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Relire le relié : la dernière leçon de Michel Serres

17/12/2019 | par Olivier Joachim | dans Philo Contemporaine | 8 commentaires

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LECTURE : À l’occasion de la publication de l’essai posthume de Michel Serres, Relire le reliéOlivier Joachim, physicien proche du philosophe français mort en 2019, a publié sur le blog L’Emissaire* un bel article que nous reproduisons à notre tour.


Proche de Michel Serres (1930-2019), Olivier Joachim est professeur agrégé de physique en classes préparatoires au lycée Saint-Louis à Paris. Il est également un girardien de longue date, notamment par sa famille, qui connaissait en Avignon René Girard (1923-2015) et son père.


De la dédicace à Suzanne, feue son épouse, exemple de sainteté, jusqu’à la signature finale qui embrasse plus de sept décennies, Michel Serres, né à la philosophie sous les aurores nucléaires d’Hiroshima, nous offre, par son ultime ouvrage, l’œuvre de toute une vie. Tant il contient et enrichit l’ensemble de sa pensée, nous comprenons mieux à présent pourquoi ce livre lui tenait tant à cœur. Plus intime que tous les autres, il s’exprime davantage à la première personne et ose même quelques confidences très émouvantes.

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«Je crois et je ne crois pas, presque en même temps», oscillations de foi qui l’amène à cet aveu poignant : «La religion de mon adolescence me manque. Je reste inconsolable de l’avoir perdue.» Un des objectifs réussis de ce dernier livre consiste donc à «rendre au christianisme les trésors qui réjouirent ma jeunesse».

Mais Relire le relié ne se résume pas à un recueil de confessions chuchotées au soir de l’existence. Bien au contraire, par une esthétique sublime mise au service du sens, Michel Serres invite à un voyage au cœur du monde religieux, c’est-à-dire en chacun de nous-même, grâce à la synthèse d’un immense travail philosophique, étincelant de richesses et de beautés spirituelles.

Durée, rythme et tempo

Deux axes ou plutôt deux trames dessinent les contours de l’ouvrage. L’une verticale, dure, scientifique, transcendante et l’autre horizontale, douce, humaine, immanente. Deux réseaux croisés aux intersections multiples, points chauds de connexions entre deux univers, tissant peu à peu le voile de nos destinées individuelles aussi bien que collectives. Religion, substance insaisissable de ces liens innombrables, puissance du transfini qui réunit toutes les dimensions du monde, lequel de ces espaces entrelacés ou de l’essence de leurs intrications préexiste-t-il ?

L’ouvrage reprend les grands thèmes philosophiques : l’être et le néant, le sujet et l’objet, le singulier et le collectif, les sciences et les mythes, le réel et l’imaginaire, la raison et le cœur, ensemble de questions finement examinées à la lumière du religieux. Toutefois, Michel Serres réserve à la question du temps une attention particulière proposant une interprétation originale de la triade : durée, rythme et tempo.

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Intervalle qui caractérise l’existence de l’être échappé du néant, la durée mesure la globalité de toute présence. Intrinsèquement pourtant, la multiplicité n’existe que par le rythme et les tempos. «Tout étant bat dans le rythme, chaque existant diffère de tempo». Le premier est invariant, il s’agit en réalité d’un code. Celui des lois fondamentales qui gouvernent l’univers et par lesquelles ce qui peut advenir est rendu possible. Par son propre tempo, chaque existant, entropique, trouve sa place dans l’histoire du monde et s’y ajointe en fonction de sa rapidité. En cela, le tempo satisfait au principe d’individuation. Toute harmonie entre les êtres se déduirait donc d’un accord secret de leur tempo et tout désaccord n’en refléterait que les dissonances. Relier les choses du monde consiste alors à parvenir à en harmoniser les multiples tempos. Ainsi procède le religieux : à la poursuite de l’interférence constructive, il joue un rôle matriciel par son tempo infiniment adaptatif.

Seule capable d’habiter ces infinis d’espace et de temps, la présence divine, de toute sa hauteur, nous façonne et nous inspire. Incarnation de cette totalité lors d’un évènement aussi singulier que sublime, d’un quasi Big Bang, naît un objet nouveau, unique par sa nature ou, mieux, un sujet qui «peut» davantage «qu’il n’est». Voici l’Homme, habité de cette présence inimaginable qui nous relie les uns aux autres de l’intérieur.

Le divin est cette reliure

L’évocation des religions met toujours au premier plan un dualisme réducteur : celui de l’âme et du corps ou celui de la raison et du cœur. «Comment nommer une troisième fonction, non dite quoique visée par toute les cultures du monde, intégrale et synthétique, plongée dans une globalité ? Elle fédère le subjectif, corps et âme, l’objectif et le collectif.» Synthèse ?

Ce dualisme, dont nous serions apparemment prisonniers, renvoie à une dualité scientifique bien connue fait d’ondes et de corpuscules. Cette vision date des travaux d’Albert Einstein puis de Louis de Broglie et met en lumière le fait que, suivant la manière dont la nature est interrogée, elle est susceptible de nous montrer deux visages différents. La théorie moderne est parvenue à dépasser cette dichotomie par l’intermédiaire de la notion plus fondamentale de champ. «Existerait-t-il donc une tierce instance, par-delà les sciences dures ou les sciences humaines, reliant Métaphysique et ‘Métanomique’, encore à écrire, associant le subjectif, l’objectif, le collectif, le cognitif et l’émotif.  Voici la religion car, bien nommé, le religieux est le relieur universel : le divin est cette reliure

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Ainsi, quand bien même cette subtile relation serait-elle établie, qu’elle ne résoudrait pas forcément ni la question du mal ni celle de la violence. Au contraire, totalisante, la religion peut conduire au totalitarisme, globalisante, elle peut créer l’exclusion, toute puissante elle peut engendrer le dogmatisme. Il faut ainsi veiller à ce que l’opposition aux découpages, aux séparations et aux divergences analytiques, et dont résulte l’intégrale généralisée de la synthèse, ne se change pas en intégrisme le plus farouche.

Pour canaliser les accès de fureur et résoudre les crises au sein des sociétés, Michel Serres rappelle les analyses de René Girard qui a mis en lumière un mécanisme aux effets certes temporaires mais cruellement efficace, celui du sacrifice d’une victime innocente. Bien que cette catharsis meurtrière ait été révélée mais puisque le Christ ne fut pas le dernier Bouc Emissaire, c’est, hélas, que l’enseignement des Evangiles n’a pas encore été compris.

Frère de coeur

Devant l’obstacle définitif et prodigieux de la violence humaine, horizontale, que Michel Serres contemple aux côtés de René Girard, son frère de cœur, il apparaît pourtant que seul ce divin infini, vertical et tout d’amour revêtu, peut nous tendre la main et nous délivrer de l’abîme.

C’est sur cette leçon d’espoir que s’achève l’ouvrage posthume, écrit avec tant de force. Evoquant ce dernier travail, Michel Serres me confiait que d’un côté il l’aidait à rester en vie mais que de l’autre, lentement, lui et ce livre ne faisaient plus qu’un. Par une transcendance bien connue des écrivains, une fois l’œuvre achevée, la chandelle de la vie a enfin pu s’éteindre.

* L’Emissaire est le blog de l’Association Recherches Mimétiques (ARM) consacrée à la diffusion et à l’étude de la pensée de René Girard.

Pour aller plus loin : Michel Serres, Relire le relié, éd. Le Pommier, 2019.

 

Olivier Joachim

Olivier Joachim est professeur agrégé de physique en classes préparatoires au lycée Saint-Louis à Paris. Proche de Michel Serres (1930-2019), il est également un girardien de longue date, notamment par sa famille, qui connaissait en Avignon René Girard (1923-2015) et son père.

 

 

Commentaires

Voici un bel hommage à un livre qui a couronné la vie d’un grand penseur, semble-t-il.
Pour le sacrifice de l’innocent, en bouc émissaire, je voudrais nuancer pour suggérer que le Christianisme a la particularité d’avoir insisté sur le sacrifice d’une victime innocente CONSENTANTE. S’il n’y a pas de collectivité sans sacrifice, et le mot « sacrifice » contient son projet de « faire sacré », donc, de faire émerger le sacré pour la collectivité, une collectivité se fédère, et se rallie d’une manière toute particulière autour du sacrifice d’une victime consentante. De quelle nature est ce sacrifice ?
La collectivité semble reconnaître dans le don suprême de la vie humaine (don consenti) un acte qui fixe le prix et la valeur de la vie humaine, en tissant cette valeur dans la mort. Celui qui est prêt à donner sa vie pour ce dans quoi il croit, pour son peuple, par exemple, incarne un amour divin, et de grâce, à nos yeux d’intéressés. Il fait preuve d’un courage sublime. Au-delà, celui qui donne sa vie de cette manière est souvent impliqué dans le projet d’assurer la liberté à d’autres (Jésus n’est pas une exception ici), et… nous sommes très attachés à la liberté, depuis le temps.

Pour l’épineux problème du dualisme :
L’opposition binaire de concepts, d’idées antagonistes va de pair avec de grandes difficultés dans la possibilité de faire société.
Je reviens vers le grec antique, que je ne connais pas, pour rappeler que ce n’est qu’à partir du trois qu’on fait société, et que tout enfermement duel est un échec du social pour l’Homme, en quelque sorte. Pas de vie humaine sans le duel, mais pas de vie sociale sans le trois.
Et je crois qu’il faut nuancer un dualisme âme/corps comme étant le témoin de.. NOTRE échec à faire société, et nos difficultés. Dans le temps on parlait de l’âme/l’esprit/le corps, ce qui fait une sorte de trinité, si l’on veut.

En tout cas, je partage le cri de coeur de Michel Serres, en proie à son regret de perdre sa foi d’enfant. Il n’était certainement pas seul à avoir ce regret à l’heure actuelle. Il est si difficile de faire passer sa foi d’enfant à une foi d’adulte, et… quasi impossible si la collectivité ne reconnaît aucune valeur à la foi, et la renvoie cyniquement à de la niaiserie.
On dirait que l’écriture de ce livre lui a permis une certaine réconciliation, et c’est merveilleux, et émouvant. Amen.

par Debra - le 18 décembre, 2019


Merci , monsieur Joachim , pour ce papier qui donne vraiment envie de lire le dernier ouvrage de Michel Serres . Effectivement nous devons à René Girard d’avoir magnifiquement analysé le christianisme , avec cette belle idée : la fin des sacrifices humains perpétrés par les religions primitives grâce à cette révélation : le bouc émissaire , la victime désignée pour apaiser la violence du groupe était innocente . Je suis curieux de voir ce qu’a fait Michel Serres , tout au long d’une vie particulièrement riche , de ce qu’il avoue ( et de ce que je suis pas loin de partager ) :  » La religion de mon adolescence me manque . Je reste inconsolable de l’avoir perdue « .

par Philippe Le Corroller - le 18 décembre, 2019


ce que je ne suis pas loin de partager , bien sûr .

par Philippe Le Corroller - le 18 décembre, 2019


Le grand scientiste (et grand écrivain aussi) de l’avenir est disparu.
R. I. P.

(p.s. J’ai traduit en hongrois son ouvrage Musique)

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