Thomas Hobbes, philosophe de l’égalité des sexes ?
ANALYSE : Pour le philosophe contractualiste, la subordination des femmes aux hommes serait le fruit de conventions, par définition arbitraires, plutôt que de caractéristiques innées attribuant le rôle de maître à l’homme et de sujet à la femme, rappelle Laetitia Ramelet. Le père du Léviathan prévoit en revanche que « le contrat social se passe entre pères de famille ».
Laetitia Ramelet est doctorante en Philosophie politique à l’Université de Lausanne. Elle travaille notamment sur la pensée des philosophes Hobbes, Grotius et Pufendorf.
Hobbes (1588-1679) compte parmi les rares penseurs de son temps à reconnaître l’égalité des sexes. Le mérite de son argument, atypique à plusieurs égards, est d’insister sur le caractère arbitraire de la domination d’un sexe sur l’autre. En revanche, il a pour défaut de n’émettre aucune critique des structures de domination masculine du XVIIe siècle [1]. À noter que l’auteur du Léviathan, né sous le règne d’Élisabeth 1ère (1533-1603), considère évident qu’une femme peut gouverner un pays.
Lire aussi : Qu’est-ce qui nous lie moralement aux autres ? (Laetitia Ramelet)
De manière générale, Hobbes ne considère pas l’égalité comme une valeur morale, mais plutôt comme un fait de nature empirique. Selon lui, tous les êtres humains sont naturellement égaux, c’est-à-dire dotés (à peu près) de la même intelligence et force à la naissance. L’égalité signifie qu’en principe, chacun dispose des moyens pour soumettre ou même tuer l’autre, par la force ou par la ruse. C’est l’une des thèses qui valent à son auteur la réputation d’un cynisme accru, mais qui ont fait du consentement un concept central de la philosophie politique moderne : seule la volonté d’une personne pourrait légitimer sa soumission à autrui.
Or, sous cet angle, Hobbes n’observe pas d’avantage naturel qui rende les hommes plus puissants que les femmes en raison de facteurs inhérents à leurs différences biologiques. En d’autres termes, homme ou femme, tout le monde peut se procurer les armes nécessaires à la conquête d’un ennemi, ou s’allier à d’autres dans ce but – ce que nous devrions sérieusement envisager dans le fameux état de nature, une situation d’anarchie qui selon Hobbes, ne peut que tourner à la guerre de tous contre tous.
D’un argument progressiste…
C’est en considérant l’autorité parentale que Hobbes formule son argument sur l’égalité des sexes. Selon Hobbes, toute autorité est indivisible, car son partage implique un risque de conflit qui en contredit le but même : assurer la sécurité des personnes sous autorité. Contre la position la plus répandue à l’époque, ce n’est pas le père de l’enfant qui, en raison d’une supposée supériorité naturelle, obtient l’autorité parentale : «La raison dit en effet le contraire, puisque l’inégalité des forces naturelles est trop légère pour que l’on puisse obtenir le pouvoir sur la femme sans guerre» [2]. Théoriquement, cela serait la mère, en principe la toute première personne apte à prendre soin de l’enfant à sa naissance… ou à l’abandonner. (Ceci dit, la source de l’autorité parentale est au final le bien de l’enfant : le droit d’être obéi par l’enfant revient à la personne qui le protège.)
Un attrait majeur de cet argument est de nous libérer de divers préjugés sur ce que signifie par défaut être une femme ou un homme. Hobbes ne voit pas d’intérêt à catégoriser le genre humain en deux groupes d’essences différentes, et homogènes à l’interne, du moins pas au moment de déterminer des hiérarchies. En revanche, il s’agit d’un argument de la force, qui ignore la perspective des plus vulnérables, et qui nous interroge quant aux limites d’une conception de l’égalité en termes de pouvoir.
… à la réaffirmation du status quo
Si ces assertions théoriques sont nettement en avance sur leur époque, le bilan est bien différent dans d’autres passages concernant le contrat social (un contrat entre individus établissant l’autorité de l’État pour que règne la paix). Hobbes écrit que ce contrat se conclut entre pères de famille. C’est à ce moment que l’ancrage de la théorie politique de Hobbes dans les coutumes européennes du XVIIe siècle redevient visible : «en tous les États (qui, comme on le sait, ont été établis par les pères et non par les mères de famille) le pouvoir domestique appartient à l’homme [3].» Epouse et enfants se trouvent donc sous le joug du chef du ménage.
Qu’est-il arrivé à ces femmes libres, combatives et égales aux hommes pour qu’elles n’apparaissent plus dans le contrat social ? En termes hobbesiens, la conjecture la plus plausible est sans doute celle de Carole Pateman. Durant leur grossesse, les femmes deviendraient plus faibles que les hommes, et devraient ensuite défendre leur enfant. Ce désavantage faciliterait la conquête des jeunes mères par les hommes : elles ne pourraient que préférer se soumettre à mourir.
Reste la question de savoir pourquoi toutes les femmes consentiraient à un contrat de mariage inégal ? Ce trou dans la théorie de Hobbes est bien familier des revendications égalitaires. Bien souvent, une adhésion théorique à l’égalité des sexes n’empêche nullement le déni de ses implications pratiques. Un décalage qui passe d’ailleurs particulièrement inaperçu lorsqu’il s’agit de cette thématique, comme c’est le cas chez Hobbes.
Du caractère conventionnel des inégalités
En conclusion, relevons tout de même la belle contribution de Hobbes : la subordination des femmes aux hommes serait uniquement le résultat de conventions, arbitraires par définition, plutôt que de caractéristiques innées qui attribueraient tout naturellement le rôle de maître à l’homme et de sujet à la femme.
Cet apport théorique nous donne de lui-même la réponse à l’un des problèmes que nous pose notre héritage philosophique : que faire des nombreux présupposés et propos sexistes dont regorgent les grandes oeuvres classiques ? Selon Hobbes, la sujétion des femmes était dûe à des lois matrimoniales issues de décisions politiques. Dans cette logique, il devrait suffire de remplacer la volonté de maintenir des dispositions préjudiciables aux femmes par la volonté d’établir des structures favorables aux femmes comme aux hommes.
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[1]Cet article s’appuie sur les lectures féministes de Hobbes, lancées par Carole Pateman, « ‘God Hath Ordained to Man a Helper’: Hobbes, Patriarchy and Conjugal Right », British Journal of Political Science1989; voir la collection d’essais éditée par Nancy Hirschmann et Joanne Wright, Feminist interpretations of Thomas Hobbes, The Pennsylvania State University Press 2012.
[2]Hobbes, Du citoyen, traduction par Philippe Crignon, Flammarion 2010.
[3]Ibid., 9,6.
Laetitia Ramelet est doctorante en Philosophie politique à l’Université de Lausanne. Elle travaille notamment sur la pensée des philosophes Hobbes, Grotius et Pufendorf.
Commentaires
Hobbes, Descartes ….le même rêve : le savoir.
L’animal-machine chez Descartes et ce qu’en ont déduit les « libéraux », les bons « bourgeois jusqu’à nos jours afin de « produire de la viande » au moindre coût et afin de faire du « pognon » le plus vite possible : la loi d’airain du monde moderne.
Hobbes construit un État-machine sur le modèle d’un corps-machine. Tous les rouages sont égaux : un rouage est un rouage. Seul compte l’horloge. Femme, homme, jeune, vieux, blanc, noir ….tous sont « égaux » face à la mort, face à l’État, face à la Toute-puissance du « dieu mortel ».
Les féministes veulent se libérer des cultures existantes et cherchent l’égalité. Être ni plus ni moins qu’un homme. C’est leur envie. Elles se servent de tout ce qui peut abattre les cultures et Hobbes, son Leviathan, est un allié merveilleux : faire table rase.
Pourquoi ? Est-ce le sujet d’une thèse ?
par Gérard - le 14 septembre, 2018
C’est dommage de voir Mme Ramelet… se soumettre avec autant d’obéissance à une pensée qui réduit l’altérité homme/femme à une opposition.. antagoniste, et rien de plus.
Pour les théories de la domination, qui sont d’après moi, le nerf de la guerre du fascisme, il est intéressant de regarder le noeud… « domus », « dominus », etc.
Alain Rey, dans son Dictionnaire historique de la langue française hésite à rapprocher le « dom » de « domus » ou de… « domestique » au « dom » de « dominer », mais… si la racine n’est pas la même, et bien, l’homonymie suffit pour lier les mots dans nos têtes par simple association, et le principe selon lequel la similitude des signifiants tend à rapprocher les signifiés.
Ainsi, quand on se met à rêver devant « le maître de maison », ou.. le Seigneur, on est pris de vertige.
Moi, en tout cas…
par Debra - le 15 septembre, 2018
Bonjour,
»L’égalité des sexes » sémantiquement serait,un non-sens,un qui pro quo, un lapsus,un oxymore non opposable,l’incarnation, à l’instar d’autres, de deux natures dissemblables; à l’image du règne du vivant planétaire en compétition émulative.
Il n’y aurait pas lieu,en présence d’un hypothétique « père tout puissant »,de maintenir une quelconque hiérarchie intelligible,entre les deux ou troisième genres:mâle femelle,femelle mâle,masculin féminin,féminin masculin,féminin féminin,masculin masculin.
A chacun d’assumer ou de ne pas assumer ce avec quoi il est constitué!
La femme et l’homme sont deux entités distinctes et libres.
Donc,à la portée d’aucun point d’égalité et d’inégalité.
Statu quo.
par philo'ofser - le 16 septembre, 2018
« La femme est l’homme sont deux entités distinctes et libres ». Cela va pour manifeste pour résumer la différence, mais qu’en est-il de l’homme et de la femme… semblables ? Le plus difficile étant d’articuler l’axe de la différence avec l’axe du semblable.
L’observation à l’oeil nu permet de constater… du semblable, mais ce qui est visible résume-t-il le semblable (et le dissemblable…) ?
On peut se demander si le but non avoué de l’idéal d’égalité n’est pas plutôt la non relation. Tous égaux, tous différents, et sans relation les uns avec les autres, car qui dit relation dit tensions, inégalités, conflits, le frotti frotta de l’existence quotidienne, qui n’est pas la paix… du cimetière.
par Debra - le 18 septembre, 2018
Bonjour,
Axe de la différence avec l’axe du semblable? Élément de langage…
Statu quo
par philo'ofser - le 15 octobre, 2018
[…] aussi : Thomas Hobbes, philosophe de l’égalité des sexes ? (Laetitia […]
par iPhilo » Le paradoxe de Zahia ou la difficulté d’être une «fille facile» - le 29 août, 2019
Bonjour. Je voudrais citer Bodin à la barre des jugements émis sur l’histoire de la domination masculine. Bodin le théoricien de la République. En invoquant le Droit Romain, il importe l’idée du pouvoir qui ne se divise pas. Le maître du foyer, de la chose privée, c’est l’homme. Le maître de l’État, de la République, c’est le Souverain mâle. Il pronostique la faillite du gouvernement par une femme. A quoi la reine d’Angleterre lui répond : « je suis l’illustration de la fausseté de votre idéologie. Monsieur Bodin, vous êtes un badin ». Sur ces mots, il s’en retourna sans jurer le moins du monde qu’on ne l’y reprendrait plus !
Hobbes va chercher chez Bodin la source « intellectuelle » de la notion de « souveraineté » permettant de concevoir la République comme une entité autonome, indépendante quant à la promulgation de ses lois propres : le souverain est maître chez lui comme le père de famille aux origines latines. Pater Familias est maître en sa demeure.
Qu’est-ce qui joue ce rôle de maîtrise de la vie, du « maintien dans l’être », ou non, chez Hobbes ? C’est le péché originel qui a introdui la mort en l’homme et la peur de mourir. Traduit dans le comportement « citoyen », la plupart vont adopter l’obéissance à l’égard du Prince, celui qui fait peur et à qui on oppose seulement « la servilité volontaire », par amour (le pouvoir est aphrodisiaque, à la maison et dans l’État, c’est une force de cohésion magnétique et mécanique) et par ambition de rester en vie malgré l’envahissement « d’acquisition ».
Ce « Prince » évoque le raisonnement de Machiavel : on ne gouverne pas avec des bons sentiments. Il faut se faire craindre. On ne sort pas de la vision classique des sciences politiques naissantes en évoquant Bodin, Machiavel,La Boétie. Mais c’est insuffisant pour comprendre la domination masculine comme l’un des principaux effets de la Renaissance européenne.
Il nous faut évoquer l’autre face de Bodin : le Bodin de la démonologie, opposant quasi enragé à Jean Wier qui médicalise les diables et leurs tromperies. La plupart des commentateurs ne prennent pas assez la mesure de son discours concernant la sorcellerie des femmes, sa crédulité idéologique à l’égard de ce qu’elles avouent : leur échappement à la sphère domestique pour rejoindre le Diable, à cheval sur l’instrument de leur statut domestique : le balai !
Une sorte de trio qui pourrait inspirer le théâtre des boulevards : le sabre, le goupillon… et le balai, ou mieux encore : le cinéma de Fellini !
A la fin du Moyen-Âge, l’Inquisition s’intéresse à ce qui fait peur à lÉglise : le risque de schisme au sein de l’Institution à la suite de réaménagements dogmatiques. Les Cathares font peur : la « séparation » (dissociation démoniaque) est une menace de mort, à quoi il faut faire face. Mais à la Renaissance, ce n’est plus l’Église qui va perquisitionner les âmes et les fréquentations démoniaques des femmes : c’est l’État selon Bodin, unification politique souveraine et absolue. La République doit être une et indivisible. Les femmes sont immédiatement soupçonnées d’entrer en résistance. Elles ambitionnent de devenir des « femmes savantes » et des femmes « (mal)-faisantes » : des empoisonneuses type Médicis dans l’entourage du Souverain. Alors les tribunaux civils prennent le relai des tribunaux religieux. Il faut être intraitable et on allume au cours des deux siècles suivants des milliers de bûchers pour inspirer la peur selon les indications de Machiavel : ainsi le Prince pourra continuer de dominer, en s’appuyant sur l’agneau mystique afin de sataniser le bouc ! Le bûcher comme instrument de domination masculine avec participation active des femmes elles-mêmes « stochkolmisées » ! Sans les dénonciations féminines la chasse aux sorcières aurait été autrement difficile. Tout régime autoritaire abusif induit le même phénomène de dénonciation sur fond de jalousie amoureuse à l’égard du pouvoir à tendance paranoïaque. Voyez l’époque de Vichy comme simple exemple d’illustration.Et je ne parle même pas de la Stasi. Après le sabre qui a succédé au goupillon, voici le balai des sorcières sur fond de tromperies nocturnes : le Bouc comme amant collectif !
La fracture du foyer conjugal conduit à ne plus produire de descendants légitimes aux maîtres et possesseurs : en cassant le mariage, les sorcières tuent les enfants du Maître du Monde ! Du foyer au bûcher… pour Bodin, la route est directe ! La domination masculine est parfaitement logique, soutenue par des complicités jalouses. Au secours Fellini : reviens !
par Le Doujet Dominique - le 27 octobre, 2019
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