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Michel Serres et René Girard : points de vue transcendants

1/06/2021 | par Olivier Joachim | dans Philo Contemporaine | 2 commentaires

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ANALYSE : Michel Serres est mort il y a tout juste deux ans, le 1er juin 2019. Le physicien Olivier Joachim lui rend hommage, ainsi qu’à René Girard, disparu en 2015. Les œuvres de ces deux penseurs inclassables, qui partageaient le même bureau à Stanford, résonnent l’une avec l’autre, mais un point de divergence apparaît sur la question de la transcendance, ou des transcendances.


Professeur agrégé de physique en classes préparatoires au lycée Saint-Louis à Paris, Olivier Joachim fut un proche de Michel Serres (1930-2019) et de René Girard (1923-2015), deux grands philosophes dont la pensée l’accompagne.


Une préoccupation forte de la pensée de Michel Serres a consisté à comprendre la nature profonde de la violence qui ronge l’humanité depuis ses lointaines origines. Depuis son livre Genèse, la notion de mimesis ainsi que la distinction entre le sacré et le spirituel, concepts girardiens, ont irrigué l’ensemble de sa philosophie. Alors que René Girard cite Michel Serres dans son ouvrage Des choses cachées depuis la fondation du monde, Michel Serres lui dédicace son livre Rome, une réflexion sur l’édification de l’empire romain très inspirée des thèses girardiennes.

Dieux mythiques et Dieu d’amour

Dès le début des années quatre-vingts, l’analyse de la violence chez Michel Serres résonne des échos de textes majeurs tels que La violence et le sacré, Le bouc émissaire et La voix méconnue du réel, par lesquels René Girard a creusé son sillon anthropologique. Influencés tous deux par les écrits de Simone Weil, ils appartiennent à une génération d’hommes aux corps de guerre en retour de quoi ils ont su se forger une authentique âme de paix. Il est tout à fait possible que des douceurs méridionales les aient rapprochés encore davantage puisque d’Agen et de Garonne, capricieuse, ou d’Avignon et du Rhône, impétueux, chantent les accents et les langues des provinces du Sud.

Tout en soulignant les liens de proximité entre leurs travaux, il me semble possible de distinguer une différence entre leurs visions personnelles de la notion de transcendance. Si René Girard élabore un modèle social du religieux extrêmement puissant et situe la quête transcendante sur un axe essentiellement spirituel, Michel Serres généralise cette notion à un tissu de connexions multiples à un monde qui domine le nôtre et dont les manifestations surpassent dans l’espace et dans le temps l’ensemble de nos civilisations. Dans son ultime ouvrage paru en 2019, Relire le relié, il évoque d’ailleurs très longuement la question de la transcendance ou plutôt des transcendances.

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Comme il aimait à le faire, quelques indices étymologiques pour débuter ! Si le préfixe trans- suggère le passage, le franchissement, le dépassement d’un horizon, la terminaison en -scendance évoque un mouvement, une dynamique, une trajectoire. Selon Michel Serres, transcendance désignerait ainsi le contact à un autre monde, mythique, formel, imaginaire, esthétique, symbolique situé en deçà de nos perceptions immédiates.  

Lorsqu’il n’est pas tout simplement nié, la description de cet ailleurs s’avère particulièrement délicate tant ses représentations prennent des visages différents. Si certaines philosophies se veulent en effet transcendantes, d’autres, en revanche, se disent immanentes. Des penseurs associent la transcendance à ce qui se situe par-delà notre conscience, pour d’autres elle désigne seulement «l’être au monde». Cernée de frontières absolues et infranchissables, d’aucuns prétendent que l’on ne peut que l’effleurer, alors que d’autres la repoussent et la disent menaçante.

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Dans son œuvre, René Girard a mis au jour une bifurcation essentielle, identifiant l’évènement fondateur par lequel l’ancienne transcendance, celle des religions archaïques, d’une forme primitive biaisée, a acquis sa juste verticalité. Comme les mythes nous le cachent si bien, les sociétés de l’ancien monde se sont bâties autour de l’idée faussée selon laquelle se connecter à un univers parallèle devait forcément s’associer à la mort par sacrifices. Croyant régler ainsi les crises au sein des communautés, les anciens ne se rendaient pas compte qu’ils entraient alors dans un cycle infernal. Piège si parfaitement en place, d’ailleurs, qu’aux quatre coins du monde, toutes les civilisations, ou presque, ont commis la même erreur ! Élevant leurs prières mortifères vers des dieux mythiques, les religions archaïques ne parvenaient en réalité qu’à une résolution très temporaire des troubles. Aveuglées par l’horreur de cette transcendance primaire, les sociétés d’alors ne captaient en fait que l’écho macabre de leurs propres pulsions. Donner la mort pour oublier la mort : le ressort du sacré.

Grâce à l’analyse de nombreux mythes, René Girard a su démonter ce mécanisme pour constater que les religions monothéistes, et le judaïsme notamment, en amorçaient une rectification. Lisant la Bible comme personne, il a perçu le vrai message du christianisme et la signification réelle de la Passion. Car la transition s’est effectivement opérée en ce point de l’espace et à ce moment du temps, où Jésus sur la croix a enfin dévoilé la véritable lumière de la transcendance. En acceptant de mourir, il a de fait établi la connexion verticale avec ce que l’on nomme le divin. Muant la sentence de mort en offrande de vie, il a révélé que le bouc émissaire, toujours prétendu coupable, cachait un agneau de Dieu, quant à lui toujours innocent. Ce geste inédit donnait à voir différemment le péché originel lui-même qui, d’un point de vue rétrospectif, ne désignait rien d’autre que le processus hors d’âge d’une violence récursive. Au lieu de libérer les hommes de leurs accès, celle-ci ne contribuait en réalité qu’à les y enchaîner encore davantage. Oui, par l’avènement d’une transcendance neuve, le Christ nous a littéralement déliés des péchés du monde !

Transcendance généralisée

Voici donc deux mille ans, en suivant les pas du Christ, un chemin vers l’ailleurs a été découvert, non par la dureté mais par la douceur, non par la culpabilité mais par l’innocence, non par la violence et par la haine mais par la bienveillance et par l’amour. Par une voie originale, il nous a donc guidés depuis le panthéon des dieux mythiques vers les cieux d’un dieu d’amour.

Dans Relire le relié, une structure à deux trames est proposée : la première, verticale et transcendante, et la deuxième, horizontale et immanente. Au contact de ces deux réseaux, des soudures, points chauds, qui évoquent moins des frontières absolues que de subtils entrelacs. Cet autre monde existerait bel et bien mais nous serions dilués en lui par un savant mélange que d’aucuns qualifieraient d’intrication. L’autre monde constitue d’ailleurs l’un des titres des premiers paragraphes du livre. Cependant, dès la première phrase, le pluriel s’impose :

«Partout existent des preuves que ces mondes virtuels existent. Invisibles et absentes, néanmoins inévitables, les formalités mathématiques peuvent déchiffrer toute chose. Pourquoi pouvons-nous donner du sens à des signaux qui chevauchent des ondes ? D’où émerge la confiance en nos contrats ? […] Ce monde existerait-il ici, maintenant et pour nous, humains, sans l’autre, […] ? Où se trouvent équations et algorithmes, triangles et polyèdres, langage et musique, solfège et alphabet, enfin les images ? Indiquez-moi leur place ou leur lieu.»

Cette hésitation entre le singulier et le pluriel traduit-elle la difficulté d’élaborer un cadre clair de cet hors-de-nous ? Première évidence, la transcendance désigne une virtualité dont la nature n’est pas seulement religieuse. Telle une information inouïe, elle indiquerait la communication à un au-delà d’abstractions, mathématiques, algorithmiques, physiques tout autant que juridiques ou artistiques. Mais où vivent donc ces notions ? Préexistantes, nous ne ferions que les découvrir ; inexistantes nous les inventerions. Il semble que l’auteur situe son positionnement dans le cadre de la première option :

«Or, donc, cet autre monde, abstrait, virtuel, possible, qu’importe, manifeste parfois son existence dans ce monde, en chutant soudain sur des points remarquables et brûlants qui, refroidis, demeurent si longtemps que leurs traces dépassent le temps de l’histoire. Appelons-les des points chauds […], lieux où, à tel moment, tel autre monde vient à se manifester ici ou là en celui-ci, images concrètes de contacts avec cette autre réalité, virtuelle, intelligente, spirituelle, inspiratrice. Dangereuse ?»

Les connexions à la transcendance seraient ainsi identifiées par la durée de leurs influences au cœur même des sociétés. Ainsi, la symbolique aussi bien dans l’art que dans les mathématiques dépasse-t-elle largement la longévité de toute civilisation. L’oralité et l’écriture transcendent, de même, l’ensemble des rapports humains. Une image intéressante est fournie par le verbe chuter. Ainsi, la transcendance ne se décide-t-elle pas ! Contrairement aux anciens qui en appelaient aux connexions par le biais des sacrifices, nous ne choisirions ni le lieu ni le moment de cette étrange liaison. Ainsi, la puissance sacrificielle, mesurée en nombre de morts, ne faisait-elle que détourner davantage encore l’humain du divin. A contrario, la patience, l’attente, la tranquillité conviendraient mieux pour appréhender l’autre monde. Il se peut même qu’un certain laisser-aller, ou mieux, un laisser-venir soit une posture privilégiée pour dépasser cet horizon insaisissable.

«Par un court-circuit aveuglant et fécond entre un monde virtuel et formel et le monde réel et perçu Galilée annonce la science moderne. Einstein parle de miracle à ce propos. […] Imprévisibles et inimaginables, ces deux contacts entre l’immanent et le transcendant ont-ils eux-mêmes quelques rapports ? […] Aucun savoir, même le plus rigoureux, ne peut fournir ce point fixe sauf, précisément, Jésus Christ soi-même, point ou centre où tout tend. La totalité des sciences tourne autour de ce soleil. Qu’il existe un monde autre que le nôtre, voilà l’évidence ; que l’un se révèle comme plus ancien que les autres, ne prouve en aucune raison qu’il en soit la cause.»

Tandis que Rome enseignait l’Incarnation de Jésus Christ, Galilée réussissait-il là une connexion semblable à l’univers mathématique ?  Pascal quant à lui, en génial précurseur dans sa recherche du point fixe, avait eu l’intuition que la physique mathématique ne pouvait effectivement émerger que dans le contexte de l’Incarnation. L’évènement de la Passion tient donc un double rôle. Structurant tout d’abord par son potentiel d’attraction, puisqu’il joue le rôle de centre de force autour duquel vont graviter d’autres éléments transcendants, notamment ceux désignés par les sciences. Comparé à un soleil, il détient également un pouvoir éclairant. Revenant à l’image de la trame verticale, il devient donc plus clair que le maillage principal, à la fois le plus robuste et le plus inspirant soit effectivement constitué de transcendance religieuse, élaborée elle-même à la source irradiante de l’histoire du Christ.

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Néanmoins, afin que tienne cet argument, il faut régler la question des temporalités puisque des transcendances plus anciennes préexistaient aux évènements du début de notre ère. En effet, la communication, l’écriture, l’art et l’ensemble de la symbolique, les mathématiques et les multiples formes abstraites de la géométrie, toutes ces transcendances se sont dévoilées aux hommes à des époques antérieures à l’histoire de Jésus. L’erreur à ne pas commettre ici serait d’inclure ce jeu de transcendances dans le cadre spatio-temporel qui nous héberge. Venus d’autres mondes, ces liens mystérieux plongent dans le nôtre à des moments dont la séquence s’organise par nos propres aptitudes à s’en saisir. Une chronologie apparue ici-bas ne doit donc en aucun cas impliquer de filiation déterminée dans l’au-delà :

«Les idées de nation ou de patrie, aussi formelles et sublimes l’une que l’autre, capables de relier les foules, en demandant à chaque participant de leur donner sa vie, diffèrent-elles vraiment de déesses et de dieux imaginaires et cruels déchaînant l’enthousiasme et exigeant le martyre ?»

Si, comme l’a suggéré René Girard, les religions archaïques ont promu une forme inappropriée de transcendance, il en a été de même pour ses autres composantes. Nos collectifs, ainsi fédérés autour de corps abstraits, géographiques ou politiques, en portent en fait la marque au plus profond de leur constitution : «Mourir pour le pays est un si digne sort, Qu’on briguerait en foule une si belle mort.». Terrible formule que citait souvent Michel Serres pour illustrer ce versant sacrificiel ! Voilà donc que cette lumière dont la clarté est apparue voici deux millénaires cohabite toujours avec les ombres du sacré, nichées dans chaque méandre de l’humanité, aussi moderne soit-elle ?  Tout se passe un peu comme si la dynamique régulière préchrétienne fortement inclinée au sacrifice s’était transmuée, autour du point de la Passion, en une oscillation permanente entre vérité christique et mensonge archaïque.

Relecture mythique

En somme, sonder ces points chauds, traverser l’épaisseur incompréhensible de mythes si noirs que nous nous scandalisons d’en tirer nos lumières, tenter de comprendre ce processus étrange de cristallisation, voilà l’espoir insensé de ce livre. Outre une clarification de l’ouvrage, cette citation mérite, me semble-t-il, quelques attentions. Le mouvement, ici présenté, va de l’homme vers la transcendance puisqu’il s’agit du sondage des points chauds. Le projet de Michel Serres consiste donc à rechercher, à identifier et à traverser ces points de contact pour pénétrer les autres mondes par des voies déjà inaugurées. Sa volonté, affichée ici, dénote un courage voire une certaine audace, bien rare chez les penseurs, renonçant pour la plupart à s’approcher du mystère.

Ainsi, emprunter le passage consiste-t-il à traverser l’épaisseur incompréhensible des mythes. N’est-ce pas là un geste éminemment girardien ?! En effet, c’est à la lecture originale de tels récits que René Girard a découvert les énigmes cachées par ces légendes. Masquant une réalité indicible, les mythes détournent du vrai chemin tout en proposant des formes de cosmogonies mineures sur lesquelles nos civilisations ont appuyé leurs fondations. Obscurcissant d’un épais voile les origines sanglantes de nos sociétés, les mythes, histoires avant l’Histoire, se transmettent depuis le fond des âges, si étranges et fascinants qu’il a nous été longtemps possible de vivre dans leurs sillages et de perpétuer leurs échos sans en connaître le sens. Toutefois, même les plus noirs d’entre eux n’en sont pas pour autant impénétrables. Bien au contraire, si l’on sait justement décoder les signaux faibles qu’ils contiennent, y compris des plus incompréhensibles d’entre eux, il est permis d’en exhumer les secrets enfouis. Évidemment, extraire une connaissance de récits mystérieux et manifestement faux, peut paraître choquant. Le terme scandaliser, utilisé dans la citation, n’est d’ailleurs pas étranger aux écrits bibliques ; il a été abondamment repris dans les études de René Girard.

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L’outil mythique, par les évocations successives de Midas, Gygès ou Crésus est tout d’abord utilisé par Michel Serres pour éclairer les échanges, les dons et contre-dons, et, bien sûr, la toute-puissance monétaire. Les mathématiques et les sciences en général se racontent également au travers d’histoires dont on ne saurait attester la véracité. Ainsi, Thalès au pied des pyramides aurait-il découvert, à la lumière solaire des ombres projetées, les lois de toute proportion. Non seulement la géométrie elle-même mais le logos dans son ensemble découlerait de cet évènement fondateur.

Bien plus tard, il faudra bien admettre l’existence d’un autre espace peuplé de nombres échappant au logos. Tellement étranges, ils ont été qualifiés d’irrationnels. Si Pythagore en avait eu l’intuition, se doutait-il que ces monstres mathématiques étaient en réalité infiniment plus nombreux que les autres et que, de plus, ils s’immisçaient de ce même infini dans tout intervalle rationnel ? Aux côtés de la monnaie et des mathématiques, s’est stabilisée presque concomitamment l’écriture par divers alphabets, tandis que le monothéisme s’est peu à peu déployé sur l’ensemble du monde. Les points d’impact nombreux et partout distribués ont attesté d’une époque miraculeuse où, transformant son histoire à jamais, l’humanité s’est révélée prête à recueillir les intuitions de transcendances plurielles. Identifiant ainsi quatre trames de la reliure verticale, revient à nouveau la question de leur puissance relative d’inspiration. L’histoire des rois mages y répondrait-elle définitivement ?

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Ce récit, possiblement mythique, met en scène des personnages bienveillants, allégories respectives de l’argent, de la science et de la communication, Jésus symbolisant quant à lui l’axe transcendant de la religion. L’or pour la monnaie et pour l’échange, l’encens pour l’émanation d’une communication orale dispersée et la myrrhe pour les vertus thérapeutiques, matérialisation des connaissances et des pratiques de sciences, trois objets, trois valeurs absolues, déposées aux pieds du nouveau-né fragile, dépourvu de toute richesse apparente. Trois rois, un genou à terre, proclament ainsi la suprématie du religieux. Malgré leurs puissances formidables, leur geste face à la faiblesse de l’enfant montre un rapport clair à la nouvelle religion sur le point d’éclore. Ils désignent par-là l’Épiphanie de toutes épiphanies ! Et pourtant, la lumière de l’étoile scintillante ne dissipera jamais les ténèbres entourant le massacre des innocents. Histoire d’une conversion transcendante débutée par l’horreur de victimes inutiles et achevée par une mort fondamentale. Trois décennies, au cours desquelles le Verbe, incarné, a accompli son œuvre. Par lui, avec lui et en lui, des horizons insoupçonnés se sont ouverts à nous.

Certes, le Relire le relié de Michel Serres contient beaucoup d’autres trésors que cette réflexion autour des transcendances ne saurait le retranscrire. Il me paraissait cependant utile d’en souligner les liens et les différences avec l’œuvre de René Girard. Tant les trajectoires personnelles de ces deux grands esprits ont connu de proximité, dénuée pourtant de toute rivalité, qu’il paraît souvent difficile de distinguer leurs pensées. Par la notion de transcendance, je souhaitais les réunir à nouveau et proposer cette nuance.

 

Olivier Joachim

Olivier Joachim est professeur agrégé de physique en classes préparatoires au lycée Saint-Louis à Paris. Proche de Michel Serres (1930-2019), il est également un girardien de longue date, notamment par sa famille, qui connaissait en Avignon René Girard (1923-2015) et son père.

 

 

Commentaires

Intéressant. Il y a beaucoup de matière, là.
D’abord, une petite rectification. C’est la deuxième fois que je lis dans un article savant un appel à l’étymologie qui parle de préfixes, et de terminaisons, tout en occultant la racine, ou le Verbe, comme moyen terme.
Il y a trois éléments dans le mot « transcendance » : d’abord, le préfixe « trans », ensuite, la racine/verbe qui vient de « scandere », et donne « scend » dans le mot, ensuite le suffixe « ance » qui est attesté isolément dans la pensée philosophique du 17ième siècle, et repris au XIXème siècle. Le mot « transcendance » est un substantif, une… substance, et pas un Verbe. C’est important.
Si je regarde du côté de « scander », et « scandere » je trouve le sens propre de « monter, gravir », et… au-delà, je trouve les mouvements pour marquer la mesure dans la musique et la poésie. Oui, il y a un rapport intime entre la poésie, la musique et le transcendant.
Si on passe de « transcender » à « transcendant » pour finir à « transcendance », le verbe a perdu beaucoup de sa saveur, de son mouvement au profit de la substance. Ce n’est pas (le) bien, surtout pour l’incarnation, qui réussit mieux avec le Verbe qu’avec les substantifs.
Il y aurait des choses fascinantes à dire sur le rapport avec le grec « skandalon », qui s’intrique à l’hébreu pour donner pierre d’achoppement, piège, obstacle, et résume ainsi les principales fonctions du… diable (une figure).

Cette semaine je suis allée chercher dans les Evangiles pour regarder en détail le fameux incident où Jésus pique une colère monstrueuse devant le temple de Jérusalem, en retournant les tables des agents de change, et des marchands qui vendaient les bêtes pour les… sacrifices. C’est dans l’Evangile de Marc (le plus ancien, plus ancré dans le Juda¨¨ïsme, me semble-t-il) que j’ai trouvé la petite phrase qui indiquait que le peuple venu au Temple pour faire les sacrifices ne comprenait pas pourquoi Jésus était offusqué à l’idée de transformer une maison de prière en un lieu marchand. Le peuple ne comprenait pas parce que les temples étaient des lieux où on pratiquait des sacrifices, qu’on soit Juif, ou païen, d’ailleurs. On vendait des bêtes pour être tuées. Il y avait vraisemblablement une vraie… industrie pour fournir toutes ces bêtes pour les sacrifices, y compris au temple de Jérusalem.
On quitte Jérusalem pour aller à Rome, à peu près 100 ans et des poussières avant la prêche de Jésus. C’est à peu près le moment où les Romains commencent leurs jeux de cirques, avec des combats, et un ruissellement de sang assez impressionnant. (Cela faisait des siècles qu’on ne sacrifiait pas des hommes, des esclaves, à Jupiter lors des triomphes après les combats. Un progrès ?…) Combien de temps cela a-t-il duré ? On sait que quelqu’un d’aussi distingué que Sénèque, après la prêche de Jésus, a trouvé cela barbare. Ce ne fut pourtant pas des sacrifices humains, (pas de transcendance) et les Romains appréciaient mieux les bons combats vigoureux que… les martyrs chrétiens dans l’arène.
J’aurai l’occasion de revenir sur ce sujet qui est très important, mais dois m’absenter pour l’instant…

par Debra - le 2 juin, 2021


Permettez-moi de ne relever que la citation de Michel Serres qui reformule à sa façon la thèse de l’origine chrétienne de la science moderne : «Par un court-circuit aveuglant et fécond entre un monde virtuel et formel et le monde réel et perçu Galilée annonce la science moderne. Einstein parle de miracle à ce propos. […] Imprévisibles et inimaginables, ces deux contacts entre l’immanent et le transcendant ont-ils eux-mêmes quelques rapports ? […] Aucun savoir, même le plus rigoureux, ne peut fournir ce point fixe sauf, précisément, Jésus Christ soi-même, point ou centre où tout tend. La totalité des sciences tourne autour de ce soleil. Qu’il existe un monde autre que le nôtre, voilà l’évidence ; que l’un se révèle comme plus ancien que les autres, ne prouve en aucune raison qu’il en soit la cause.»
Or la caractéristique de la science moderne est d’avoir résolu l’énigme du mouvement, et la clé de cette résolution est un principe physique, le principe d’inertie, découvert par Galilée en faisant rouler des boules sur des plans inclinés. C’est ce principe qui a permis de substituer à la dynamique d’Aristote, dans laquelle la force est proportionnelle à la vitesse, celle de Newton, dans laquelle elle est proportionnelle à l’accélération. Or il serait bien difficile de trouver une quelconque généalogie chrétienne au principe d’inertie. Citons par exemple Pannenberg : « the introduction of this principle in modern science played a major role in depriving God of his function in the conservation of nature and finally in rendering him unnecessary hypothesis in the understanding of the natural processes », ou encore Marejko : « avec le principe d’inertie, c’est non seulement toute préoccupation d’ordre théologique qui disparaît de la cosmologie, mais aussi toute préoccupation relevant de l’ontologie. »
Affirmée par tant d’auteurs, théologiens, philosophes, historiens ou même scientifiques, la thèse de l’origine chrétienne de la science moderne relève d’une captation d’héritage.

par Jean-Pierre CASTEL - le 18 mars, 2022



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