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La compromission des hommes masqués : autour de l’oeuvre de Christoff Baron

12/09/2020 | par Martin Steffens | dans Art & Société | 3 commentaires

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ANALYSE : Lapsus révélateur peut-être… à l’heure du Covid-19, la distanciation physique devient bel et bien distanciation sociale. Dans une belle variation philosophique et artistique, Martin Steffens défend brillamment l’idée que l’on n’entre jamais en relation sans prendre un risque. Et si le message de Jésus Christ – que nous soyons ou non croyants – pouvait éclairer cette gageure ? C’est ce que le philosophe a ressenti à la vue de la dernière exposition du peintre Christoff Baron.


Spécialiste de Simone Weil, de Léon Bloy et de Léon Chestov, agrégé de philosophie, Martin Steffens est professeur en khâgne au lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg. Auteur de plusieurs ouvrages, il a notamment publié Petit traité de la joie (Salvator, 2011) ; Rien de ce qui est inhumain ne m’est étranger (Points, 2016) ; L’Éternité reçue (Desclée De Brouwer, 2017) et dernièrement L’Amour vrai (Salvator, 2018).


Dans La Croix du 13 août 2020, on peut lire :

«Mardi 11 août, Jean Castex a […] évoqué la nécessité d’étendre le port obligatoire du masque en extérieur. ‘En entendant cela, j’ai failli tomber de ma chaise’, confie Martin Blachier, médecin épidémiologiste et spécialiste en santé publique».

Quand toutes les études indiquent qu’aucun cluster n’est à signaler en plein air, quand on enregistre sur le territoire français, peuplé de dizaines de millions d’habitants, moins d’une vingtaine de morts par jour depuis plusieurs semaines, il y a en effet de quoi se demander : «Que se passe-t-il ?» Sommes-nous, comme ces organismes vaillants pourtant gravement touchés par le coronavirus, en train de faire une surréaction morbide ? Oui, morbide, car si les immunologues s’accordent à dire, contrairement aux médias, qu’il n’y a actuellement aucune seconde vague (mais une première vague où le virus n’était pas passé), on sait aussi que les admissions en hôpital psychiatrique ont explosé, comme les séparations et les suicides.

Le paradoxe qui voudrait que «quand on aime ses proches, on ne s’approche pas d’eux» (annonce qui passe en boucle sur les radios d’État et qui suggère que s’approcher de son proche revient à ne pas réellement l’aimer), ce paradoxe rend fou. Et l’extension de la peur à tous les lieux ne manquera pas d’accroître ce terrible malaise.

Communauté et immunité

Tout se passe comme s’il nous était demandé de passer définitivement de la communauté à son exact contraire : l’immunité. Com-munauté d’un côté : partage (co-) d’un munus, c’est-à-dire d’une dette, d’un don reçu qui nous oblige les uns aux autres ; im-munité de l’autre, refus de se recevoir d’un autre, refus de ce lien qui nous tient aux autres. Toute com-munauté est de gratitude – et le paradigme de la communauté, selon le penseur italien Roberto Esposito à qui j’emprunte ce travail étymologique [1], est la fraternité chrétienne entendue comme l’assemblée de femmes et d’hommes unis par la conscience d’avoir reçu le don gratuit de la vie puis le don, plus grand encore, du Salut. L’im-munité s’entend au contraire de la peur de l’autre : peur de la contagion qui, dans un monde où ma santé s’arrête là où commence celle de l’autre, prend la forme éthique de la crainte d’être soi-même contagieux.

Lire aussi : Face à face : que change la pandémie dans notre relation à l’autre ? (Maël Goarzin)

Il ne faut pas être un grand visionnaire pour voir que c’est aujourd’hui la peur qui donne le ton. Ceux que cela agresse, ce qui voit dans l’im-munité le sacrifice de la com-munauté au nom de la conservation de l’individu, se rassurent en se disant que ce n’est que pour un temps. Mais combien de temps ? Six mois ? Un an ? Dix ans ? Il faut trois semaines, dit-on, pour prendre une habitude, bonne ou mauvaise. La distanciation physique est déjà ancrée dans nos mœurs. «Adoptez les bons réflexes», disent aussi les annonces en provenance de l’Etat. Mais ils sont adoptés depuis des semaines et la distanciation physique est bel et bien devenue une distanciation sociale : une façon de faire société dans la distance, une société sans communauté.

L’épidémie que nous traversons est réelle : un virus, à la symptomatologie flottante, circule avec rapidité. Mais un fait ne dit encore rien. La réponse qu’il exige est nécessaire autant que libre. On peut ainsi préférer la relation à la sécurité, en ajustant les consignes à la réalité des risques et en consentant à ceci : on n’entre pas en relation sans prendre toujours un risque. On peut au contraire préférer la sécurité à la relation et c’est manifestement ce qui arrive.

Ce que la parole christique peut nous apprendre

Les tableaux de Christoff Baron actualisent la venue du Christ en ce monde. Ces tableaux sont exposés à l’église Notre-Dame du Cap Lihou à Granville depuis quelques semaines dans le cadre du festival «Mission on the rock». Son univers, tout à la fois inspiré de la bande dessinée et des vitraux, nous rend le Christ tout proche. Ces disciples qui l’entourent, ce sont nous. En les affublant d’un masque, dans un geste qui mutile volontairement l’une de ses œuvres, l’artiste pointe au moins trois dissonances fondamentales entre le message chrétien et l’injonction à généraliser le masque et la distanciation sociale.

L’exposition des œuvres de Christoff Baron à Granville est prolongée jusqu’en décembre 2020. Elle prendra sans doute ensuite la direction de l’abbatiale Saint-Ouen de Rouen.
Contact: 06.11.59.42.96 (Christoff Baron).

D’une part, le Christ nous propose un sacré, non point défensif, mais offensif. Aux religiosités d’exclusion, fondées sur la distinction entre les purs et les impurs, laissant à sa marge et reléguant hors du temple les lépreux (terme très vague pour désigner toutes les maladies de peau ainsi que certaines maladies psychiques), l’aveugle-né et les parents de l’aveugle-né, la femme hémorroïsse et les bergers, à ces religions de l’intouchabilité, Jésus oppose une pureté contagieuse : il touche et se laisse toucher [2]. Il ne laisse pas l’homme qui saigne dans le fossé. La religion chrétienne sans le toucher n’est plus la religion chrétienne. D’autre part, Jésus ne se satisfait pas d’une morale seulement négative. La fameuse règle d’or disait : «Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse». Le mal était d’agir et le bien d’éviter l’action. Jésus renverse la perspective : «Fais à autrui ce qu’il voudrait qu’il te fasse.» Le mal est de ne pas agir. De croire qu’«en restant chez soi, on sauve des vies», comme le dit encore un slogan. Le bien, c’est d’agir, quitte à se tromper. Le bien est un engagement et une prise de risque [3]. Enfin, et surtout, le Christ nous dit, par toute sa vie et sa prédication : n’ayez pas peur. Car il sait que la peur est le fondement de tous les faux pouvoirs. La promesse de la résurrection libère, autant que notre foi nous le permet, de la peur de la mort. La confiance qu’il faut faire au «Père céleste» libère des soucis du monde. L’amour nous donne l’audace de faire jaillir le frère là où était l’inconnu.

Christ pantocrator

Deux sacralités s’opposent frontalement : une sacralité de la défense, qui demande au Léviathan de nous protéger les uns des autres ; une sacralité de la rencontre, du visage, des bras et de la main qui s’ouvrent. Cette seconde sacralité n’empêche pas la prudence. Simplement, la prudence ne consiste pas seulement à faire ce qui est en notre pouvoir pour éviter un malheur. Mais à accepter que ce qui doit advenir advienne si, pour éviter ce malheur, nous en venions à nous nier nous-mêmes. Sans quoi il serait simplement prudent de collaborer avec l’ennemi, de ne devenir jamais un Résistant et d’accepter, pour survivre, non seulement quelques compromis mais toutes les compromissions. L’acte artistique de Christoff Baron interroge nos compromis afin qu’ils ne deviennent pas des compromissions.

Note de la rédaction : cet article est d’abord paru le 18 août dans la revue québécoise Le Verbe.

[1] Cf. Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la comunauté, Éd. PUF, 2000.
[2] Cf. Christian Grappe, « Jésus et l’impureté », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, Octobre-Décembre 2004. pp.393-417.
[3] Cf. Gustave Thibon, « L’action et l’omission », in Nietzsche ou le déclin de l’esprit, Éd. Fayard, 1975, pp.199-202.

 

Martin Steffens

Spécialiste de Simone Weil, de Léon Bloy et de Léon Chestov, agrégé de philosophie, Martin Steffens est professeur en hypokhâgne et en khâgne au lycée Georges de la Tour à Metz. Il a notamment publié Petit traité de la joie, consentir à la vie (Éd. Salvator, 2011), Rien de ce qui est inhumain ne m’est étranger (Éd. Points, 2016) et L’éternité reçue (Éd. Desclée De Brouwer, 2017).

 

 

Commentaires

Merci pour ce très beau texte , d’une grande profondeur . Vous rappelez très bien le message du Christ, qu’il n’est pas besoin d’être croyant pour entendre : le bien est un engagement et une prise de risque ; le mal est de ne pas agir . Au passage , parmi les conséquences étonnantes de cette pandémie , j’observe avec intérêt celle-ci : la  » Génération J’ai le droit  » ( comme l’appelle Barbara Lefebvre) a découvert – du moins pour les meilleurs de ses membres – qu’elle avait aussi des devoirs ! A commencer , bien sûr , par celui de ne pas contaminer les personnes âgées , ne jouissant plus des mêmes défenses immunitaires qu’elle . Si le coronavirus permet à certains , voire à beaucoup , de franchir les limites de l’individualisme forcené et du narcissisme étriqué , pour accéder à une relation plus harmonieuse avec les autres , qui s’en plaindra ?
Quant à Christoff Baron , il vous a sûrement déjà remercié chaleureusement , car votre papier donne vraiment envie de découvrir son oeuvre . Merci , une fois de plus , à iPhilo , pour la qualité des textes qu’elle propose !

par Philippe Le Corroller - le 12 septembre, 2020


Merci à vous cher Philippe Le Corroller pour votre fidélité éditoriale depuis 2012 !

par L'équipe d'iPhilo - le 13 septembre, 2020


Je découvre tardivement ce texte.
A mes yeux, il dit beaucoup de choses belles et justes sur la position de Jésus dans son monde, son attitude révolutionnaire qui a ébranlé toutes les institutions de son époque, et qui peut ébranler encore toutes les institutions, d’ailleurs.
Je crois que Jésus était pleinement conscient d’oeuvrer contre la peur, et la.. distanciation sociale à son époque, contre la nécessité pour une communauté de se.. protéger ? en se refermant face à la tentation.. universelle. Sans doute, Jésus était un grand penseur, avec du coeur, un désir d’alléger la terrible souffrance humaine qu’il voyait autour de lui, qu’elle soit physique ou spirituelle, et une compréhension fine des limites de l’Homme.
Le monde dans lequel nous vivons est un monde qui a été profondément modelé et façonné par l’héritage chrétien, jusque dans les tentatives « modernes » de s’affranchir de cet héritage… à tout prix.
Ne pourrait-on pas dire que notre manque de courage et de foi constitue une négation de la promesse chrétienne de la Résurrection, qui a fait dire à Bach, « ich freue mich auf Meiner Tod » (je me réjouis de ma mort) et que nous payons le prix de ce rejet ?
La Résurrection n’est-elle pas… un projet ? un.. progrès, même ? Pour nos ancêtres, elle le fut, en tout cas. Et ce projet donnait espoir POUR L’AVENIR.
Je crois que l’Homme (et non pas seulement l’individu..) a toujours eu besoin d’un espoir pour l’avenir, en même temps qu’il a besoin de.. limites pour cadrer sa liberté.
En descendant de ces hautes sphères, j’aime bien penser que Jésus était un homme qui au moins, rêvait d’avoir les mains dans le cambouis… et n’avait pas peur de la saleté.. d’un monde qui ne sera jamais aussi pur que nous aimerions qu’il soit.
Là… est notre plus grand péché…

Merci aux éditeurs pour cette grande variété de textes et de positions qu’on peut lire sur ce site.

par Debra - le 25 septembre, 2020



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