Jean-Luc Marion : «Nous ne sommes pas en crise, mais en décadence»
VIDEO : Nous poursuivons notre série de vidéos philosophiques glanées sur le Web. Cette semaine, retrouvez les mots et la voix de Jean-Luc Marion, philosophe catholique et académicien. Le professeur de l’Université de Chicago déclarait en 2014 que nous n’étions pas en crise – car une crise ne dure pas – mais en décadence. Mais de quelle décadence s’agit-il ? Le phénoménologue de dénoncer trois concepts clé de la philosophie : valeur, croissance, nihilisme.
Né en 1946, membre de l’Académie française, le philosophe Jean-Luc Marion appartient à la tradition de la phénoménologie française. Professeur à l’Université de Chicago, où il a succédé à Paul Ricoeur, il a longtemps enseigné à Poitiers, à Nanterre, à la Sorbonne et à La Catho. De confession catholique, il a été nommé au Conseil pontifical pour la culture par le pape Benoît XVI. Il a notamment publié Dieu sans l’être (Fayard, 1982, PUF, 2010) ; Au lieu de soi, l’approche de saint Augustin (PUF, 2008) ; Reprise du donné (PUF, juin 2016) et Brève apologie pour un moment catholique (Grasset, mai 2017).
Voici une retranscription des huit premières minutes de cet exposé prononcé en septembre 2014 sur la chaîne KTO en partenariat avec l’Académie catholique de France.
«Il y a un discours de la crise qui présuppose que la crise dure dans le temps et qu’elle s’étend universellement dans l’espace. Or ces deux injonctions ne correspondent pas à la réalité et même se contredisent l’une l’autre.
Depuis 1974, me semble-t-il, nous parlons de crise. Nous nous demandons : que se passera-t-il quand le litre d’essence dépassera un euro ? Rien. Que se passera-t-il quand le chômage dépassera la barre du million ou des deux millions ou des trois millions ? Rien. Que se passera-t-il lorsque la crise des subprimes ou la crise de la bulle financière éclateront ? D’une certaine façon, rien. Rien d’autre que ce qui se passait avant. Depuis 30 ans, 40 ans, nous sommes dans la crise. Nous n’en voyons pas le bout. Comme disait le président Mitterrand, contre le chômage, on a tout essayé, rien n’est réussi. Comme disent les responsables politiques, finalement, je n’y peux rien. Et comme disait le président Queuille, remis à la mode par le président récent, il n’y a aucun problème que l’absence de solution finisse par faire disparaître.
C’est la décadence qui dure
C’est-à-dire que la crise dure. Or, le concept de crise – la krisis des Grecs – vient contredire cette possibilité que la crise dure. Krinein, c’est décider, c’est choisir, c’est introduire la césure, c’est que ça casse. Au contraire, nous ne sommes pas en crise puisque, d’après le discours universel répandu par toutes les élites supposées, la crise dure. Elle devient un état permanent. Il faut donc dire que nous ne sommes pas en crise, que nous sommes justement dans un tel état de longue indécision, de longs non-choix, dans la continuité plate d’une absence de crise, comme on parle d’encéphalogramme plat. Nous n’avons aucune crise parce que nous n’avons aucune prise sur la réalité de quelque pouvoir que ce soit. Nous sommes incapables de décider, incapables de choisir.
Nous ne sommes pas en crise ; nous sommes en décadence. C’est la décadence qui dure. Précisément parce qu’aucune crise ne vient la briser, la faire se diriger, se rediriger. La décadence n’est pas en crise, elle dérive, elle suit son cours au fil de l’eau, comme une épave flottante immergée jusqu’à plat-bord, mais pas encore submergée – on pourrait presque le regretter. La décadence nous fait dériver, le nihilisme nous réduit à ne rien pouvoir.
C’est parce que l’homme fixe des valeurs qu’il détruit les choses
Qu’est-ce que le nihilisme ? Si nous sommes incapables de décider, c’est parce que nous sommes confrontés, non pas aux choses, mais à des valeurs. Que n’entend-on souvent le terme de valeur ? Les gens se battent pour des valeurs, veulent que leurs valeurs triomphent. Mais qu’est-ce qu’une valeur ? Une valeur, par définition, est ce qui se dévalorise. Elle se dévalorise par le simple fait qu’elle apparaît comme une valeur. Car la valeur suppose toujours une évaluation, une valorisation comme on dit en bourse. C’est-à-dire que la valeur n’a pas de valeur en soi. La valeur est toujours par un autre. Elle est une chose aliénée en un objet comme l’objet est un objet aliéné dans sa valeur. La valeur sombre sous le coup du nihilisme, non pas du tout parce qu’on la dévalue, parce qu’on la sous-évalue, mais bien plus profondément parce qu’on l’évalue, ne serait-ce qu’à sa juste valeur.
Mais la juste valeur d’une valeur ne repose pas sur la chose elle-même. Elle suppose la chose déjà soumise à un évaluateur. Et l’évaluateur par excellence, le maître de la valorisation, c’est l’homme. C’est précisément parce que l’homme fixe des valeurs – ses valeurs, comme il dit stupidement, fièrement – que l’homme détruit les choses. Il les consomme au moment même où il les établit. L’homme n’a lui-même d’ailleurs aucune valeur, étant la source unique des valeurs. D’où la rationalité, après tout, de cette contradiction de l’homme nihiliste. D’une part, rien n’échappe à son entreprise de valorisation – c’est-à-dire de nihilisme. Par là même, lui même ne peut pas s’établir autrement que comme un évaluateur qui, en tant que tel, source de toute valeur, n’en est pas une et, donc, ne vaut rien.
Les choses sont dissoutes dans la croissance
Il n’y a pas de crise en temps de nihilisme. Il y a l’éternel recommencement de la décadence par la valeur. L’éternel retour du semblable. La décadence dans la croissance ? Mais bien sûr ! Car la croissance – la croissance qu’on appelle de ses vœux pour sortir de la crise, comme on dit sans penser à ce qu’on dit – la croissance n’est finalement la croissance de rien. Il s’agit de faire de la croissance, avec tout, avec n’importe quoi. En transformant n’importe quoi en quoi ? En valeur ajoutée. C’est-à-dire que les choses sont en quelque manière dissoutes dans la croissance, indifférente et neutralisante. Il faut faire de la croissance avec n’importe quoi. C’est d’ailleurs pourquoi la Commission de Bruxelles demande d’intégrer maintenait dans le calcul du PIB toutes les économies parallèles, c’est-à-dire en clair, l’économie de la drogue et l’économie de la prostitution. La valeur n’a pas d’odeur et on en fait avec n’importe quoi. L’accroissement justifie tout. Voilà la définition du nihilisme. Voilà la définition de la décadence. Et c’est justement parce que nous ne sommes pas en crise que nous sommes en décadence.
Il reste à savoir qui pourrait sortir de la crise ou plutôt qui pourrait sortir de la non-crise qui provient de l’absence de décision. Il faudrait rompre avec la croissance, avec la décadence de la croissance. Il faudrait rompre avec la volonté de puissance qui ne cherche qu’à s’affirmer elle-même. Il faudrait choisir autre chose que la propre croissance de ma volonté d’évaluation. Il faudrait ne pas vouloir simplement la croissance de soi-même, par soi-même, pour soi-même, qui est précisément la définition de la décadence. Il faudrait pour cela vouloir une autre volonté que la sienne propre (…) Entrons dans la crise pour sortir de la décadence.»
La vidéo dure quelques minutes de plus. Le philosophe catholique estime que Jésus est celui qui, dans l’histoire des sociétés humaines, a été capable de vouloir une autre volonté que la sienne propre. «Je ne cherche pas ma volonté à moi, mais la volonté de celui qui m’a envoyé» (Jean, 5-30), rappelle Jean-Luc Marion. D’où la nécessité pour le chrétien d’imiter le Christ pour entrer dans la crise et sortir de la décadence.
Retrouvez notre série «Vidéo»
Nous vous proposerons chaque mois des vidéos de philosophes glanées sur le web. Car si l’on connaît leurs noms, parfois leurs pensées, souvent nous manque-t-il leur voix. Retrouvez ainsi le ton et le souffle des philosophes dans leurs propres mots.
• Roland Barthes : le plaisir du texte
• Gilles Deleuze : « L’information, c’est la société de contrôle »
• Albert Camus dans les pas de Dostoïevski : le nihilisme des idéologies généreuses
• Jean Baudrillard : «Notre système est hanté par le mur de l’échange impossible»
• Désir mimétique, bouc émissaire, christianisme : les trois temps de René Girard
• Marcel Gauchet : le fait libéral, inversion entre pouvoir et société
Né en 1946, élu membre de l’Académie française en 2008, Jean-Luc Marion est un philosophe français, représentant de la phénoménologie française. Professeur à l’Université de Chicago, où il a succédé à Paul Ricoeur, il a longtemps enseigné à Poitiers, à Nanterre, à la Sorbonne et à l’Institut Catholique de Paris. De confession catholique, il a été nommé membre du Conseil pontifical pour la culture par le pape Benoît XVI en 2011. Il a notamment publié Dieu sans l’être (Fayard, 1982, PUF, 2010) ; Au lieu de soi, l’approche de saint Augustin (PUF, 2008) ; Reprise du donné (PUF, juin 2016) et Brève apologie pour un moment catholique (Grasset, mai 2017).
Commentaires
Toute conquise que je suis par l’idée de décadence, je ne suis pas certaine qu’on puisse parler d’absence de décision…
Il me semble que.. l’appel fervent à la création d’un homme « nouveau » est une tentative de rupture… avec la décadence, en ressuscitant le mot « nouveau » pour faire… crise dans la décadence, qui est fondamentalement une décadence dans la foi, et dans le pouvoir de la transcendance, que l’Eglise Catholique Romaine a rassemblé sur les décombres de l’Empire Romain, pour permettre une continuité de civilisation qui va jusque nous.
Je crois qu’il est important de noter que l’Homme « nouveau » se veut en.. REVOLTE et en rupture avec notre héritage spirituel ET notre héritage antique païen, dans la mesure où ces deux héritages présupposent l’Homme comme… créaTURE, et reconnaissent son pouvoir limité sur le monde. Il n’y a rien de bien.. nouveau dans cette révolte… elle est déjà évidente dans le « Dom Juan » de Molière où celui-ci l’expose magistralement. Ce qu’il faut voir, c’est combien cette révolte dépend de, et s’appuie CONTRE notre héritage chrétien (et païen, par certains côtés).
L’Homme « nouveau » pose l’hypothèse de sa capacité de contrôler/maîtriser le monde, sinon à l’heure actuelle, du moins… dans l’avenir. L’homme « nouveau » se veut (un) d(D)ieu…
A noter qu’au sein de l’héritage religieux, comme d’une pensée païenne , cette hypothèse constitue un colossal orgueil sous un angle, ou de l’hubris, selon l’autre.
Mais notre double héritage repose sur une certaine transcendance… que l’Homme « nouveau » refuse, me semble-t-il.
La décadence, c’est la lente corruption de nos idéaux dans et par l’oeuvre du temps. Elle est inévitable. La révolte, par contre, n’est pas la décadence, et il ne faut pas la confondre avec.
par Debra - le 26 mars, 2019
Bigre, voilà qui est osé et radical si je puis dire. Je ne veux pas dire par là que Jean-Luc Marion est radicalisé et qu’il devrait rejoindre un centre de déradicalisation. Radical s’entend d’abord par l’idée de remonter à la racine… En la matière, sa démonstration est tranchante (« krisein » justement !) et très convaincante. Le fond du problème, c’est que l’homme est sa propre référence, à la fois juge et prévenu, acteur et réalisateur, sujet et objet. On peut voir d’ailleurs le christianisme d’un point de vue strictement anthropologique comme une oeuvre pour sortir de ce cul-de-sac autoréférentiel pour créer une extériorité à l’homme, que l’homme a pourtant créé… C’est une autotranscendance pour reprendre un vocable hégélien. La crise contemporaine – pardon, la décadence – ne vient-elle pas du fait que ce mécanisme d’autotranscendance est en panne ?
par Mme Michu - le 26 mars, 2019
C’est une alerte de bon sens (commun) mais, concrètement, quelles sont vos 5 ou 10 propositions « politiques » pour l’avenir, pour éviter ou ne pas vivre une « crise des valeurs » et évaluer une « valeur de la krisis » ?… parce que sinon, ce n’est que de l’incantation. De l’in – can – ta – tion.
PS. Le style vestimentaire me plaît car il me rappelle ce bon François Rollin.
par Sylvain Portier - le 31 mars, 2019
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