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La violence du langage s’exerce sans plus se dissimuler

5/10/2016 | par Dominique Lecourt | dans Politique | 23 commentaires

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Dans le cadre des rencontres de l’Institut Diderot, les philosophes André Comte-Sponville et Dominique Lecourt débattaient en décembre 2015 de l’avenir du politiquement correct lors d’une conférence animée par Alexis Feertchak. Nous remercions l’Institut Diderot de nous permettre de publier dans iPhilo la retranscription de leurs deux interventions. Voici la seconde partie de cette conférence avec Dominique Lecourt. Nous vous invitons à (re)lire la première partie avec André Comte-Sponville, intitulée « L’avenir du politiquement correct, c’est le populisme ».  

Je suis d’accord avec l’essentiel de ce que vient de dire André Comte-Sponville… Mauvais pour un débat ! Il n’est pas sûr pourtant que nous n’arrivions pas à des conclusions semblables à partir de points de vue sensiblement différents. La définition de son Dictionnaire philosophique est un bon point de départ. Permettez que je remonte plus haut dans l’histoire. Jusqu’au texte que je tiens pour la première critique du politiquement correct. Ce texte nous le devons à Molière. Il s’agit d’une comédie en un acte (et en prose), représentée pour la première fois le 18 novembre 1659 à Paris. Les Précieuses ridicules. Il ne doit guère être aisé de l’enseigner dans les classes aujourd’hui, son inspiration n’étant franchement pas féministe… Molière se moque des formules édulcorées dont raffole la bourgeoisie de son temps pour affirmer son désir mimétique du mode de vie aristocratique. Souvenez-vous ! Les précieuses rivalisent et se ridiculisent parce qu’elles sont intimidées par les conventions d’un milieu social auxquelles elles aimeraient tellement appartenir. L’intimidation, c’est-à-dire la peur induite en chacun d’entre nous, est le ressort même de ce que nous appelons aujourd’hui le politiquement correct. La bouffonnerie nous guette autant aujourd’hui sous François Hollande qu’à l’époque de Louis XIV. Quelques épisodes récents de la vie littéraire et politique en France nous le rappellent crûment. Pensez aux attaques contre notre immortel Alain Finkielkraut ou contre l’éternel Michel Houellebecq. Pensez également à l’acharnement d’un certain nombre contre Michel Onfray ou Éric Zemmour. Aux États-Unis, d’où vient l’expression, c’est une forme nouvelle de puritanisme, un moralisme, qui s’exerce d’abord sur le langage. Combien d’intellectuels passent leur temps à soupeser leurs mots terrifiés d’avance à l’idée qu’ils pourraient offenser quelque minorité !

Les exemples sont nombreux. À ceux que vient d’évoquer André, il serait possible d’en ajouter des dizaines. Pensez à la caissière du supermarché promue « hôtesse de caisse » sans que son salaire ait connu la moindre augmentation ! Chacun sait qu’on ne dit plus « clochard », mais sans domicile fixe. Ne dites pas clandestin, dites sans-papier. Ne dites plus sans-papier, dites migrants. Non, ne dites plus migrants, dites réfugiés. L’emballement du langage donne lieu à quelques innovations linguistiques. Un emballement comme effet d’interdit.

Permettez que le vieux que je suis se rappelle son arrivée à l’Université de Boston au début des années 1980. Quelle stupeur ! En Europe, nous en étions depuis 1968 à la chasse aux tabous, le fameux « il est interdit d’interdire ». Nous avions le culte des briseurs de tabous. Chaque victoire était célébrée par une presse de plus en plus libertaire. Rappelez-vous des papiers de Libération puis du journal Le Monde qui mettait le poids de sa réputation dans la bataille. Caroline Fourest s’étranglerait de rage, aujourd’hui, pour bien moins que ça.

De l’autre côté de l’Atlantique, on s’appliquait à formuler au contraire de nouveaux interdits. Et pourtant, nous n’étions pas encore rentrés dans la tragique période du SIDA qui brisa « l’empire des sens ». Au début de la décennie 80 du siècle dernier, la tyrannie qui s’exerçait sur le langage avait déjà cours dans une grande partie du milieu académique, spécialement dans les domaines des sciences humaines (de la psychologie à la philosophie en passant par l’économie). Rapidement, elle a submergé toute la vie sociale. J’ai vu dix ans plus tard la vague atteindre la France violement. Le début du raz-de-marée. Comme de l’autre côté de l’Atlantique, on a vu les personnels des universités modifier leurs comportements, spécialement en présence de l’autre sexe. Plus personne ne fermait désormais la porte de son bureau pour recevoir un étudiant, au sens… générique du terme. Comme si, chaque enseignant, chaque membre du personnel administratif était un obsédé sexuel ou un agresseur potentiel.

La chasse aux tabous se révèle nocive pour la liberté de penser. Elle produit des êtres craintifs, ennemis du risque. Une nouvelle génération « précautionneuse » souffrant de pudibonderie.

Il faut se donner les moyens de résister au politiquement correct, dit Élisabeth Badinter, cible elle-aussi, de soi-disant bien-pensants.

Prenons encore un exemple d’où le ridicule n’est pas absent. Savez-vous qu’il faudrait éviter d’utiliser le mot « violer » dans l’expression « violer une loi » compte tenu de la résonance offensante que peut avoir le mot ?

Le langage politiquement correct est exigé spécialement en matière de race, de culture et de religion.

Vous me pardonnerez d’avoir prononcé le mot honni de race tel qu’il figure toujours dans la Constitution, malgré la logique de la loi Gayssot du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe. Sur cette loi, il y aurait beaucoup à dire. Paul Ricœur, Pierre Vidal-Naquet, Robert Badinter et beaucoup d’autres en ont amorcé le commentaire critique.

Les minorités se sont emparées du politiquement correct. Raymond Boudon avait raison. Il s’agit d’un instrument de conquête du pouvoir, non par des majorités conformistes, mais par des minorités actives bien organisées qui répandent leur conformisme propre. Souvent à tonalité religieuse. Là aussi, Elisabeth Badinter en a payé le prix. Rappelez-vous encore Élisabeth Badinter face au séisme BabyLoup [1].

Assisterions-nous, aujourd’hui, à la mort annoncée de l’euphémisation du monde, du règne des périphrases, des circonlocutions ? Toutes pratiques qui relèvent du contrôle social exercé par et sur le langage.

Venue de la gauche des campus, la critique du politiquement correct s’est retournée durant les années 1980. Bien avant Éric Zemmour en France, pour ne citer que lui, les milieux conservateurs aux États-Unis n’ont pas manqué de se moquer du langage grotesque employé par souci, d’ailleurs illusoire, de préserver et de défendre les minorités. Ils ont montré qu’il s’agit d’une censure ou d’une auto-censure à peine déguisée.

Je vous parle de mon expérience américaine, mais je vous laisse le soin de la remettre dans le contexte de notre pays. Je ne parlerai pas du mariage gay, par exemple, mais j’ai fait le point, pour mon propre compte, dans le livre qui se trouve devant vous [2].

André Comte-Sponville est plus jeune que moi, mais il a vécu ces années-là. Il sera, je pense, d’accord avec moi pour dire que les années 1976-1978 marquent un tournant dans l’histoire de la philosophie, chez nous, en France. Les philosophes ont alors pris la posture du spectateur des événements et du « reporteur d’idées ». Ils se sont déclarés « journalistes transcendantaux » pour reprendre l’expression de Maurice Clavel. J’ai déjà raconté comment j’ai vu Michel Foucault lui-même y céder un moment, fasciné par l’ayatollah Khomeini, qui aurait inventé « la révolution du non-pouvoir ». On a vu la suite. André Glucksmann poussa plus loin que les autres la logique de ce retrait. Dans les Maîtres penseurs, il dénonce toute tentative de penser le monde afin de le transformer comme comportant une menace sournoise de totalitarisme, c’est-à-dire la ruine totale de la liberté. Vous n’avez peut-être pas en tête ses écrits. Je vous rappelle donc sa formule clé qui relève de la plus pure intimidation : «théoriser, c’est terroriser».

Résumons. Les philosophes n’auraient plus qu’à faire écho aux événements sur le mode du jugement moral prononcé dans l’urgence. Vous n’aurez pas de mal à mettre un nom sur le plus célèbre de nos philosophes-chefs de guerre…

La philosophie dans les médias relèverait du commentaire et de l’exhortation. Vous connaissez la petite musique : « Le monde va mal », « mais il irait peut-être plus mal encore si vous essayiez de le transformer ». On nous a donc conseillé au nom de la philosophie de nous consoler et d’être heureux de notre petit bonheur d’Occidentaux. Le destin du politiquement correct nous montre qu’il s’agit plus profondément d’une rhétorique de dissuasion. Cette logique de démobilisation collective s’est traduite par un dénigrement perpétuel d’une certaine pensée française. Celle que paradoxalement, l’Amérique n’en finit pas de fêter sous l’appellation de French theory. Les Foucault, Derrida, Bourdieu, Lacan ou Barthes… mais nous en avons perdu l’ambition intellectuelle. Aujourd’hui dans nos universités, notamment dans les sciences humaines, on ne trouve plus guère que des sous-produits de recherche américains. Voyez les études sur le « genre » ou « gender studies » ! Un bien bel exemple de politiquement correct… L’universitaire, aujourd’hui, est prêt à se soumettre à tous les conformismes, chacun rivalisant avec chacun pour être le premier à penser et agir comme tout le monde… Le problème, c’est que cela a des répercussions concrètes dans l’Éducation nationale, sur les élèves et les parents… La situation de nos universités est déplorable. Quant à l’emprise du système médiatique sur les intellectuels, elle va croissante. Leurs querelles sont médiocres. Ce qui les intéresse, c’est de faire du « buzz ». Les débats ne sont plus guère que des empoignades dont la violence n’a d’égale que la vulgarité. Mais il n’est pas donné à tout le monde d’affûter sa pensée par l’injure. N’est pas Céline qui veut !

Ce discours de consolation ou d’exhortation tel qu’il a été pratiqué pour un temps avec succès n’avait de réel impact que par la crise qui grondait à l’horizon. Aujourd’hui, par temps de mondialisation ou de globalisation, la doxa européenne cherche à protéger son niveau et son style de vie. Voyez les mouvements populistes dans les pays du Nord de l’Europe et en Allemagne même.

Une page se tourne. La violence du langage s’exerce sans plus se dissimuler. Elle ne fait plus vraiment rire. Je pense que si l’on tue encore aujourd’hui au nom de Dieu, sur les pavés de nos grandes villes, c’est en grande partie la faute du politiquement correct. Je rejoins André Comte-Sponville sur ce point. L’avenir du politiquement correct, c’est bien la voie ouverte au populisme sous la forme la plus violente. Le temps de la consolation et de l’exhortation est révolu…

[1] La crèche Baby Loup est un établissement associatif privé ouvert à Chanteloup-les-Vignes en 1991, qui est surtout connu pour avoir été le théâtre d’affrontements judiciaires à la suite du licenciement, en 2008, d’une salariée de la crèche au motif qu’elle portait un foulard islamique, alors que le règlement intérieur de l’association imposait le respect des principes de laïcité et de neutralité à son personnel.
[2] Dominique Lecourt, L’égoïsme. Faut-il penser aux autres ?, Paris, Éditions Autrement, 2015.

 

Dominique Lecourt

Professeur émérite des Universités et ancien Recteur d’académie, Dominique Lecourt est philosophe et éditeur. Il dirige l’Institut Diderot, un think tank dont l’ambition est de favoriser une vision prospective sur les grands thèmes qui préoccupent les sociétés contemporaines. Il est l’auteur de plus d’une trentaine d’ouvrages dont Contre la peur (1990, 5e réed., PUF, 2011), le Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences (1999, 4e rééd., PUF, 2006), couronné par l’Institut de France, Humain post-humain (2003, rééd. PUF, 2011) et Diderot : passions, sexe, raison (PUF, 2013).

 

 

Commentaires

Pour ceux qui pensent encore que la philosophie a pour but de les rendre intelligents, doivent être déçus de découvrir qu’elle se limite désormais à dire qu’ils sont des crétins.
Monter au front pour défendre Onfray, Houellebecq, Zemmour, Finkielkraut, ces grands censurés, ces Lucky Luke de l’Édition..

… qu’on voit sans cesse et partout dans les médias. Quel courage!
Désolant.
Qu’un intellectuel soupèse ses mots n’est-ce pas la moindre des choses?
Un migrant: Qui quitte un pays pour un autre.
Un réfugié – au sens de la Convention du 24 juillet 1951 relative au statut des réfugiés – est une personne qui se trouve hors du pays dont elle a la nationalité ou dans lequel elle a sa résidence habituelle ; qui craint avec raison d’être persécutée du fait de sa « race », de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, et qui ne peut ou ne veut se réclamer de la protection de ce pays ou y retourner en raison de la dite crainte.
Il en s’agit pas du « politiquement » correct mais de la rigueur et de la précision dans le sens des mots.
Le mot « race » n’est pas seulement honni par la loi mais aussi et surtout par la science.
L’évocation du « politiquement correct » est une nouvelle forme de censure.

par Philippe - le 5 octobre, 2016


Brillant texte Monsieur le professeur !
Concernant les migrants cher Philippe, vous avez raison en droit, mais dans les faits, les journalistes eux-mêmes n’arrêtent pas de parler de « réfugiés » considérant qu’ils relèvent tous du droit d’asile alors qu’on sait qu’à la fin moins de 10% d’entre eux obtiennent le statut… Il s’agit bien d’immigration clandestine qui n’a rien à voir avec le droit d’asile. D’ailleurs, à Calais ce ne sont pas des Syriens et des Irakiens en majorité !

par Mme Michû - le 6 octobre, 2016


A Philippe et à M’ame Michu: pour ce qui est du concept de race, nos amis d’outre-Atlantique continuent à y recourir sans état d’âme particulier. Tenez, vérifiez-le par la lecture de cet article de la revue « the Atlantic »:
http://www.theatlantic.com/healthy/archive/2014/12/the-race-problem-in-medicine-race/38613/
Medicine’s unrelenting race gap (=la discrimination raciale ne diminue pas dans le monde de la médecine)

par Querdenker - le 6 octobre, 2016


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Philippe et Mme Michû, le stéréotype parfait de la police de la pensée, du viol psychologique pour ne pas dire autre chose

par Censure - le 7 octobre, 2016


Le malheurs des personnes qui émettent des réserves aux biens pensants de leurs époques sont contemporains et donc souvent en désaccord, alors quoi, et bien continuez demain vous aurez raisons ou alors vous serez oublié

par Nono0260 - le 7 octobre, 2016


Mme Michu, soit vous êtes très mal informée soit vous mentez. Les réfugiés de Calais sont des irakiens, des syriens, des afghans, des soudanais, érythréens. Venez avec moi à la  » jungle » de Calais. J’y vais toutes le semaines. Je persiste à dire qu’ils sont des « réfugiés » et non des  » migrants ». Si les philosophes ne sont pas précis sur le sens des mots, qui le sera? C’est la philosophie qui doit lutter contre la manipulation des esprits.

par Philippe - le 7 octobre, 2016


Dominique Lecourt dit « Chacun sait qu’on ne dit plus « clochard », mais sans domicile fixe ».
http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/09/29/un-sans-abri-sur-dix-est-diplome-de-l-enseignement-superieur_5005137_3224.html

par Philippe - le 11 octobre, 2016


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