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La mémoire chez saint Augustin, vaste palais et trésor enfoui

17/06/2021 | par Maël Goarzin | dans Classiques iPhilo | 3 commentaires

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ANALYSE (1/2) : Dans une série de deux articles, Maël Goarzin propose une introduction à la pensée d’Augustin d’Hippone (354-430) en présentant sa théorie de la mémoire, qu’il expose dans le Livre X de ses Confessions, pièce maîtresse dans le processus de conversion spirituelle cher au philosophe chrétien. Ce dernier point sera abordé dans le second article.


Doctorant en Philosophie antique à l’Université de Lausanne et à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE) à Paris, Maël Goarzin tient le blog Comment vivre au quotidien ? consacré à l’(in)actualité de la philosophie antique. Il est membre de l’Association Stoa Gallica, pour l’étude et la pratique d’un stoïcisme contemporain. Suivre sur Twitter : @MaelGoarzin


J’aimerais vous présenter ici théorie de la mémoire qu’Augustin d’Hippone (354-430) expose dans la première partie du livre X de ses Confessions (chapitres 8 à 27) [1]. Ce détour par la psychologie augustinienne permet de mieux comprendre le processus de conversion spirituelle décrit par saint Augustin dans son ouvrage. La conversion spirituelle en milieu chrétien est intéressante à comparer avec la conversion philosophique décrite dans les biographies néoplatoniciennes. La comparaison avec Plotin, notamment, dont saint Augustin connaît l’œuvre, sera évoquée lorsque cela est pertinent.

Un examen de (la) conscience : l’homme extérieur et l’homme intérieur

Saint Augustin écrit Les Confessions entre 386 et 398, au moment où il adopte une vision radicale de la Grâce, nécessaire à tout acte bon, et au moment où il fonde une anthropologie négative, puisque depuis le péché originel l’homme n’est que mal et malice. Mais à travers cette œuvre, on voit s’opérer en lui une conversion spirituelle qui le ramène vers l’intérieur de lui-même et vers Dieu. De ce point de vue, les Confessions sont un véritable examen de (la) conscience. Au sens théologique, tout d’abord, il s’agit d’un aveu. Saint Augustin n’hésite pas à confesser ses erreurs passées, insistant notamment sur les concupiscences de la chair, dont Léonore Emery a évoqué l’importance dans une précédente série de billets portant sur la deuxième partie du livre X des Confessions (chapitres 39 à 57). Mais cet ouvrage propose également un examen philosophique de la conscience humaine. Ouvrage dans lequel saint Augustin s’adresse à Dieu en disant je, les Confessions sont composées de 13 livres : les neuf premiers composent l’examen de conscience de toute une vie, la vie de saint Augustin lui-même. Suite à cet examen de conscience, les quatre derniers sont davantage spéculatifs ou philosophiques. Ainsi, le livre X concerne la mémoire, ce lieu où réside la vérité. Dans le livre XI, la deuxième partie de son examen de l’âme humaine est une étude sur le temps. Enfin, les deux derniers livres (XII et XIII) proposent une vision du monde plus globale, au-delà de la seule conscience humaine.

Dans la première partie du livre X, du chapitre 8 à 27, saint Augustin se propose d’étudier la mémoire, royaume des sens par excellence. Il y distingue la mémoire intérieure (mémoire intellectuelle) et la mémoire extérieure (mémoire sensible). Mais pourquoi saint Augustin fait-il suivre son examen de conscience (livres I à IX) par un examen de la mémoire humaine (livre X) ? Pour saint Augustin, la mémoire joue un rôle fondamental dans la conversion spirituelle nécessaire pour sortir du cercle vicieux du péché. Par cette étude de la mémoire, saint Augustin va donc répondre de manière inattendue à la question fondamentale qu’il se pose désormais, au terme de son examen de conscience : comment trouver Dieu ? Nous étudierons donc dans un premier temps la puissance de la mémoire, puis la distinction qu’opère saint Augustin entre les deux types de mémoire, ainsi que la voie qui mène à Dieu, autrement dit cette conversion spirituelle à laquelle saint Augustin appelle.

Incipit des Confessions de saint Augustin

Au début du livre X, saint Augustin pose la question de la connaissance de Dieu, finalité de la conversion spirituelle. Qu’est-ce que Dieu, cet être que j’aime ? La seule chose dont saint Augustin est sûr, c’est qu’il l’aime. Mais qu’aime-t-il, en aimant ? Première étape du raisonnement de saint Augustin, le chapitre 6 pose un dualisme très clair entre le corps et l’âme d’une part, l’intérieur et l’extérieur d’autre part : j’ai un corps, qui appartient au monde extérieur, et une âme, qui est au-dedans de moi. Et ce que j’aime, en aimant Dieu, ce n’est pas le corps ni le monde extérieur, mais l’âme, qui est à l’intérieur de moi. Saint Augustin affirme dès lors qu’il faut chercher Dieu avec son âme et non avec son corps, à l’intérieur de soi-même et non dans le monde sensible :

«C’est la clarté, la voix, le parfum, l’enlacement de ”l’homme intérieur” que je porte en moi, là où brille pour mon âme une clarté que ne borne aucun espace, où chantent des mélodies que le temps n’emporte pas, où embaument des parfums que ne dissipe pas le vent, où la table a des saveurs que n’émousse pas la voracité, et l’amour des enlacements que ne dénoue aucune satiété ; voilà ce que j’aime en aimant mon Dieu !» (saint Augustin, Confessions, X, 6)

J’aime ce que je porte en moi, à l’intérieur de moi, et non les choses extérieures, nous rapporte saint Augustin : «meilleure est la part intérieure de moi-même», dit-il encore [2]. J’aime toutes ces choses en tant qu’elles sont dans l’homme intérieur, c’est-à-dire à l’intérieur de mon âme. On voit dans cette première citation le rejet des propriétés physiques des choses du monde, que l’âme connaît cependant par les sens du corps, et par les messages de ces sens que la raison recueille. Les perfections de Dieu se manifestent à l’intelligence de l’homme à travers la création, donc à travers les choses physiques. Mais il s’agit de ne pas être asservi à ces choses extérieures, afin de pouvoir les juger à l’intérieur de soi. La beauté de la chose extérieure parlera à celui qui interroge la chose en la jugeant à l’intérieur, et non à celui qui s’arrête au monde extérieur. Saint Augustin précise, à la fin du chapitre 6, que la beauté de la chose est comprise par «ceux qui comparent leur voix du dehors avec la vérité qui est en eux» [3], première évocation d’un nécessaire retour sur soi.

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Cette citation distingue donc deux types d’homme, qui symbolisent la dualité humaine : l’homme extérieur est un instrument qui recueille les informations du monde extérieur par les organes des sens, tandis que le deuxième homme, c’est la conscience, la mémoire, et de manière secondaire, la raison, qui perçoit les informations reçues de l’extérieur pour juger ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Le critère de vérité, c’est bien cette partie intérieure de l’homme, la mémoire, ce vaste palais que saint Augustin va développer à partir du chapitre 8.

Ainsi, pour saint Augustin, seul celui qui a touché la vérité intérieure sera un bon juge et comprendra la nature des choses. D’un point de vue épistémologique, la vérité intérieure est la fondation certaine de la connaissance, et on ne peut pas interpréter le monde extérieur sans ce verbe intérieur. Et si tout le monde a la capacité de connaître cette vérité intérieure, présente en chacun de nous, l’homme peut également se fuir lui-même : cet homme est alors à l’extérieur de lui-même, obnubilé par la recherche des connaissances extérieures, comme arraché à lui-même, alors que la vraie connaissance est à l’intérieur de lui, à l’intérieur de sa mémoire.

Mémoire sensible et mémoire intellectuelle

Comment passer de cette extériorité du monde à l’intériorité de la conscience, à l’intériorité de cette âme qui se connaît elle-même et qui connaît Dieu ? Car Dieu n’est pas objet de connaissance sensible, et «c’est par mon âme elle-même que je monterai jusqu’à lui» [4]. Et tout d’abord, qu’est-ce que cette conscience ? Au chapitre 8, saint Augustin commence à explorer «les vastes palais de la mémoire, là où se trouvent les trésors des images innombrables véhiculées par les perceptions de toutes sortes» [5]. C’est là la mémoire sensible.

Dans ce premier type de mémoire se trouvent toutes les pensées que nous avons par rapport à ce que nous percevons, et tout ce que nous avons mis en réserve, si l’oubli ne l’a pas encore emporté. La mémoire sensible est donc le réceptacle des sensations du monde extérieur. Ainsi, lorsque je veux me souvenir d’un objet, d’une couleur ou d’une personne, les souvenirs apparaissent, plus ou moins rapidement, au gré de ma volonté. Les images des choses sensibles entrent dans la mémoire «pour s’y mettre aux ordres de la pensée qui les évoque» [6].

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La mémoire sensible permet aussi de disposer de soi-même : on se souvient de son passé, de ses actions, mais aussi de ses émotions et de ses affections. Par le souvenir, je peux en effet évoquer toutes ces sensations passées quand il me plaît et autant de fois que je le souhaite. La puissance de la mémoire permet par exemple de chanter sans faire travailler ma langue, et de préférer le miel au vin cuit sans être actuellement en train d’y goûter, car «c’est en moi-même que se fait tout cela, dans l’immense palais de ma mémoire» [7].

Troisièmement, la mémoire sensible permet l’imagination : on a dans ce palais une quantité d’images que l’on peut combiner à l’infini. À partir des souvenirs du passé, je peux méditer l’avenir, faire des projets, etc. Tout est comme présent dans mon esprit plein d’images. De même, sans les images des réalités que j’exprime (les images, et non les choses elles-mêmes, qui, elles, ne sont pas en moi), je ne pourrais rien dire. C’est un langage intérieur, sensible mais dématérialisé, dont saint Augustin loue la grandeur. Pour l’évêque d’Hippone en effet, la mémoire est plus admirable que le monde tout entier, et le voyage intérieur devient plus intéressant que le voyage dans le monde, qui, à en croire saint Augustin, perd tout intérêt.

Sandro Botticelli (1445–1510), Saint Augustin dans son cabinet de travail

La mémoire sensible est donc un lieu transitoire entre l’intériorité et l’extériorité, et se distingue de la mémoire intellectuelle, mémoire éternelle des vérités intelligibles. La suite du texte propose en effet une enquête sur la vérité intérieure, ce trésor qui, selon la métaphore spatiale utilisée par saint Augustin, se trouve caché dans une pièce tout au fond du palais. Ce lieu qui échappe à toute temporalité est intérieur à l’âme, mémoire des choses éternelles, et donc de Dieu. Tout au long de son œuvre, saint Augustin conserve en effet à l’homme la possibilité de la connaissance. Mais la connaissance de la vérité divine, but ultime de l’examen de conscience mené par saint Augustin dans les Confessions, exige un retour en soi-même, à l’intérieur de sa conscience, et non un détour par les choses sensibles. Il s’agit d’opérer une véritable conversion spirituelle (de l’extérieur vers l’intérieur), sur laquelle nous reviendrons dans le prochain billet. Outre la mémoire sensible, il existe donc une mémoire intérieure, la mémoire intellectuelle, que saint Augustin commence à décrire au chapitre 9. Outre les images des réalités extérieures présentes dans la mémoire sensible, «il y a aussi tout ce que j’ai appris des sciences libérales» [8].

Ces connaissances sont en effet des réalités (et non plus des images) situées en mon esprit. Ces connaissances sont présentes en moi non comme une image du monde extérieur, non de manière transitoire, mais comme une chose que je connais intérieurement. La consistance de ces objets est d’être éternel, comme le sont les objets mathématiques. Par opposition avec l’empirisme du philosophe sceptique Sextus, les mathématiques ne s’apprennent pas par expérience empirique : pour saint Augustin, nous avons déjà la notion de nombre, et à partir de cette notion nous sommes capables de calculer. Il y a donc dans la mémoire un savoir qui ne vient pas des sens, et qui est présent en notre âme préalablement à toute expérience sensible.

Signe, signification et vérité

Au chapitre 10, saint Augustin va revenir sur la distinction, également présente dans le De Trinitate, entre la signification ou le sens des mots, et le son de ceux-ci, c’est-à-dire leur signe. Pour saint Augustin, le signe est une chose sensible, perceptible, qui fait venir à l’esprit d’autrui quelque chose d’autre : un mot signifiant un sens. On peut en effet lire saint Augustin avec certains outils de la linguistique moderne, notamment la distinction que fait Benveniste entre un pôle sémantique et un pôle sémiotique où l’intérêt serait porté sur comment ça signifie (le signe lui-même), et non pas sur ce que ça signifie (le sens ou signification). Or, pour saint Augustin, c’est cette signification qui entre directement dans la mémoire, sans l’intermédiaire des sens. Tandis que les images des sons d’un mot resteront gravées dans la mémoire sensible, leur signification, c’est-à-dire la réalité même du mot, entrera directement dans mon esprit, et c’est dans mon esprit que je la reconnais comme vraie.

Lire aussi : Le scepticisme de Sextus Empiricus (Maël Groarzin)

Mais comment reconnaître la vérité de ces réalités ? Saint Augustin fournit ici une explication proche de la théorie platonicienne de la réminiscence : «elles étaient déjà dans ma mémoire, mais si loin et enfouies dans de si secrètes profondeurs que, sans les leçons qui les ont arrachées, je n’aurais pas pu peut-être les concevoir»[9]. Pour Platon, en effet, je reconnais l’idée du beau à travers la contemplation des belles choses sensibles (par exemple un beau corps) parce que mon âme a déjà contemplé l’idée du beau avant son incarnation. La contemplation des belles choses présentes dans le monde sensible provoque ainsi la réminiscence de l’idée du beau, et ainsi de suite pour chaque réalité intelligible – comme l’explique par exemple Platon dans le Banquet (210a4-211d1). De même, pour saint Augustin, la réalité du mot, sa signification, est déjà présente en moi, dans la mémoire intellectuelle, et cette présence me permet de discerner la vérité des réalités qui entrent dans mon esprit. C’est l’esprit qui reconnaît comme vraies les réalités intelligibles telles que le nombre et l’espace géométrique, par exemple [10].

Il s’agit donc de réactiver les connaissances enfouies dans les profondeurs de la mémoire intellectuelle. D’où la seconde métaphore spatiale (et non temporelle) que saint Augustin utilise à propos de la mémoire : non seulement un vaste palais, mais également un trésor enfoui. La mémoire intellectuelle est en effet le lieu où réside le Verbe divin, lieu vers lequel il s’agit de tourner son esprit, par une conversion spirituelle qui détourne l’ego personnel des choses du monde extérieur vers sa propre intériorité. Pour reprendre la distinction établie plus haut, il s’agit de s’attacher au sens intérieur, et non de rester accroché aux signes extérieurs. Pourquoi, en effet, se tourner vers l’extérieur, quand tout se trouve en nous ?

[La suite à suivre dans quelques jours…]

[1] Saint Augustin, Les confessions, traduction par Joseph Trabucco, Éd. Garnier Flammarion, Paris, 1964.
[2] Confessions X, 6.
[3] Ibid.
[4] Ibid., X, 7.
[5] Ibid., X, 8.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid., X, 9.
[9] Ibid., X, 10.
[10] Ibid., X, 12.

Crédits (Domaine public) : Incipit des Confessions ; Saint Augustin dans son cabinet de travail

 

Maël Goarzin

Doctorant en Philosophie antique à l’Université de Lausanne et à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE) à Paris, Maël Goarzin tient le blog Comment vivre au quotidien ? consacré à la philosophie comme manière de vivre et à l’(in)actualité de la philosophie antique. Il est membre de l’Association Stoa Gallica, pour l’étude et la pratique d’un stoïcisme contemporain. Suivre sur Twitter : @MaelGoarzin

 

 

Commentaires

Il me devient apparent maintenant que cette opposition entre dedans/dehors, intérieur et extérieur, structure l’expérience humaine. Mais je reste sur ma faim dans mon désir de pouvoir articuler, conjuguer ? extérieur et intérieur d’une manière qui assure une relation vivante entre les deux, et ne valorise pas l’un à l’exclusion ? de l’autre.
La haine de nous-mêmes en tant qu’être charnels, soumis à la corruption du temps traverse… les courants philosophiques d’est en ouest. Elle a trouvé à se loger… dans le Christianisme comme elle trouve à se loger dans bien des approches pseudo ? mystiques à l’heure actuelle. Je crains qu’elle finisse par avoir raison de Nous…

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