comprise comme un combat d’hommes et de femmes décidés à briser leurs chaînes, celles d’une exploitation qui les réduisait à n’être qu’une simple forme de travail, c’est-à-dire à les dévitaliser, à les déshumaniser radicalement. Le moment 1968 a en partie réactualisé cette image première ; mais il a aussi correspondu, de façon plus durable et productrice de davantage d’effets, à une redéfinition des ressorts même de la perspective révolutionnaire. Et cela d’une triple façon : la contestation surgissant d’abord de l’abondance et non plus de la misère comme précédemment. En second lieu, le but étant de subvertir la vie quotidienne, et non plus simplement de libérer le travail. Et en troisième lieu, c’en était un peu la conséquence, c’est une théorie de l’exploitation, qui n’était plus considérée comme suffisante mais était liée voire même englobée dans une théorie de l’aliénation.
Et c’est de l’intérieur du marxisme que cette évolution a d’abord trouvé sa justification. Les années 1960 avaient vu la première publication en français de deux des textes les plus importants de Marx : Economie politique et philosophique d’un côté, c’est-à-dire les manuscrits de 1844 publiés pour la première fois, et puis de l’autre côté les Fondements de la critique de l’économie politique (les Grundrisse). Marx voyait, dans ce travail des Grundrisse, la singularité des individus comme l’objectif réel du communisme. Et au-delà du matérialisme historique et de la théorie du prolétariat comme classe, c’était donc un Marx penseur radical de l’émancipation individuelle que l’on découvrait dans ces ouvrages, ouvrages qui entraient ainsi en résonnance avec les attentes du présent. C’est aussi la période où l’on découvrait en français des œuvres majeures du marxisme allemand et austro-hongrois, qui avait été rejeté par le communisme soviétique. Je pense par exemple aux ouvrages de Georges Lukacs ou de Karl Korsch, et dont nous étions nombreux à l’époque à guetter les volumes. Dans Histoire et conscience de classe, par exemple, Lukacs avait – l’ouvrage était des années 1920 – développé une théorie de la réification en même temps qu’une théorie des conditions subjectives d’une action de transformation du monde. Et il défendait une conception du marxisme comme méthode critique ouverte, à distance de toute notion d’orthodoxie. Dans Marxisme et philosophie, Karl Korsch, de son côté, avait été celui qui rompra ouvertement avec le léninisme en défendant un communisme libertaire et non dogmatique. Et c’est dans la même collection d’Axelos que sera aussi publié, à la même époque en 1967, L’homme unidimensionnel de Marcuse, qui était sous-titré Essai sur l’idéologie industrielle avancée et qui faisait le procès d’une société estimée répressive qui rétrécissait les existences. Et on était bien loin, avec le marxisme que je qualifierais « d’exploratoire » de ces auteurs, des propositions énoncées à la même époque par un Althusser, qui voulait, lui, constituer le marxisme en une science objective. Il était certes très lu à l’époque, car il y avait une excitation à cause de l’ambition de l’exercice ; mais force était de constater qu’il n’était guère à forger une théorie renouvelée de l’émancipation.
La révolution du quotidien
Un sociologue a joué un rôle central dans le mouvement de reformulation du nouvel idéal d’émancipation qui résumera durablement l’esprit de Mai : c’est Henri Lefebvre. Henri Lefebvre épousera les dissidences les plus significatives de son époque et de son milieu. Il s’éloignera du Parti communiste après la répression de la révolte hongroise de 1956, il signera le Manifeste des 121 et il sera un des pionniers de la création de l’université de Nanterre. Auteur d’une œuvre pléthorique, il se fera – au grand damne du PCF – le champion d’un marxisme ouvert, il réhabilitera notamment l’œuvre de Fourier dont il éditera les œuvres complètes. Et tout le monde avait lu dans les années 60 son Que Sais-Je : Le marxisme ou encore ses Problèmes actuels du marxisme, qui plaidaient pour la construction d’une gauche alternative. Mais Lefebvre contribuera surtout à l’élargissement de la compréhension du monde social, d’une double façon : en attachant d’abord une attention pionnière à la question urbaine, en montrant comment l’espace est en train de devenir une des variables les plus importantes de la mise en forme du social, en un temps où la pensée sociale résonnait surtout en termes de rapports de production. Et son Droit à la ville, publié au début de 1968, exercera pour cela une profonde influence.
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Son apport le plus durable a résidé dans son appréhension de la vie quotidienne, vie quotidienne qu’il disait «colonisée» par l’emprise de la marchandise, les mécanismes de dépersonnalisation des individus et le poids des conformismes. C’est donc ce titre de Critique de la vie quotidienne qu’il donnera à une série de trois volumes, qu’il entreprendra d’ailleurs de façon très précoce, puisque le premier sera édité dès 1951. Et dès ce volume, il dira qu’il s’agissait à ses yeux de donner sens au mot d’ordre de Rimbaud de «réinventer la révolution». Et c’était là aussi le concept d’aliénation qui était central. Le but étant de lier son élaboration, disait-il, à un nouvel art de vivre, qui exprime «une grandeur qui ne soit pas inhumaine et une forme de bonheur qui ne soit pas teintée de médiocrité». L’influence de ce travail sera considérable. Lefebvre a été le Marcuse français, et c’est d’ailleurs lui qui a préparé la voie à l’édition ultérieure de deux de ses ouvrages dans la collection Arguments : Éros et civilisation, puis L’Homme unidimensionnel. Et un Jean Baudrillard dont le Système des objets, la Société de consommation furent publiés avec succès en 67 et 68 devra beaucoup à Lefebvre, qui était d’ailleurs son collègue à Nanterre. Mais la postérité retiendra surtout la profonde influence que Lefebvre exercera sur les situationnistes. Au tout début des années 1960, Guy Debord se rapprochera de lui, et lui-même était très attentif à leur production. Ces situationnistes, imprégnés de culture hégélienne, se nourriront pareillement de toute la littérature marxiste critique disponible de l’époque, de Lukacs à Walter Benjamin. Eux aussi prôneront dès la fin des années 1960 une révolution culturelle destinée à renverser disaient-ils le fétichisme de la marchandise. Ils entendront combattre les mécanismes de l’asservissement par la consommation.
En mars 1967, en fait, plus que Debord, c’est le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, dû à la plume de Raoul Vaneigem, qui connut un immense succès. C’est surtout le ton et le style de Vaneigem qui en feront le livre de chevet d’une génération, comme en témoigneront les centaines de milliers d’exemplaires vendus. C’était dans les essais le plus grand succès de l’avant-68, et j’ai toujours gardé l’exemplaire que j’avais alors acheté pour ce qu’il avait suscité chez moi d’adhésion, avec ce mélange de posture rimbaldienne et de puissance d’expression lié à un style impérieux. Et je peux citer un choix des passages que j’avais soulignés de trois traits et d’une forte croix dans la marge, parce qu’ils montrent bien ce que pouvait représenter ce livre pour un lecteur lambda de 19 ans. Je les cite : «La lutte du subjectif et de ce qui le corrompt élargit désormais les limites de la vieille lutte des classes et la renouvelle et l’aiguise. Le parti pris de la vie est un parti pris politique. Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui». Quelques pages plus tard, on pouvait lire : «Ceux qui parlent de révolution et de lutte des classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu’il y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont un cadavre dans la bouche». Et encore : «L’économie de consommation absorbant l’économie de production, l’exploitation de la force de travail est englobée par l’exploitation de la créativité quotidienne. Être riche, en concluait-il, se réduit aujourd’hui à posséder un grand nombre d’objets pauvres». Et une dernière citation : «L’œuvre d’art à venir, c’est la construction d’une vie passionnante».
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Ces idées et parfois même ces formules seront au cœur de l’esprit de Mai, comme vision enrichie d’une émancipation qui ne séparait pas développement de la singularité individuelle et réinvention du commun. Et c’est en ce sens qu’on peut parler au pluriel des «révolutions de Mai», et que de nombreux ouvrages ont eu comme titre un des sens de ce terme de «révolution». Edgard Morin, dans ses premiers articles à chaud, évoquera ce qu’il appellera un «événement-sphinx», énorme et insignifiant à la fois, et parlera d’une «extase de l’histoire» pour en traduire la force évidente et insaisissable simultanément. C’est l’événement dont on ne saurait masquer la part de mystère et d’inattendu qu’il recèle, part d’événement irréductible aux déterminismes sociaux et aux séries causales, insisteront Deleuze et Guattari. Événement insaisissable certes, mais avec un acteur lui bien identifié : la jeunesse, et d’abord la jeunesse étudiante. C’est ce qui a tout déclenché. Edgard Morin parlera ainsi de Mai, en tout cas du premier temps de Mai, comme dira-t-il une «sorte de 1789 socio-juvénile, qui accomplit l’irruption de la jeunesse comme force politique ou sociale et de quelque chose qu’apporte cette jeunesse». Le lien avec 1789 sera d’ailleurs aussi fait par un autre interprète affuté, Michel de Certeau, qui dans un article également de la période, écrira qu’en Mai, «on avait pris la parole comme on avait pris la Bastille en 1789».
L’affirmation d’un Mai ouvrier
Le Mai libertaire, celui que l’on considère rétrospectivement comme le plus caractéristique, a pourtant bien voisiné avec un Mai léniniste et maoïste. Sur fond d’une crise de l’Union des étudiants communistes, association qui était de plus en plus réticente à se plier à la discipline et à la rigidité idéologique du parti au milieu des années 1960, et qui d’abord avait pris modèle sur le Parti communiste italien qui était devenu plus ouvert et plus libéral. Mais d’autres se laissaient attirer par les sirènes de la révolution culturelle : la Chine, pays que l’éloignement et le caractère exotique faisaient regarder avec les yeux doux de la propagande. Mai ouvrait ainsi un nouvel horizon à ces ruptures ; c’était aussi une autre façon de comprendre le mot d’ordre de «révolution dans la révolution». On voyait partout des régimes vaciller et même s’effondrer, partout mais pas en Europe ou aux États-Unis. Mai va changer cela ; pas immédiatement cependant, tant les principales organisations gauchistes, maoïstes ou trotskistes, se méfièrent d’abord d’un mouvement étudiant jugé petit-bourgeois et corporatiste. C’est un peu plus tard la grève ouvrière qui leva ces résistances premières en introduisant l’idée d’un nouveau cours possible de l’histoire. Même si le raz-de-marée électoral de la fin juin marquera un brutal temps d’arrêt, l’âge des insurrections victorieuses semblait soudain pour certains pouvoir revenir d’actualité.
Je cite les Cahiers de mai, une des publications les plus intéressantes de la période puisqu’elle était fondée sur des reportages en usines. On pouvait lire dans un des premiers numéros : «Une époque prodigieuse s’annonce en France. Pour la première fois, nous savons aujourd’hui qu’une révolution socialiste dans un pays à un haut niveau industriel, c’est-à-dire dans les conditions mêmes espérées par Marx, se prépare enfin. Une révolution qui transformera donc le visage du socialisme dans le monde». Du côté de la jeunesse communiste révolutionnaire d’Alain Krivine, l’ouvrage qui fera le bilan des événements, dû notamment à sa plume et à celle d’Henri Weber, portera pour titre Mai 68, une répétition générale. Connaissant sur le bout des doigts l’histoire de la révolution russe, les militants trotskistes avaient ainsi vu dans Mai l’équivalent des grèves et des soulèvements russes de 1905 qui avaient précédé la révolution d’octobre 17. Le ton est encore plus radical du côté maoïste : en publiant une analyse-manifeste des événements, qui avait pour titre simplement Vers la guerre civile, Alain Geismar et Serge July avaient abruptement estimé que «l’horizon 1970 ou 1972 de la France c’est la révolution». «Aujourd’hui, avaient-il poursuivi, le point de non-retour est atteint. La bourgeoisie est prise au piège de l’affrontement, car Mai se prolétarise et prend une identité révolutionnaire. Cela mène inéluctablement à l’affrontement direct physique avec le mouvement révolutionnaire de mars. Mais en France, c’est le début d’une lutte de classes prolongée, voici venus les premiers jours de la guerre populaire contre les expropriateurs, les premiers jours de la guerre civile».
Ces crédos révolutionnaires reposaient, quelle que soit leur obédience, sur la vision marxiste traditionnelle du dépassement du capitalisme, liée à une théorie de l’effondrement inévitable de ce dernier du fait des contradictions qui le minaient. Cette appréhension du capitalisme ne pouvait plus être soutenue dans les années 1960 : le capitalisme avait en effet fait la preuve d’une indéniable capacité à surmonter ses contradictions, et on commençait d’ailleurs dans ces années 60 à parler de «néo-capitalisme». Et l’avènement documenté d’une «nouvelle classe ouvrière» – l’expression est de la période – tendait parallèlement à invalider la version marxiste première, une révolution greffée sur une paupérisation absolue, puisque cette nouvelle classe ouvrière, que définissaient des sociologues de l’époque comme Serges Malais, Alain Touraine ou Jean-Daniel Reynaud, était justement caractérisée par une population de techniciens ou d’ouvriers hautement qualifiés. Ce dépassement de la vision marxiste était d’autant plus fort que la pertinence du modèle collectiviste classique commençait à être fortement discuté – je rappelle que c’est à cette période qu’en Hongrie on voit apparaître l’expression de «socialisme de marché», et qu’en URSS même il y a de nouveaux débats sur la planification d’un point de vue théorique. Ces éléments n’excluaient certes pas la perspective et l’éventuelle nécessité de changements économiques, sociaux ou politiques radicaux, mais le terme même de «révolution» ne pouvait plus avoir son sens précédent. D’où la nécessité d’une autre analyse économique et politique pour refonder la perspective originelle et guider l’action révolutionnaire au-delà même de l’exaltation d’un volontarisme léniniste.
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Comment, c’est ce à quoi s’emploieront les maoïstes de manière particulièrement explicite. Ils considéreront que le problème de l’heure n’était plus seulement l’exploitation du prolétariat mais celui d’un accroissement spectaculaire de la répression et d’une marche vers un nouveau fascisme. Un numéro spécial des Temps modernes en mai 1972 sera consacré à ce thème de la fascisation de la France – et André Glucksmann, celui qui fera ce numéro, appellera à reconnaître comme essentiel dans l’analyse la fascisation du régime bourgeois en France. La perspective révolutionnaire s’est ainsi liée au maniement d’une rhétorique chez eux héritée de la résistance à l’occupant nazi. La cause du peuple, qui avait succédé en 1970 à la gauche prolétarienne, inscrira ainsi son action dans le mot d’ordre de la «nouvelle résistance populaire». Les maoïstes français n’étaient pas en Europe les seuls à faire cette analyse : en Italie, les Brigades rouges et d’autres mouvements développeront aussi la thèse d’un fascisme qui vient, dans un contexte il est vrai différent puisque des mouvements d’extrême-droite joueront la carte du désordre en perpétrant des attentats, dans l’espoir de faire advenir un régime policier. Mais en Allemagne aussi, on verra ce thème absolument central dans la faction Armée rouge, outre le fait d’un nombre non négligeable de ces militants avait eu des parents nazis. Mais le propre de l’Italie ou de l’Allemagne, c’est que les actions terroristes s’étendront sur toutes les années 70 et le tournant des années 1980, alors que la nouvelle résistance populaire française elle ne basculera pas dans le terrorisme et annoncera sa dissolution en 1973.
Cinquante ans après Mai 68 : quelle mémoire du Mai ouvrier ?
Il faut se rendre compte qu’une grande partie de la littérature consacrée à Mai 68 a été une littérature consacrée à des aspects très limités de 1968. Et a été en partie, pour cette période, ce que l’attention privilégiée aux grands personnages avait été à l’histoire tout court. L’ouvrage le plus emblématique dans cet ordre a été la somme d’Hervé Hamon et de Patrick Rotman, Génération. On voit dans cet ouvrage défiler des grandes figures du maoïsme et du trotskisme de l’époque, devenues pour la plupart, au moment où le livre est publié, des barons de l’intelligentsia du journalisme ou de la politique. Plus largement d’ailleurs, c’est le Mai 1968 des usines et des bureaux, la plus longue grève depuis le Front populaire, qui n’était que marginalement raconté. Le Mai 68 qui a marqué en profondeur le pays a ainsi été largement enseveli sous un récit enchanté et globalement marginal au regard d’une histoire considérée dans la longue durée. J’y étais davantage sensible, car si mon Mai 68 comme pour beaucoup était un Mai 68 à la base fait à écouter, discuter, échafauder des plans d’avenir du matin au soir, à lire aussi à marche forcée, ce Mai 68 a été aussi pour moi le moment d’une bifurcation, car c’est à ce moment-là que j’ai pris contact avec la CGT puis la CFDT, et décidai de ne pas rentrer en entreprise. Donc dès ma dernière année d’étude, je travaillais à la CFDT et j’ai pris la connaissance d’un autre Mai 68, d’un Mai 68 qui était celui d’un changement de la condition ouvrière avec les mises en place du SMIC, avec le grand processus de mensualisation – avant dans les entreprises il y avait une barrière extraordinaire entre les horaires et les mensualisés. Le fait que tout le monde devienne mensualisé est une petite révolution psychologique et pratique de la condition ouvrière très importante, c’était aussi la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise. Donc, de cet observatoire décalé du monde étudiant, on voyait aussi les effets en profondeur qu’avaient produits les thèmes de la demande d’autonomie ou de la critique de la hiérarchie dans les différents domaines de l’existence.
Cette vision avait été précipitée pour moi par le fait que nous étions tenus en première année à HEC à faire un stage qui s’appelait un «stage ouvrier» : l’idée était que ceux qui étaient destinés à devenir les dirigeants d’un pays devaient avoir l’expérience de ce qu’il se passait en bas de l’échelle pour exercer plus efficacement leurs responsabilités. Beaucoup d’élèves essayaient de dénicher des stages peu contraignants dans des bureaux ou des lieux de vente, et je voulais au contraire faire une expérience différente. Lorsque j’étais un des responsables de l’Union des grandes écoles (UNEF pour les grandes écoles), j’avais lu Militant chez Renault de Daniel Motté, et j’avais donc été frappé à la porte de Renault qui m’avait engagé pendant deux mois sur une chaîne de montage des 4L, à un poste de sellerie. Et le fait d’entrer dans cette forteresse ouvrière et de voir le type de revendications, le type de remarques, la présence de travailleurs immigrés, l’île Seguin où étaient rassemblées ces différentes chaînes de montage, c’était une espèce de gigantesque château fort dont les murs plongeaient droit dans la Seine, sur trois étages d’ateliers et de chaînes.
J’étais de l’équipe du matin, c’est-à-dire de 6h à 16h (les journées de travail étaient de 9h30), je n’avais pas beaucoup d’énergie pour sortir le soir, mais un soir j’étais allé avec des amis voir La Chinoise de Godard, qui venait de sortir et dont tout le monde parlait comme un film absolument extraordinaire. Et je me trouvais soudain transplanté dans un monde du discours qui me semblait totalement déconnecté de la réalité. Et c’est de ces jours que j’ai su que je ne suivrais pas la voie de mes condisciples, et que je chercherais à me rendre utile autrement dans la vie. Et c’est donc comme cela que j’ai commencé à travailler à la CFDT, et que je suis devenu dès 1969 secrétaire confédéral de cette organisation. C’est donc bien loin du monde étudiant que j’ai vécu l’après-68, et que j’ai pris conscience que 68 n’avait pas simplement changé des existences de personnes de mon milieu, mais avait changé en profondeur la société française. La CFDT à l’époque prenait sa part directe à tous ces mouvements de modernisation de la société. Par exemple, elle avait été une des premières formations qui avaient mis en place le MLAC (mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception). C’est aussi à ce moment-là que se sont développées les associations de défense du cadre de vie, je dirais le préliminaire des mouvements écologistes, et qui tous se rapprochaient de la CFDT qui était apparue en 1968 comme un mouvement particulièrement ouvert et dynamique. Et donc on voyait et un sociologue comme Alain Touraine en parler comme un «opérateur politique» des nouveaux mouvements sociaux, avec à cette époque des nouveaux types de conflits, sur les conditions de travail qui mobilisaient des O.S., des femmes et des travailleurs immigrés, alors que c’était auparavant surtout dans le milieu masculin et français des ouvriers professionnels que les syndicats étaient employés.
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Dans ce mouvement qui s’est étendu sur pratiquement toutes les années 1970, c’est en 1973 le conflit Lip qui fera date, mais ce conflit Lip ne sera pas seul : il y aura énormément de conflits novateurs de ce type-là. Et c’est dans la poursuite, si je puis dire, de ces mouvements que peu à peu ont commencé à germer, à apparaître les idées qui allaient constituer le capital de ce qu’a apporté la deuxième gauche. Je crois que ce qu’il s’est passé à ce moment-là est donc bien loin des relectures que l’on fait aujourd’hui de 1968 ; on a l’impression aujourd’hui chez certains que 1968 était simplement un temps de l’hédonisme, un temps du libertaire complètement échevelé – la réalité qu’il faut voir, ce n’est pas ces quelques minorités qui ont été effectivement fortement médiatisées dans les journaux, mais ces forces en profondeur qui ont mobilisé et qui ont transformé la société. Et c’est de ces forces en profondeur qu’ont émergé l’ensemble des idées et des réflexions qui ont fait des années 70 le moment d’une sorte de laboratoire intellectuel et politique fondamental.
Cours introduit et présenté par Marion Soller
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Pierre Rosanvallon est un historien et sociologue français né en 1948. Directeur d'études à l'EHESS, il est aussi professeur au Collège de France, où il occupe depuis 2001 la chaire d'histoire moderne et contemporaine du politique. Aux éditions du Seuil, il a publié dernièrement La Société des égaux (2011) ; Le Parlement des invisibles (2014) ; Le Bon gouvernement (2015).
Commentaires
Nizan, Sartre, les trotskistes, les maoïstes ? Certes ! Mais peut-on réduire la vie intellectuelle et politique de cette période à tous ces avatars du marxisme ? A l’époque, Raymond Aron a depuis longtemps, dans L’opium des intellectuels, dénoncé l’aveuglement d’une partie de notre intelligentsia à l’égard des régimes communistes. Aux thuriféraires du Petit livre rouge, Simon Leys a répondu par Les habits neufs du Président Mao, qui ouvre les yeux de ceux qui veulent s’en donner la peine sur l’horreur de la Révolution culturelle en Chine. Quant à Jean-François Revel , son Ni Marx ni Jésus et ses éditos de L’Express, font également – et avec quel brio ! – oeuvre de décervelage. Peut-être, cher iPhilo , pourriez-vous nous proposer des textes de ces auteurs , tout aussi représentatifs de la vie intellectuelle en France, non ?
par Philippe Le Corroller - le 6 juin, 2018
Un récit de « Mai 68 » encore centré sur la révolte estudiantine « Parisienne ». La conclusion de Mr Rosenvalon sur lui-même décillé au contact de certaines réalités « prolétariennes » vient en contrepoint de la citation de tous ces brillants intellectuels et penseurs qui n’avaient d’échos qu’auprès d’une frange de futurs aspirants aux pouvoirs, futurs « bourgeois » replets. Le résultat tangible espéré et conquis d’un changement de vie fut l’oeuvre du mouvement ouvrier, combat contre les classifications ouvrières, contre les conditions de travail, contre les hiérarchies de « petits chefs », combat pour des niveaux de vie décents, combat pour un accès aux loisirs. A d’autre niveaux ce fut un nouveau « 1936 ». Qu’en reste-t-il ? Rien.
par Abate Gérard - le 6 juin, 2018
N’a-t-on pas l’impression en surfant sur ces « événements », ces publications…d’une écume à la surface d’un monde opaque ? Non pas que ces cris et cette fureur de « vivre » ne soient pas sans rapport avec le monde qui court … cris d’impuissance, efforts pour « comprendre », brindilles emportées par un raz de marée que l’on nomme « modernité », « modernisation », « développement », « progression » ….autant de termes qui crient l’espérance alors que, paradoxalement, les faits sont au contraire, semble-t-il, celles des vies qui explosent : l’émancipation et la joie sont le revers d’un visage tordu par la peur, face à ce qu’il ne comprend pas, à ce dont il s’éloigne et qu’il ne comprendra donc jamais.
Chacun se réjouit des possibilités que le droit positif ouvre et ne voit pas que cette ouverture est une tentation qui le maintient fermé à ce qu’il doit accomplir. En enfance en quelque sorte, dans une présomption et une superficialité, un dérisoire qui menace d’apparaître.
par gérard - le 7 juin, 2018
Il ne resterait rien de 68 , simple marchepied pour les bobos aujourd’hui aux postes-clés du monde politico-médiatique ? Je n’en suis pas sûr, Mr Abate. Sur un point je partage l’analyse de Pierre Rosanvallon : c’est bien à cette époque que la CFDT prit toute sa mesure, alors que le monde syndical était plombé par le poids d’une CGT adossée au Parti Communiste. La CFDT fit la démonstration qu’une organisation défendant le monde du travail pouvait être réformiste sans se renier. Elle qu’elle avait d’autant plus de crédit qu’elle ne confondait pas syndicalisme et politique. Si j’en juge par sa progression aujourd’hui , alors que la CGT recule, elle a fait le bon choix, non ?
par Philippe Le Corroller - le 7 juin, 2018
Quelques détails relevés dans cet exposé :
Sur l’évolution du signifié du mot « révolution » :
–« la contestation surgissant d’abord de l’abondance, et pas de la misère, comme précédemment ». Il n’est pas sûr du tout que de tous temps, la contestation ne soit pas sortie de l’abondance, ou plutôt, d’un certain confort. Des personnes qui sont dans la misère ont d’autres chats à fouetter que de faire la révolution. La plupart du temps, ils n’ont pas assez de désir, et d’énergie, pour faire la révolution.
— je relève la répétition de ce schéma qui traverse la civilisation occidentale, du projet forcément « révolutionnaire » d’émanciper de l’esclavage, avec un esclavage réduit à l’idée de pauvres bougres portant des chaînes. C’est une image idéologique puissante, mobilisatrice. Une vraie carte postale…ou pire.
Sur la révolution à opérer dans la vie quotidienne… ici, comme ailleurs, il me semble souhaitable de s’interroger sur les lieux où faire des choses, ainsi que des acteurs pour les faire.
Il est regrettable que la grosse machine industrielle (que je ne confondrai pas avec le capitalisme, tout de même) agisse pour araser des lieux différenciés, pour araser même la perception possible de lieux différenciés pour agir, en nivelant l’action humaine à une présence scénique sur Un Seul Lieu, symbolisé par le mot « politique ». En arasant les lieux, les acteurs eux-mêmes sont arasés, et réduits en figures de carton pâte, caricatures de l’Homme, sans… perspective et sans profondeur.
Voilà longtemps que je me fais la réflexion que le mot « consommer » fait la promotion d’une oralité débridée, et sans limite, donc, infantile, et forcément infantilisante. Il est à noter que dans la consommation par la bouche, ce qui est consommé est radicalement transformé… CONSUME, en quelque sorte, et en sort méconnaissable, accompagné par un déchet…
Il me semble que chaque civilisation ne vit que dans la mesure où elle arrive à circonscrire, et à séparer, ce qui est à consommer, et ce qui ne l’est pas. En sachant que, paradoxalement, on consomme, et on consume bien « mieux » par l’amour que par la haine. Terrible, invraisemblable, mais vrai, malheureusement…
…
Je ne parviens pas à décider, là, mais s’agit-il de l’entreprise « Renault » ? Et « Lipp », cela ne s’écrit-il pas avec deux « p » ? Ces deux mots, ne sont-ils pas des noms propres, d’une entreprise née sous un capitalisme… paternaliste (aucune critique de ma part ici) ? Je peux me tromper… et toutes mes excuses si je me trompe.
(J’admire cet homme qui a eu le courage de sortir de son milieu d’origine ? pour rencontrer des gens d’ailleurs… en France. Il me semble que nos pays souffrent surtout d’une absence navrante de mixité sociale de nous, en tant que corps charnels…due, sans aucun doute, à l’absence de lieux nous permettant de pratiquer cette mixité sociale. Sans doute cette expérience, l’a-t-elle enrichi, et lui a-t-elle donné une profondeur de pensée et d’empathie.)
Merci d’avance à la personne qui répondra à ma question sur l’orthographe…
par Debra - le 7 juin, 2018
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