Du bon usage du scandale en démocratie
ANALYSE : Jérôme Lèbre nous présente son prochain livre, Scandales et démocratie, qui paraît la semaine prochaine chez Desclée de Brouwer. À l’heure des lanceurs d’alerte et des scandales à répétition, il souligne la vertu de l’indignation et le danger de la dissimulation dans le jeu démocratique.
Agrégé et docteur en philosophie, normalien, Jérôme Lèbre enseigne en classe préparatoire. Spécialiste de la pensée allemande du XIXe siècle, il a notamment publié Hegel à l’épreuve de la Philosophie contemporaine (Ellipses, 2002), Le Fil de l’identité (Olms, 2008), Derrida – La justice sans condition (Michalon, 2013) ou Éloge de l’immobilité (Desclée De Brouwer, 2018). Son prochain ouvrage, Scandales et démocratie, paraîtra aux éditions Desclée De Brouwer le 2 octobre prochain.
Quel est le rapport entre les incendies de forêt en Amazonie, qui ne sont pas encore éteints, et la vente du Médiator, ce médicament dangereux dont le procès commence à peine ? Ils sont des scandales. Il y a là une évidence qui ne fait cependant qu’introduire l’aspect fuyant de son objet : les scandales sont indéfiniment divers semble-t-il, ils se succèdent, disparaissent pour réapparaître parfois, et parfois reviennent régulièrement ; ils occupent la Une autant qu’ils se disséminent en des milliers de posts ou de tweets, de protestations ou de manifestations ; certains se concluent par une décision de justice tandis que d’autres s’effacent sans conclusion. Mais surtout, les scandales défient la raison : ils nous excèdent, et le sentiment même de cet excès est l’indignation, laquelle ne semble alors pas plus rationnelle que ce qu’elle condamne.
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Il est alors tentant de réduire le scandale à l’affect qu’il entraîne. L’indignation a tendance à passer les bornes en voulant condamner ce qui passe les bornes ; elle est aussi excessive que l’injustice, aussi irrationnelle qu’elle, facilement aussi violente qu’elle, finalement aussi injuste ou scandaleuse qu’elle. Elle a cependant l’avantage de fondre la diversité des scandales dans une réaction qui se répète à l’identique. Elle leur offre donc une unité subjective, un peu paradoxale puisque l’indigné est stable par son agitation, mais d’autant plus facile à reconnaître et à objectiver : ses phases comme sa propagation suivent des règles quasi-mécaniques, comme d’autres phénomènes psychologiques ou sociaux. L’indignation n’est « que » la réaction au scandale mais en offre ainsi comme un miroir plus compréhensible que lui, une vision indirecte, simplificatrice, et moins aveuglante.
Seulement ce couplage entre scandale et indignation fonctionne si bien qu’il peut mener à peu près à toutes les conclusions. Premièrement, et dans le pire des cas, il peut confirmer la logique du talion (au sens habituel du terme), l’injustice scandaleuse entraînant mécaniquement des réactions à sa hauteur (toutes négatives), le lynchage s’autorisant du crime, le pillage de la corruption, l’insulte de l’insulte. Deuxièmement, il peut mener à un pessimisme moral et antidémocratique lassé des scandales comme des réactions, convaincu que «les gens» font n’importe quoi et défendent n’importe quoi, et s’achevant dans une plainte sans proposition, une indignation affaiblie. Troisièmement, il favorise un élitisme moral assurant qu’il comprend ou qu’il «entend» ceux qui s’indignent, leur indignation mise à part. Quatrièmement, il soutient un optimisme sociologique qui définit le scandale par le nombre de réactions qu’il entraîne, et trouve dans les modes d’indignation la meilleure manière de saisir a contrario comment un groupe ou la société tout entière «construit» son ou ses modèles de justice. Cinquièmement, il invite à un sage retrait vis-à-vis de toutes les passions tristes et de toutes les turbulences sociales, afin de ressaisir la finalité de son existence en dehors de l’agitation individuelle et collective. On aura noté que ces deux dernières possibilités sont les plus sensées. Mais elles restent incompatibles ; et aucune des deux n’est satisfaisante ni décisive.
L’indignation, un désir de justice
Pourquoi ? Parce qu’en couplant ainsi scandale et indignation, on oublie que cette dernière est tout entière tournée vers autre chose qu’elle-même, et autre chose que le scandale lui-même. Elle n’est pas qu’une tentation, elle est une tentative de répondre à l’injustice. Certes, c’est une tentative souvent malheureuse, qui cible au lieu de viser, qui se trompe parfois de cible, et qui recommence sans fin. Mais cela est dû au fait qu’à moins d’être feinte, elle est louche, une vieille expression pour dire qu’elle louche : elle vise en même temps sa cible – l’injustice commise, et au-delà de sa cible – la justice exigée. Autrement dit, dans le couple orageux entre l’indignation et le scandale, la raison de l’orage est toujours un tiers, la justice elle-même.
Ce n’est pas une révélation, dans la mesure où ceux qui s’indignent crient justice sur tous les toits ou dans toutes les rues. Mais encore faut-il saisir la justice comme tiers dans le couple orageux entre scandale et indignation, et comme raison de l’orage. On n’y parviendra pas si l’on considère que la justice n’est que l’ensemble des lois et des conventions sociales, même si on distingue l’universalité de la loi et le pluralisme qu’impliquent les convictions minoritaires. Penser que la loi n’est autre que la juste expression des conventions sociales, et donc dans une démocratie la juste conséquence d’un vote majoritaire, c’est possible, mais cela porte un nom : le conformisme. Rappeler le droit d’existence et d’expression des minorités, c’est se donner des armes légitimes mais qui ne résistent pas face au conformisme : d’une part parce qu’on aura fait que le pluraliser lui-même (les règles à l’intérieur d’une minorité ne sont pas moins strictes et majoritaires que celles de la majorité) d’autre part parce que l’on place à l’horizon un consensus social qui n’est autre qu’une mise en conformité. Ce qui manque alors encore est ce qui ne cesse de s’exprimer dans l’indignation : à savoir qu’aucune norme n’est pleinement juste, ou que la justice est encore et toujours au-delà de toutes les normes.
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Nous sommes au cœur du problème : que trouve-t-on au-delà des normes ? La justice ou la pire des injustices ? L’une et l’autre, semble-t-il. Ni l’indignation, ni le conformisme, ne permettent de trancher : et cela, parce que l’indignation est transgressive, tandis que le conformisme… l’est aussi. On pourrait penser qu’il est le contraire de l’indignation comme du scandale, puisqu’il se contente de la situation existante, s’accorde avec toutes les valeurs et toutes les décisions officielles ou communes. Mais, on le sait aussi, il devient très facilement le contraire de ce qu’il est censé être : il peut lui-même violer les normes qu’il est censé respecter et ne s’en prive pas. Il fait mieux que s’accorder avec la société de consommation, la destruction de la nature, les inégalités sociales, la mort de milliers d’immigrants en mer, la déforestation comme le pouvoir des laboratoires pharmaceutiques : il est leur moteur. Il est aussi le moteur des pires formes d’indignation : celles qui, au nom de la démocratie, de la loi, des conventions, demande que le pouvoir soit plus autoritaire, la loi plus dure, les sanctions plus fortes. Le conformisme est alors au plus proche de l’indignation, au sens où celle-ci peut être purement conformiste en restant tout aussi violente, et c’est bien en ce sens que l’extrême droite est à la fois légaliste et conformiste, s’assurant ainsi un nombre considérable de voix dans les démocraties actuelles : elle est la première à crier au scandale ; elle reste la plus scandaleuse des politiques. Il s’avère alors que rien n’est décidable, du moins tant que nous ne nous serons pas interrogés sur ce qui sous-tend le scandale, l’indignation et la possibilité de la justice comme de l’injustice, à savoir la transgression elle-même.
Un tiers ne vient jamais seul ; or si le tiers le plus explicite du couple que forme le scandale et l’indignation est la justice, son tiers le plus dissimulé est la transgression. C’est logique, puisque celle-ci vise en général à éviter le scandale, donc précisément à se dissimuler. Celui qui entend agir en violation des conventions et des lois ne le crie généralement pas sur tous les toits. Ainsi les laboratoires Servier ont-ils continué pendant des années à vendre le Médiator en cachant les effets secondaires graves et parfois mortels de ce médicament, tout comme un ministre du budget, Cahuzac, a pu pendant des années dévier sa fortune sur un compte suisse. On manque cette réalité toute simple tant que l’on pense pouvoir définir l’injustice par le scandale et a contrario la justice par l’indignation qu’il provoque.
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Nous pouvons donc nommer injuste, sans hésitation cette fois-ci, toute transgression des conventions ou des lois qui n’apparaît pas comme telle, et qui même apparue, cherchera à démentir les faits, étouffer le scandale, critiquer la presse, enlever toute légitimité aux réactions. Il faut alors, pour déterminer ce qui est légitime, un tribunal désintéressé. Il faut que le scandale devienne une affaire. L’affaire est donc l’accomplissement normal de la transgression et de sa révélation dans toute démocratie, et ne se conclut elle-même justement que si elle se déroule d’une manière ouverte, publique, qui seule évite que le jugement puisse devenir lui-même une transgression dissimulée.
On objectera qu’un crime violent, ou une guerre, ne se dissimulent pas forcément : ils ne comptent que sur la force pour s’accomplir et n’en sont pas moins injustes. Mais celui qui blesse ou qui tue d’une manière ouverte se réclame toujours d’une certaine justice (même, sans doute, s’il est fou, sans nul doute s’il est paranoïaque), et se présente comme tel, dans son acte même, devant la justice : une fois encore, seul le droit et le tribunal, national ou international, peut décider alors de sa culpabilité, et l’achèvement d’une injustice manifeste est donc à nouveau l’affaire concluant par le droit s’il y a eu délit ou crime (responsable ou non), ou crime de guerre.
Transgression dissimulée, transgression assumée
Il reste qu’une transgression manifeste ne fait pas toujours usage de la force. Mais dans ce cas, elle n’est pas scandaleuse, elle est provocante. Il faut donc, et d’une manière rigoureuse, différencier la provocation du scandale, ce que l’on fait cependant rarement. Le droit nous y invite : il distingue celui qui fait l’éloge ouverte d’un délit et d’un crime et celui qui le commet, l’auteur de la provocation et l’acteur du délit ; et qu’il y ait passage à l’acte ou non, la provocation est toujours identifiée comme telle et sanctionnée. Il suffit alors d’élargir cet apport du droit pour identifier d’autres transgressions manifestes.
Certaines provocations sont encore injustes : ce sont toutes celles qui violent les conventions ou les croyances dans le seul but d’entraîner des réactions, celles qui font tourner à vide le mécanisme de l’indignation afin de conforter le statut social ou politique des provocateurs. Parce qu’elle vise son succès, la provocation injuste est toujours fidèle au conformisme, elle réveille même son pire aspect : le racisme, l’antisémitisme et le sexisme (punis par la loi) mais aussi le mépris social, l’ethnocentrisme, etc. Elle se répète à l’identique, provoque avec le même succès les mêmes réactions des mêmes personnes.
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Mais il existe aussi des provocations radicalement différentes des premières, et qui sont aussi les seules transgressions justes. Pour les aborder, rappelons que toute une somme d’ouvrages est consacrée aux «scandales» artistiques, aux tableaux, aux musiques ou aux films etc. qui ont entraîné des réactions indignées. Or, d’une part, ces œuvres n’ont jamais dissimulé ce qu’elles étaient comme les laboratoires Servier a dissimulé ce qu’était le Médiator : l’art ne visant qu’à se manifester, il vaudrait bien mieux parler de provocations artistiques (ce que l’on fait aussi) que de scandales ; d’autre part, ces œuvres ne sont vraiment des provocations artistiques que si elles transgressent ouvertement les règles de l’art, donc si c’est leur inventivité qui les porte au-delà des normes. Ceux qui voudraient provoquer comme l’ont fait Olympia ou Le Sacre du printemps n’ont d’autre possibilité que d’inventer une forme d’art entraînant des réactions imprévisibles ; et si dans un éclair de génie ils décidaient de choisir comme forme d’art inédite la répétition elle-même, le problème est que cela a déjà été fait (par le pop’art). L’autre mode de provocation légitime est la désobéissance civile. Elle non plus n’est pas une transgression cachée : elle n’est telle que si elle se présente elle-même comme désobéissance. Mais elle se doit tout autant d’être inventive. Ceux qui veulent faire avancer la loi par la désobéissance doivent mettre en œuvre de nouvelles formes d’actions : décrocher dans les mairies les portraits du Président pour en faire des panneaux de manifestation, rester sur le toit d’une centrale nucléaire réputée inviolable, renouveler l’architecture de la cabane sur une zone à défendre… Ces formes sont non-violentes, parce qu’il n’y a rien de moins inventif et de plus répétitif que la violence ; elles sont plus statiques que dynamiques, parce qu’il n’y a rien de plus dynamique que le conformisme (et de plus conformiste que l’injonction au mouvement).
Ainsi la seule transgression juste est provocatrice et non conforme, minoritaire et résistante. Qui ne trouvera rien d’autre à lui répondre que «c’est une provocation» aura la tranquille assurance d’être dans le vrai, mais n’aura rien inventé et presque rien dit ; il retombera dans la répétition du conformisme, alors que ce qui lui était demandé, c’était une réponse nouvelle, elle-même imprévisible : peut-être indignée, mais toujours plus que seulement indignée.
« Vous ne savez qu’abattre des arbres »
Nous pouvons conclure. Premièrement, les scandales et les réactions qu’ils entraînent appartiennent de plein droit à la vie démocratique, dans la mesure où ce qu’ils mettent en jeu, c’est une exigence de justice, qui n’est pas compatible avec les transgressions dissimulées. Il est donc absurde de juger les lanceurs d’alertes, tout comme de critiquer la presse ou les médias parce qu’ils dévoilent les scandales et véhiculent les réactions, même s’ils en tirent profit – ce qui est toujours mieux que de reposer sur le lobbying dissimulé de grands financeurs. Deuxièmement, le processus du scandale dans une démocratie s’accomplit dans la procédure judiciaire, dont le déroulement exige la publicité des débats, la continuation des réactions – jusqu’à ce que justice soit faite. Troisièmement, l’absence d’indignation court autant que l’indignation elle-même le risque du conformisme, qui n’est jamais lui-même que l’acceptation des normes, mais toujours aussi l’abandon de la justice, laquelle ne peut se confondre ni avec le droit actuel (aussi démocratique soit-il), ni avec les conventions sociales, ni avec les croyances collectives ; et cela d’autant plus que le conformisme est lui-même transgressif : il est la source d’une violence commune et majoritaire qui peut s’avérer la pire de toutes. Quatrièmement, la seule transgression juste, c’est la provocation ouverte, et à condition qu’elle ne vise pas seulement le plus de réactions possibles, mais qu’elle manifeste par son inventivité (contraire à la violence) un excès de sens vis-à-vis du réel (pour l’art) ou de la loi (pour la désobéissance civile).
Il faudrait aussi faire plus que conclure ; il faudrait aller bien plus loin dans la distinction des modes d’apparition et de disparition des scandales comme des provocations. Mais réservons les mots de la fin à la particularité du scandale écologique. Celui-ci a le triste privilège d’être à la fois la transgression la plus et la moins dissimulée : le choix mondial est fait et refait en permanence, à tous les niveaux, de maintenir un mode de croissance et une intensité de la production qui ne permettent tout simplement pas le respect des normes écologiques ; les normes officielles elles-mêmes transgressent celles qu’exigent les scientifiques pour la sauvegarde des ressources et des écosystèmes. Les scandales qui apparaissent alors d’une manière ponctuelle (telle marée noire due au naufrage d’un vieux pétrolier, tel accident nucléaire ou chimique, tel incendie) ne manifestent qu’un fond permanent (un commerce maritime quasiment impossible à réguler, des centrales indispensables mais impossibles à sécuriser, une déforestation constante) qui est celui du scandale écologique. Celui-ci est même assez manifeste pour que l’on puisse plutôt le considérer comme une provocation constante de la nature elle-même, laquelle ne s’indigne pas, mais répond de la manière la plus forte et la moins écoutée qui soit : celle de la nécessité des phénomènes physiques, climatologiques par exemple (donc celle d’une réaction prévisible qui garde toujours un reste, encore plus catastrophique, d’imprévisibilité). Il en découle que la responsabilité de la réponse nous revient. Mais tout aussi bien, et là est la difficulté, le scandale écologique reste masqué par sa constance même, dans une fidélité au conformisme qui ne surprend pas puisque rien n’est plus conforme et plus antiécologique que nos modes de vie habituels. A vrai dire la vie conforme commence à peine à s’indigner d’elle-même, et ne pourra prendre de nouvelles formes que grâce à la résistance inventive de ceux qui défendent la seule justice qui soit, et que nous en savons assez, à ce stade, pour nommer : non l’existence tranquille d’un certain nombre, mais le droit à l’existence de tous, humains – et non-humains. Sur ce dernier point, nous aurions encore beaucoup à apprendre des paroles indignées, provocatrices et justes émanant de la forêt amazonienne : « Vous ne savez rien faire de la forêt. Vous ne savez qu’abattre et brûler des arbres, y creuser des trous ou souiller ses cours d’eau »[1].
Lire aussi : Contredire l’accélération : manifeste pour une lutte immobile (Jérôme Lèbre)
[1]Davi Kopenawa et Bruce Albert, La Chute du ciel, Plon, 2010, chapitre XVII.
Ancien élève de l’ENS, Jérôme Lèbre est agrégé et docteur en philosophie, et enseigne cette matière en classe préparatoire. Spécialiste de la pensée allemande du XIXe siècle, il a publié plusieurs ouvrages, dont Hegel à l’épreuve de la Philosophie contemporaine (Ellipses, 2002), Le Fil de l’identité – puissance et frivolité de l’analyse chez Hegel (Olms, 2008) ou Derrida – La justice sans condition (Michalon, 2013). Il a dernièrement publié Éloge de l'immobilité aux éditions Desclée De Brouwer.
Commentaires
Je dois avouer que ce billet ne m’a guère inspirée…
Par intégrité intellectuelle, j’ai pris le Robert Historique de la Langue Française, direction Alain Rey, pour donner un peu d’épaisseur, un peu de… cadre ? de contexte ? à ce mot à une époque où la langue nous parle bien plus que nous la parlons, car, épris de nos passions, nous ne savons plus ce que parler veut dire…pas plus que nous avons idée de l’histoire des mots qui nous parlent.
Le mot « scandale » vient du bas latin « scandalum », « pierre d’achoppement » et « ce qui fait tomber dans le mal », pour traduire l’hébreu « obstacle, ce qui fait trébucher », et le grec « skandalon », « piège », car « skandale » désigne le trébuchet d’un piège où se trouve placé l’appât PRIS AU FIGURE sous l’influence d’emplois bibliques pour « occasion de scandale, de PECHE ».
Merci, Alain Rey, de nous remettre en mémoire combien les langues… « mortes » sont si loin d’être mortes, et combien il y en a qui s’entretissent dans l’histoire de l’Occident qui remonte bien dans la NUIT DES TEMPS, loin de ce que nous, pauvres créatures, pouvons imaginer avec nos consciences volontaires… limitées.
Un détail que Rey ne mentionne pas : l’hébreu : »obstacle qui fait trébucher » relie « scandale », occasion du péché avec.. la figure du diable, et le Mal.
Histoire juste de réaliser à quel point le mot puise dans une conception religieuse de la place de l’Homme dans la création… et pouvoir se dire aussi que M. Jourdain qui fait de la prose sans savoir ce qu’il fait, est toujours devant nous.
Pour la révélation, maintenant..
Lire ce billet, (mais pas seulement) est l’occasion pour moi de méditer l’incroyable pulsion/passion de révélation, car il s’agit bel et bien, avec l’exigence de transparence, à amener ce qui est dans l’ombre à la lumière, grand projet.. religieux par excellence, qui a nourri… LES lumières, (par opposition à.. LA Lumière ? qui sait ?)
Avec l’idée qu’il faut.. REVELER la vérité, que la vérité est quelque chose qui SE REVELE. (J’ai le souvenir que le mot « révéler » remonte bien loin dans le temps, et comme d’autres mots… problématiques, car riches en problèmes, il comporte des sens contradictoires, du moins en apparence.)
Passion de la vérité révélée… passion de la justice, (et de l’injustice…) dont le champ s’élargit, avec le champ de la loi, aussi, pour nous faire suffoquer dans le légalisme…qui est la corruption de l’action encadrante de la loi.
Si seulement on ne constatait pas l’action conjuguée permanente de « la corruption du meilleur engendre le pire » avec la pulsion/passion de continuellement améliorer le bien »… Ces deux forces de la nature (humaine ?) sont redoutables.
Il peut être intéressant de relier ces observations au film de Costa Gavras, « Amen » où on voit juxtaposée (pour ceux qui veulent le voir…) cette passion de la révélation (moderne, mais puisant beaucoup plus loin), avec la volonté d’AGIR en travaillant dans l’ombre, à l’abri de la révélation.
Car il faut bien se poser la question : qu’est-ce qui fait le plus de bien, agir par révélation, (et nécessairement avec ECLAT), ou bien oeuvrer dans l’ombre derrière, de manière..OCCULTE ?
Se pourrait-il que la révélation (de la vérité…) fasse plus de mal que de bien, ou du moins qu’elle aille à l’encontre de ce qui est recherché ?
Dans « Amen » on voit deux jeunes hommes, Kurt Gerstein, et un prêtre fils d’intendant au Vatican, opposer leur désir de révélation (révélation tirant vers le « rendre PUBLIQUE ») au travail diplomatique qui se fait plus lentement, avec moins d’éclat, et dans l’ombre, pour dénoncer le scandale du meurtre des Juifs dans les camps de concentration.
Kurt Gerstein a l’intime conviction qu’en bombardant l’Allemagne de tracts en temps de guerre, (information…) il va soulever l’indignation des Allemands au point de provoquer la chute du régime national de Hitler…
Quelles sont les limites à l’action de la révélation ?
La question est brulante à l’heure actuelle…
par Debra - le 1 octobre, 2019
Je suis (l’auteur de l’article) d’accord avec Debra sur l’épaisseur linguistique qu’elle recherche, un peu sacrifiée ici – pour faire court, pour dégager une structure, aussi pour laisser parler à cette occasion Kopenawa plutôt que la Bible grecque – et cependant très présente dans le livre, en même temps que la thématique, très proche, du sacrifice…
par Jérôme Lèbre - le 1 octobre, 2019
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