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Saint Augustin : la conversion spirituelle, retour sur soi et souvenir de Dieu

29/06/2021 | par Maël Goarzin | dans Classiques iPhilo | 1 commentaire

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ANALYSE (2/2) : Dans une série de deux articles, Maël Goarzin propose une introduction à la pensée d’Augustin d’Hippone (354-430) en présentant dans cette seconde partie sa théorie de la conversion spirituelle, que le philosophe chrétien a lui-même vécue. Vous pouvez retrouver la première partie consacrée à la mémoire, vaste palais et trésor enfoui.


Doctorant en Philosophie antique à l’Université de Lausanne et à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE) à Paris, Maël Goarzin tient le blog Comment vivre au quotidien ? consacré à l’(in)actualité de la philosophie antique. Il est membre de l’Association Stoa Gallica, pour l’étude et la pratique d’un stoïcisme contemporain. Suivre sur Twitter : @MaelGoarzin


La conversion spirituelle donnée en exemple par saint Augustin lui-même dans ses Confessions exige de se détourner de l’homme extérieur, de détacher son regard de la mémoire sensible pour se tourner vers l’homme intérieur et porter son regard vers la mémoire intellectuelle. Car c’est dans ce type de mémoire que se trouvent, pour saint Augustin, les réalités intelligibles et le Verbe divin. Je souhaiterais approfondir ici cette notion de conversion spirituelle, en faisant reposer mes réflexions sur la première partie du livre X des Confessions [1].

Le souvenir du bonheur et le souvenir de Dieu

Pour saint Augustin, la connaissance de Dieu exige un retour sur soi que seule une théorie de la mémoire permet de comprendre. C’est ainsi que, dans les chapitres 12 à 19, il détaille le fonctionnement de la mémoire entrevu dans les premiers chapitres du livre X. Il revient notamment sur la puissance de la mémoire, sensible et intellectuelle, qui permet à la fois de se remémorer ce qui n’est pas présent grâce aux images des réalités terrestres (c’est la mémoire sensible), et de se souvenir des réalités intelligibles (c’est la mémoire intellectuelle). Les souvenirs sont donc présents à la mémoire par leur image ou en eux-mêmes. Mais comment connaît-on Dieu ? A-t-on en nous une image de Dieu, ou est-il déjà présent à l’intérieur de l’âme ? Comment savoir si Dieu est en nous ? Et si c’est le cas, comment y parvenir ? Telles sont les questions auxquelles saint Augustin va tâcher de répondre à partir du chapitre 20.

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Pour décrire le processus de conversion spirituelle permettant à l’âme de se tourner vers Dieu, saint Augustin va partir de l’aspiration commune à tous les hommes : l’aspiration au bonheur. Car pour saint Augustin, la recherche du bonheur correspond à la recherche de Dieu. Mais qu’est-ce qui motive cette recherche du bonheur ? Est-ce le souvenir du bonheur ou bien le désir de connaître un état inconnu ? Pour saint Augustin, l’aspiration au bonheur implique le souvenir du bonheur. C’est en ce sens que saint Augustin se demande : «Où donc l’ont-ils connu pour le vouloir ainsi ? Où l’ont-ils vu pour l’aimer ?», et conclut aussitôt : «Certainement, il est en nous : comment ? Je ne sais.» [2]. Tous veulent être heureux, et ne peuvent donc pas être totalement étrangers au bonheur. Mais cette connaissance du bonheur est-elle dans la mémoire ? Et si le bonheur est présent dans notre mémoire, l’avons-nous été tous personnellement, ou bien seulement en tant que nous sommes descendants d’Adam et Ève, puisque tous deux ont connu le bonheur dans le Jardin D’Éden, avant la Chute ?

Afin de répondre à ces questions, saint Augustin précise dans la suite du chapitre 20 ce que les hommes recherchent en cherchant le bonheur : ce qu’il signifie, la chose même que le mot bonheur désigne, et non le son du mot, voilà ce qui est convoité par tous les hommes, dans toutes les langues. C’est donc l’idée du mot et non le mot lui-même que nous aimons. Mais en quoi consiste ce souvenir du bonheur ? Pour répondre à cette question, le chapitre 21 énumère dans un premier temps ce que le souvenir du bonheur n’est pas : le bonheur «ne se perçoit pas avec les yeux, car ce n’est pas un corps» [3]. De plus, il n’est pas comparable au souvenir des nombres car on ne cherche plus à les acquérir, ces nombres, quand on les a, alors que le bonheur, son idée nous fait l’aimer et vouloir être heureux à nouveau. Enfin, Le bonheur n’est pas le souvenir de l’éloquence, que certains veulent avoir, mais qu’ils ont entendu, ou vu. Le bonheur ne nous est donc pas révélé par les sens, et ne se situe donc pas dans la mémoire sensible.

Pour déterminer positivement cette fois ce qu’est le souvenir du bonheur, saint Augustin va le comparer au souvenir de la joie. Mais est-ce comparable ? «Peut-être», nous dit saint Augustin, car je ne l’ai pas vue, ni entendue, mais «je l’ai éprouvée dans mon âme, quand je me suis réjoui, et la connaissance en est restée fixée dans ma mémoire, afin que je puisse m’en souvenir, tantôt avec mépris, tantôt avec désir, selon la diversité des choses dont je me rappelle m’être réjoui» [4]. Si je me souviens de la joie éprouvée à l’intérieur, je peux également me souvenir du bonheur. Nous voulons tous être heureux, il s’agit là d’une volonté ferme. Or, nous dit saint Augustin, pour avoir une volonté aussi ferme, il faut une connaissance assurée, certaine. Où et quand ai-je donc éprouvé le bonheur ? Saint Augustin répond ainsi :

«Cette joie même, c’est ce qu’ils nomment le bonheur. Ils ont beau se proposer des buts différents, ils tendent tous à ce but unique : la joie. Comme la joie est une chose dont personne ne peut se dire sans expérience, nous la retrouvons dans notre mémoire et la reconnaissons, en entendant prononcer le nom de bonheur.» [5]

Au terme du chapitre 21, on ne sait donc toujours pas ce qu’est le bonheur, ni d’où nous en vient l’idée. Nous savons en revanche que la recherche du bonheur est partagée par tous et que, de ce fait, le souvenir du bonheur doit être présent dans la mémoire de chacun de nous.

De la connaissance de soi à la connaissance de Dieu

Le chapitre 22 ouvre la voie vers ce qui sera la réponse définitive de saint Augustin, car on ne trouve le bonheur qu’en Dieu : «C’est cela le bonheur ! Se réjouir de vous, pour vous, à cause de vous ; c’est cela et il n’y en a point d’autres» [6]. Le bonheur, et c’est par là que saint Augustin va exprimer plus profondément la conversion spirituelle qu’il nous engage à réaliser, est inséparable de la possession de la vérité : «le bonheur consiste dans la joie issue de la vérité» [7], c’est-à-dire la joie qui naît de Dieu. Cette joie, qui naît de la vérité, tous la veulent, et ils n’aimeraient pas le bonheur et la vérité «si leur mémoire n’en conservait quelque notion» [8]. Pourquoi certains sont-ils tout de même dans l’erreur ? Tout simplement, affirme saint Augustin, parce qu’ils aiment la vérité, et refusent de se laisser convaincre qu’ils ont tort. Jamais ils n’accepteront leurs erreurs, convaincus de la vérité qu’ils croient posséder ; «ainsi, ils détestent la vérité par amour de ce qu’ils prennent pour la vérité» [9]. Il s’agit pour ceux-ci de se tourner vers eux-mêmes, de chercher en eux l’unique vérité, car c’est à l’intérieur d’eux-mêmes qu’elle se trouve :

«Si misérable qu’il soit, il préfère goûter la joie dans la vérité que dans l’erreur. Il sera donc heureux, lorsque, libre de toute inquiétude, il jouira de l’unique vérité, principe de tout ce qui est vrai.» [10]

Dieu est dans la mémoire, nous dit saint Augustin au chapitre 24, et non pas en dehors :

«Voyez comme j’ai exploré le champ de ma mémoire à votre recherche, ô mon Dieu, et je ne vous ai pas trouvé en dehors d’elle. Car je n’ai rien trouvé qui ne fût un souvenir, depuis que j’ai appris à vous connaître ; et je ne vous ai pas oublié depuis que je vous connais. Où j’ai trouvé la vérité, là j’ai trouvé mon Dieu, qui est la vérité même ; et depuis que j’ai appris à connaître la vérité, je ne l’ai plus oubliée. C’est pourquoi depuis que je vous connais vous demeurez dans ma mémoire.» [11]

Dépositaire de la vérité divine, l’homme possède en lui le souvenir de Dieu, et c’est en se tournant à l’intérieur de lui-même, par une conversion intérieure, que l’homme va pouvoir connaître, ou plutôt reconnaître Dieu. Il s’agit de revenir à soi-même, et par là de revenir à Dieu qui est à l’intérieur de soi.

Dans la suite du texte, saint Augustin va insister sur les caractéristiques de cette connaissance très intérieure et silencieuse de Dieu : c’est un verbe, une pensée intérieure, et non un langage articulé. Reprenant la distinction linguistique entre le mot (signe) et le sens du mot (signification), saint Augustin rappelle l’infériorité du signe sur la signification du mot : le signe n’est signe qu’en tant qu’il renvoie au sens intérieur dont il est le signe. Tout ce qui est extérieur est du côté du mot sensible, et donc dévalorisé par saint Augustin. Dans l’intériorité du sens, au contraire, il y a pour saint Augustin une trace de la vérité, ce qu’il approfondira quelques années plus tard dans le De Trinitate. Pour saint Augustin, le retour en soi-même est donc nécessaire à la connaissance de la vérité. Et par ce retour sur soi, le sujet se connaît lui-même, ainsi que Dieu. Or, cette connaissance de Dieu est possible parce que Dieu est dans la mémoire intérieure, par opposition à la mémoire sensible :

«Quand je vous ai cherché par le souvenir, j’ai dépassé cette partie de ma mémoire que possèdent aussi les animaux : je ne vous y trouvais point parmi les images des objets matériels.» [12]

Opposant le souvenir de Dieu au souvenir des choses sensibles, mais aussi des affections telles que la joie, saint Augustin précise ensuite la nature de ce souvenir de Dieu présent en chacun de nous :

«C’est que vous n’êtes ni l’image d’un objet matériel, ni une affection d’être vivant, comme la joie, la tristesse, le désir, la crainte, le souvenir, l’oubli et tout ce qui est de même sorte, et vous n’êtes pas non plus l’esprit lui-même, puisque vous êtes le Seigneur et le Dieu de l’esprit. Toutes ces choses sont changeantes, mais vous, l’être immuable, vous subsistez au-dessus de toutes ces choses, et vous avez daigné habiter dans ma mémoire, depuis que je vous connais.» [13]

Pour saint Augustin, Dieu habite donc dans ma mémoire, et c’est en elle que je le trouve lorsque je pense à lui. Plus précisément, Dieu est dans cette mémoire intérieure et non sensible depuis toujours, mais nous ne l’entendions pas. Comme l’affirme saint Augustin au chapitre 27, Dieu est au dedans de nous, et la connaissance de Dieu exige donc une véritable conversion spirituelle, qu’il définit comme un véritable retour sur soi : si l’on veut trouver Dieu, nul besoin de chercher Dieu ailleurs qu’en soi-même : «Vous étiez avec moi et je n’étais pas avec vous» [14], énonce saint Augustin, parlant de son propre cheminement spirituel. Car les Confessions sont le récit de ce cheminement, de cette conversion spirituelle réalisée par saint Augustin lui-même pour trouver Dieu. Se détachant de tout ce qui était extérieur à lui, il a su se retrouver en lui-même, et ainsi trouver Dieu.

Dans ce livre X des Confessions, saint Augustin étudie donc la mémoire sensible pour la distinguer de la mémoire intellectuelle, intérieure, qui renferme la vérité divine. C’est à l’intérieur de soi que se trouve et qu’il faut chercher Dieu, dans les profondeurs de la mémoire. Non pas dans la mémoire sensible, qui ne reflète que le monde extérieur, mais dans la mémoire intérieure, qui est au-delà de cette mémoire extérieure. Il s’agit pour l’homme de se détourner du monde extérieur pour retourner en soi-même, à la recherche de la vérité divine que contient cette mémoire intérieure, dans un mouvement de conversion que l’on voit à l’œuvre dans toutes les Confessions. Au chapitre 40, après son examen des concupiscences de la chair, et parlant de sa propre recherche de Dieu, saint Augustin en résume ainsi les étapes :

«J’ai parcouru avec mes sens, comme je l’ai pu, le monde extérieur. J’ai observé la vie de mon corps et mes sens eux-mêmes. Puis je me suis engagé dans les retraites de ma mémoire, dans ces multiples domaines si merveilleusement pleins d’innombrables richesses ; je les ai considérés et j’ai été stupéfait. Sans votre secours je n’aurais rien pu y discerner, mais je me suis aperçu que rien de tout cela n’était vous. […] Car vous êtes la lumière permanente que je consultais sur toutes ces choses pour savoir si elles existaient, ce qu’elles étaient, ce qu’elles valaient, et j’écoutais vos leçons et vos ordres.» [15]

C’est par la conversion spirituelle que saint Augustin a pu entendre les ordres de Dieu, après s’être détaché du péché et des biens extérieurs, à travers cet examen de conscience qu’il a mené durant toute la première partie des Confessions. Le péché et la chaîne de l’habitude coupable altèrent en effet l’âme tout entière, et font perdre à l’homme son identité avec soi. L’âme enchaînée et scindée n’est plus elle-même, et éprouve son impuissance dans cette différence intérieure avec soi. Par la confession et la conversion, il est possible, néanmoins, de sortir de cette dispersion de soi par soi, comme la vie de saint Augustin le montre.

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Au terme de cette étude sur la première partie du livre X, il est désormais évident que la question de la mémoire n’est pas seulement pour saint Augustin une réponse théorique à un besoin de connaissance concernant le fonctionnement de la mémoire. L’enjeu pratique de cet examen théorique est bien celui de la conversion de l’âme, ce retournement de soi vers soi qui aboutit in fine à la connaissance de soi et de Dieu.

[1] Saint Augustin, Confessions, traduction par Joseph Trabucco, Éd. Garnier Flammarion, Paris, 1964.
[2] Ibid., X, 20.
[3] Ibid., X, 21.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid., X, 22.
[7] Ibid., X, 23.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Ibid., X, 24.
[12] Ibid., X, 25.
[13] Ibid.
[14] Ibid., X, 27.
[15] Ibid., X, 40.

Crédits: Fra Angelico, Conversion de saint Augustin, Domaine public ; Rome – Adam et Ève au Paradis Terrestre (Peter Wenzel), par Nicolas Vollmer, Licence CC BY ; Philippe de Champaigne, Saint Augustin, Domaine public ; Saint Augustin d’Hippone, Atelier saint André.

 

Maël Goarzin

Doctorant en Philosophie antique à l’Université de Lausanne et à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE) à Paris, Maël Goarzin tient le blog Comment vivre au quotidien ? consacré à la philosophie comme manière de vivre et à l’(in)actualité de la philosophie antique. Il est membre de l’Association Stoa Gallica, pour l’étude et la pratique d’un stoïcisme contemporain. Suivre sur Twitter : @MaelGoarzin

 

 

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J’avoue en être resté à la question de Ponce Pilate :  » La vérité ? Qu’est-ce que la vérité ?  » . Les gens persuadés de la détenir m’ont toujours amené à changer de trottoir.

par Philippe Le Corroller - le 29 juin, 2021



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