Quel avenir pour le XXIe siècle ?
BONNES FEUILLES : Nous avons le plaisir de publier quelques extraits du dernier essai de Jean-Marie Guéhenno. Brillant ouvrage que Le Premier XXIème siècle. De la globalisation à l’émiettement du monde (éd. Flammarion, 2021) dans lequel le diplomate décrit avec finesse (et philosophie !) le risque de confrontation, mais aussi et peut-être surtout de convergence de l’Occident avec la Chine. «Le succès chinois, sans que nous osions l’admettre, devient la tentation de l’Occident», écrit l’ancien secrétaire général adjoint de l’ONU qui s’inquiète d’une nouvelle gouvernance post-démocratique à l’ère des données. A lire pour comprendre les contours de la nouvelle guerre froide qui se profile et qui n’est en aucune façon une redite de la première.
Ancien élève de l’ENS et de l’ENA, agrégé de lettres, Jean-Marie Guéhenno est diplomate, ancien secrétaire général adjoint de l’ONU aux opérations de maintien de la paix (1998-2008), professeur à l’Université de Columbia et président de l’International Crisis Group. Il a notamment publié La fin de la démocratie (éd. Flammarion, 1993) ; L’avenir de la liberté (éd. Flammarion, 1999) et Le Premier XXIe siècle (éd. Flammarion, 2021).
Au lieu de voir [les sociétés en paix] comme autant d’exemples de l’état d’équilibre pacifique vers lequel tôt ou tard toute société humaine devrait revenir, je les ai vues comme des réussites exceptionnelles et toujours menacées […] La crise démocratique du monde occidental ne se réduit pas à la crise des institutions démocratiques. La question que nous pose le monde contemporain est celle des questions d’existence des communautés humaines, démocratiques ou pas, sur une planète mondialisée […] La question de la démocratie est seconde : pour que la démocratie soit possible, il faut une société. Au-delà des affrontements idéologiques, la crise [du Covid] a montré que l’équilibre entre l’individu et le collectif – expression d’une philosophie et d’une culture – est un facteur plus déterminant que le système politique.
Lire aussi : Quand la grande histoire affecte les petites (Alexis Feertchak)
Nous sommes au terme d’une très longue évolution, dont la victoire du christianisme […] a été le point de départ. La Renaissance, puis l’âge des Lumières et les révolutions […] ont sécularisé l’individu, qui est devenu le point de fuite de la politique moderne. L’effondrement de l’URSS et du communisme aura été le point culminant de cette trajectoire multiséculaire […] Nous sommes donc au début d’une ère nouvelle […] où l’invention de l’internet et la création d’espaces virtuels bouleversent le fonctionnement des sociétés humaines. Elles se globalisent tout en s’émiettant […] Avec l’affaiblissement des structures qui donnaient sa forme au monde ancien, l’avenir devient plus incertain, hésitant entre la menace diffuse d’une violence banalisée et la montée aux extrêmes d’un grand affrontement […] Au cœur du malaise contemporain, il y a l’incapacité à penser le monde selon des catégories politiques qui donnent l’espoir de le transformer.
Tout a commencé par un mensonge. Dans la fièvre de 1989, nous avons cru à la victoire décisive de la démocratie […] Nous avons pensé qu’au monde bipolaire de la guerre froide succédait un monde unipolaire, inspiré par des valeurs universelles et garanti par la bienveillance américaine […] Francis Fukuyama traduisit bien l’esprit de l’époque quand il crut voir la fin de l’histoire annoncée par Hegel : le combat d’idées qui avait si longtemps déterminé l’histoire du monde était clos. Un modèle politique, celui de la démocratie libérale, l’avait emporté. Il n’y aurait plus désormais que des escarmouches […] Jamais dans l’histoire moderne on n’avait vu aussi grand bouleversement accompagné d’aussi peu de violence. Très vite, le triomphe occidental devint celui d’un système qui embrassait dans une même vision démocratie libérale et économie de marché […] Quand la Chine commença d’ouvrir son économie, nous nous sommes aisément persuadés que cette ouverture économique préparait l’ouverture politique.
Mensonge ou illusion ?
Quand la guerre froide s’acheva, la construction d’un «nouvel ordre mondial» prit pour un temps le relais de la lutte contre le communisme. Ce nouvel avatar de la foi dans le progrès était délicieusement confortable, car il ne nous obligeait pas à choisir. Nous n’avions pas à trancher car demain serait meilleur qu’aujourd’hui […] Le mouvement nous définissait. L’esprit des Lumières apportait […] prospérité, liberté et paix. La croissance de ce qu’on appelait encore le Tiers-monde ne menaçait pas celle du monde développé. Elle la nourrissait […] au point que la lutte des classes apparaissait de plus en plus comme un concept désuet. Dans la course à la mondialisation, il n’y avait pas de perdants.
Notre plus grande illusion – notre premier mensonge ? –, dont tout découle, est d’avoir vu dans l’effondrement de l’URSS […] la victoire de la démocratie. Les révolutions qui réussissent doivent le plus souvent leur succès à la perte de confiance des dirigeants en eux-mêmes, plutôt qu’à la force de leur adversaire […] Ils furent vaincus parce qu’ils n’avaient plus la volonté de combattre […] François Furet aura été un des premiers à comprendre que 1989 n’était pas la victoire d’une idée, le triomphe de l’Occident, mais seulement la banqueroute du système soviétique, dont il dresse, dans Le Passé d’une illusion (1995), l’acte de décès.
Lire aussi : «La dissuasion nucléaire est véritablement un pacte avec le diable» (Jean-Pierre Dupuy)
Parce que le mur qui séparait l’Est de l’Ouest était tombé, nous avons rêvé d’un monde qui deviendrait une grande famille. Nous avons négligé le fait que […] la géographie n’a pas disparu. Nous sommes plus attachés à notre famille qu’à des inconnus […] Le sort de notre patrie nous mobilise plus que celui d’un pays dont nous ignorons presque tout. Il n’y a pas de honte à avoir de telles émotions, qui contrecarrent l’universalisme de la raison […] La circulation des hommes et des idées ne crée pas une grande communauté humaine […] 1989 n’a pas produit la mondialisation politique et morale espérée.
Nous devons aujourd’hui admettre à contrecœur que ce que nous présentions comme un projet universel, un «ordre multilatéral libéral», était d’abord un projet occidental, expression du moment éphémère où l’Occident parut dominer le monde […] Un des attributs de la puissance est la capacité à penser le monde d’une façon qui sert ses intérêts tout en persuadant les autres que cette vision sert également les leurs.
Du triomphe à l’anéantissement de l’individu
En évoquant les mensonges d’après 1989, nous sommes peut-être allés trop loin […] «Illusion» décrit mieux notre situation […] Si nous avons menti, c’est d’abord à nous-mêmes, et il s’agissait moins d’un mensonge qu’un refus de reconnaître la réalité […] L’idée de progrès cesse de se confondre avec le progrès de l’Occident […] L’Occident devient un moment d’une histoire dont il n’est plus l’avant-garde […] L’Occident n’est plus assuré ni de l’efficacité de sa force ni de la justesse de ses valeurs. Il n’est plus certain d’avoir raison ; il est sur la défensive, face à un monde qui lui fait désormais peur.
Toute civilisation dominante impose une mémoire collective, et la mémoire dominante a été celle de l’Occident. La remise en cause de personnages de l’histoire européenne comme Christophe Colomb est moins un jugement sur le passé de l’Europe qu’une manière de solder les comptes avec un Occident qui ne façonne plus le récit mondial […] Nous découvrons que la marche vers l’unification du monde inaugurée par les puissances occidentales ne conduit pas nécessairement au triomphe de l’Occident, que le progrès économique ne débouche inévitablement sur le progrès démocratique, et qu’au menu de l’avenir figurent d’autres plats que la démocratie occidentale […] Le XXIème siècle sera-t-il l’enfant de la place Tian Anmen ou de la chute du mur de Berlin ? Deux récits là aussi s’opposent, et celui de la victoire ultime de l’Occident a perdu son évidence.
Lire aussi : «L’invraisemblance de la vie démocratique palpable aux Etats-Unis» (Peter Sloterdijk)
Entre le monde et la société, il n’y a plus rien […] Le langage de l’utilité et des préférences employé par les économistes contemporains achève de débarrasser les activités humaines de toute considération morale […] Cette option évite habilement d’avoir à répondre à la question des fins dernières […] La société devient un jeu de miroirs, une composition en abîme, où le regard se perd dans la réflexion à l’infini de soi-même […] La comparaison se substitue à l’évaluation. Le corollaire de cette manie de la comparaison est que l’individu moderne admire plus que tout autre celui qui rafle la mise, car c’est la victoire qui détermine la valeur […] Il n’y a de valeurs que relatives […] Ce raccourci habile qui nous épargne de poser la question des «fins dernières» nous a pour un temps enivrés. Il est maintenant la cause de nos angoisses. Nous voilà à la fois parfaitement autonomes, libres de ne penser qu’à nous-mêmes et incapables de nous définir autrement que par notre relation avec un système que nous avons renoncé à comprendre. […] Ainsi, au bout du triomphe de l’individu, par un retournement dramatique, il y a son anéantissement.
L’évolution politique des pays nordiques, riches, de taille moyenne et jusqu’à il y a peu de population homogène, pose des questions inquiétantes : la part élevée de la dépense publique et des transferts dans le produit national brut y a été bien tolérée tant qu’elle bénéficiait à des concitoyens qui avaient la même couleur de peau et les mêmes cheveux blonds… […] A contrario, l’absence d’homogénéité de la population américaine est peut-être une explication de la faiblesse structurelle des idées sociales-démocrates aux Etats-Unis.
Fragmentation à l’infini
Dans un monde où la société n’existe plus, la politique ne pouvait que perdre sa centralité […] L’avenir ne dépend plus de la «société» […], il est dans les mains de chaque individu. 1989 a, pour un temps, presque réussi à abolir la société. Dès lors qu’entre grands partis, il n’y a plus que des nuances d’exécution dans le champ devenu étriqué qui reste à la politique, les partis de gouvernement perdent inévitablement du terrain […] TINA (There is no alternative) est ainsi devenu l’ultime argument, exact opposé de la formule utilisée dans un autre temps – 1953, en pleine guerre froide – par Pierre Mendès France […] : «Gouverner, c’est choisir» […]
L’individu est libre, mais l’Etat qui est supposé le représenter est devenu l’esclave des experts […] A quoi bon vouloir conquérir l’Etat quand on ne croit plus à l’Etat ? Le totalitarisme soviétique avait prétendu évincer la politique au nom du socialisme scientifique. L’individualisme post 1989 a la même prétention au nom du capitalisme scientifique.
Lire aussi : Toutes les civilisations se valent-elles ? (André Perrin)
La politique rassemble désormais sur des identités. Et ces identités, construites sur l’affirmation d’une différence, loin d’organiser la société en groupes qui pourraient structurer un débat politique, la fragmentent presque à l’infini […] Nous devons désormais éviter toute intrusion dans la zone de confort de l’autre, en contrôlant nos propos pour ne jamais choquer […] Beaucoup de libéraux américains, jadis fervents défenseurs de la liberté d’expression, se sont convaincus que l’autocensure généralisée est désormais la seule manière de garder un monde vivable […] L’impossibilité du débat de la raison débouche sur la fuite en avant vers une histoire officielle […] Cependant, quand tout acte peut devenir une offense, le cloisonnement de la société en groupes repliés sur eux-mêmes a de plus en plus de mal à assurer la paix : [ces groupes] poursuivent le même objectif : préserver de toute contradiction, même argumentée, la quiétude confortable des certitudes dans lesquelles ils se sont enfermés.
L’indifférence remplace l’indécision […] La complexité ne fait plus recette. On l’appelle enfumage […] Seul Xi Jinping semble tenter de recréer en Chine le mythe du leader surplombant la nation de sa sagesse. Mais, dans la plupart des pays, l’individu-masse ne demande pas à ses chefs de lui être supérieurs, car il ne croit plus au leader démiurge qui va imprimer sa marque sur un Etat fort. Il le veut au contraire le plus ressemblant possible à sa propre médiocrité. Il revendique le droit à la vulgarité.
Un monde alternatif ?
Il s’agit de moins en moins, par une action collective, de faire de l’Etat l’agent d’une transformation de la société […] Statuer sur ce qui est nécessaire pour faire face à un événement improbable mais catastrophique s’il se produit, pandémie ou guerre, déterminer l’étendue de la solidarité, et donc les mesures de protection, sont des décisions auxquelles ni la logique de l’individu à la poursuite de son bonheur personnel ni la logique du savoir n’apportent de réponse […] Dans ce monde désenchanté où monte la violence et rôde la tragédie, la politique donne alors, et paradoxalement, l’impression d’être une comédie d’une extraordinaire légèreté […] On tente de maîtriser les perceptions à défaut de maîtriser les réalités.
Les utopies identitaires ont remplacé les utopies de projet, et le secret de leur réussite est de permettre à un groupe de s’identifier, de se définir […] La complexité insaisissable du monde crée un sentiment d’impuissance qui nourrit la colère […] On est victime plutôt que citoyen […] Les nouveaux militants de la politique recherchent la chaleur de valeurs partagées […] Appauvris de leur passé, ou divisés par lui, les individus solitaires et sans mémoire qui composent les sociétés contemporaines cherchent une appartenance, un groupe auprès duquel se réfugier.
Lire aussi : La guerre des immortalités (Philippe Granarolo)
Pour les vieilles nations européennes, le passé n’est plus que la nostalgie d’un temps où c’était l’Europe qui faisait irruption dans le monde, et non l’inverse. Ce repli sur soi explique que les nationalistes d’aujourd’hui s’entendent si bien entre eux […] Ils ne sont pas impérialistes parce qu’ils ne sont pas universalistes, bien au contraire […] Le refus du messianisme par les partisans de Trump ne traduit pas seulement une fatigue d’empire. Il exprime le refus de n’être que la matrice d’un monde uniforme […] Toute nation est exceptionnelle et doit suivre son chemin exceptionnel […] Hongrois, Polonais, Américains ne sont pas seulement des agents économiques, exemplaires indéfiniment reproductibles d’un être abstrait construit par la théorie. Ils ont leur histoire, leur mémoire, qui ne ressemble à aucune autre […] Et ils ne veulent pas que cette histoire unique ne soit qu’une étape vers une histoire universelle.
L’alternative que proposent les islamistes occupe elle aussi le terrain de l’imaginaire […] C’est sur le terrain des rêves qu’ils livrent d’abord bataille […] Ils attirent précisément parce qu’ils proposent un monde alternatif sans rapport avec celui dans lequel nous vivons. Sa séduction réside dans l’absence de passerelle avec le monde tel qu’il est […] Le trait commun des fanatismes est de nous faire échapper à la complexité insupportable des choses en nous permettant d’accéder à des mondes clos qui se suffisent à eux-mêmes […] Le télévangéliste américain et le prédicateur islamiste font de la religion une technique de réussite personnelle.
Réaction au nihilisme
Ces stratégies, nationalistes ou religieuses, […] révèlent un besoin profond de notre époque, qui leur survivra : elles ont en commun d’être, ou de prétendre être, des combats pour les valeurs. Ce retour des valeurs est une manifestation de la crise générale de légitimité dont souffrent les institutions politiques ; dans les démocraties, cette crise prend la forme d’une rébellion contre une société dont la seule religion est celle du processus, et où la loi exprime moins la souveraineté du peuple que l’asservissement à la technique. La loi est devenu un alibi […] Les politiciens mettent l’accent sur la forme pour éviter d’avoir à répondre sur le fond […] Du côté de la politique traditionnelle, il y a l’extension insupportable de l’idéologie du marché au terrain des valeurs […] La meilleure société est celle qui laisse le champ libre à une multitude de systèmes de valeurs sur lesquels il ne convient pas de porter de jugement : la tolérance n’est plus la valeur d’une philosophie humaniste qui ne renonce pas à la recherche de la vérité, mais une commodité de fonctionnement dans une société sans repères.
La question écologique touche à tous les aspects de la vie d’une société, et elle est à ce titre éminemment politique : elle impose de faire des choix entre des objectifs qui ont chacun leur légitimité mais ne peuvent tous atteints simultanément […] L’écologie contribu[era] peut-être un jour à la renaissance durable de la politique. [Mais] les militants de l’écologie radicale, en brandissant la menace de l’enfer climatique et de la fin de l’humanité, sont dans la même logique absolutiste que ceux qui vantaient hier l’avenir radieux du socialisme ou ceux qui promettent aujourd’hui le paradis du califat avec l’Etat islamique. Quand on est convaincu que c’est le paradis ou l’enfer qui sont au bout du chemin, le débat démocratique devient impossible : l’enjeu est trop grand pour prendre le risque du débat, et un pouvoir dictatorial devient légitime. A situation d’urgence, état d’urgence.
Lire aussi : Logique totalitaire et crise de l’Occident (Jean Vioulac)
Dans ce monde où notre premier instinct est de ne pas faire confiance, et de soupçonner le mensonge et le complot, la renaissance du combat pour les valeurs, si imparfaite et si dangereuse dans la forme qu’elle prend, est un signe, le symptôme d’une réaction profonde et générale contre le nihilisme sur lequel débouche en fin de compte le triomphe de l’individu.
La révolution technologique a préparé l’individu contemporain à voir dans les médias sociaux un instrument de puissance plutôt que d’asservissement […] L’individu-masse du XXIe siècle ne se pense plus comme un auditeur mais comme un émetteur […] Cette différence change son rapport avec les gouvernants […] Un enivrant et trompeur sentiment de puissance s’empare alors de tous ces éditorialistes d’un jour qui offrent une opinion que personne ne demande, belle revanche pour tous les perdants de la course individuelle à la réussite.
Souveraineté digitale ?
Ce mépris du savoir et des experts résulte lui-même pour une part de l’évolution de la science moderne. Dans La révolte des masses, ouvrage paru en 1930, Ortega y Gasset analysait déjà la distance qui existe selon lui entre les savoirs spécialisés des techniciens et la science elle-même, qui est toujours une tentative globale d’interprétation de l’univers, et définit selon lui la civilisation européenne. Il ajoutait de façon volontairement provocante que beaucoup de progrès de la science expérimentale sont le fait d’hommes médiocres et même «moins que médiocres». Il entendait par là que la nécessité de la spécialisation dans le champ en continuelle expansion de la science enferme les techniciens du savoir dans leur spécialité : ils transforment l’insatisfaction métaphysique de l’être humain […] en une suite de questions particulières auxquelles ils s’efforcent de trouver des réponses. D’une certaine manière, le rejet contemporain de l’expertise, dans son outrance imbécile, est une réaction grossière à l’arrogance des spécialistes qui ont prétendu que les seules questions qui méritaient d’être posées étaient celles auxquelles ils espèrent apporter une réponse […] Mais la dignité des humains est de continuer de penser que les questions les plus importantes sont celles qui n’ont pas de réponse. L’homme-masse se venge de l’expertise qu’il n’a pas en contestant à ses représentants l’abus de la leur, et tous les sans-grade de Facebook se découvrent légitimes dans leur remise en cause de toute autorité supérieure, y compris celle du savoir.
La stridence est une composante du succès […] Cette foule n’a pas «la sagesse des foules» qu’évoque James Surowiecki dans le livre du même nom publié en 2005, dans lequel il observait que la moyenne des opinions de non-spécialistes peut être remarquablement exacte, souvent plus fiable que celle des spécialistes. Ceux qui la composent ne respectent pas une condition essentielle posée par Surowiecki : ils ne se forment pas leur opinion indépendamment de celle des autres, ils se font écho les uns aux autres. La formule de David Riesman, décrivant il y a plus de cinquante ans les Américains comme une «foule solitaire», correspond mieux aux foules d’aujourd’hui, faites d’individus seuls devant leur ordinateur et en même temps immergés dans l’océan en perpétuelle ébullition de l’information […] Mark Zuckerberg procure à chacun l’illusion de participer à un parlement mondial qui fait de lui le dépositaire d’une nouvelle souveraineté digitale.
Lire aussi : Pourquoi le cosmopolitisme institutionnel (Louis Lourme)
La saisie de millions de données permet déjà de découvrir des corrélations invisibles à l’esprit humain ; elle accentuera la tendance de la science appliquée moderne à expliquer le comment plutôt que le pourquoi, mais le comment sera bien utile pour prévenir des maladies, devancer des criminels avant qu’ils ne passent à l’acte, améliorer les récoltes… […] On ne crée pas de syndicats d’octets : au fur et à mesure que les sources de la richesse deviennent plus immatérielles, il devient de plus en plus difficile d’organiser des contre-pouvoirs […] Nous ne sommes plus des lecteurs : nous sommes devenus le livre.
On ne fondera pas une communauté politique sur la juxtaposition d’une multitude de forteresses inexpugnables […] Notre rapport à la sphère privée est ambigu : est-elle la forteresse où se retrancherait notre identité, ou l’antichambre de la sphère publique ? […] Quand nous faisons de chaque individu l’arbitre suprême de la frontière entre sphère publique et sphère privée, nous donnons une réponse réductrice, et finalement étroitement mercantile, à une question qui concerne toute la société, et pas seulement le monde virtuel de l’internet. En vérité, nous ne sommes pas libres de donner congé au monde.
La Chine, notre avenir ?
La collecte, la détention et l’exploitation des données seront dans les années qui viennent la principale source de progrès pour l’humanité, mais également la plus efficace instrument de pouvoir. Le succès de la Chine ébranle de l’intérieur l’idéologie de l’individu, en faisant voler en éclats le triplé [liberté, prospérité et paix] qui a contribué à son succès. L’équation ne fonctionne plus, et la Chine en est l’insolente démonstration […] La Chine oblige l’Occident à un difficile examen de conscience. La certitude du progrès démocratique indéfini de l’humanité déterminait le point de fuite de nos rêves, et les routes du progrès avaient toutes le même point d’aboutissement. Voilà qu’une multitude d’avenirs alternatifs se présente, et l’Occident ne peut plus jouer sur tous les tableaux ni prétendre qu’il est avide de liberté quand il est sans doute avide d’argent.
[La Chine] évoque l’image terrifiante d’un pouvoir tout-puissant qui ferait de la société une fourmilière bien ordonnée. Elle surclasse, grâce à la technologie, la dictature décrite par George Orwell, remisée d’un coup à la préhistoire de tels régimes. Le système de «crédits sociaux» qu’elle met en place résume toutes nos angoisses et toutes nos envies, car il va bien au-delà de ce que les dictatures du passé ont pu rêver, et bien au-delà de ce que nous pouvons espérer pour tirer le meilleur parti des données que nous livrons à la société. Au fur et à mesure que le système se perfectionnera, [il permettra de] mesurer la conformité de chacun aux besoins collectifs, ceux-ci étant pour le moment définis par l’autorité politique : le système chinois actuel en est un prototype.
Lire aussi : Le camp, paradigme du 21e siècle (Diane Delaurens)
Un système aussi complet de surveillance des individus est un épouvantail commode pour nous faire aimer le désordre démocratique […] Dans cet affrontement, le réflexe de l’Occident, qui l’aide à retrouver confiance dans une incertaine identité démocratique, est de voir dans la Chine une version modernisée de la dictature décrite par Orwell […] Nous serions donc au début d’une «seconde guerre froide» : cette comparaison nous rassure, parce que nous sommes convaincus d’avoir gagné la première […] Notre autosatisfaction, une seconde fois, risque de nous perdre.
L’Occident capitaliste a en face de lui un système dont il ne peut nier qu’il fonctionne – bien différent en cela de l’économie ankylosée de l’URSS –, mais ce système ne lui est pas idéologiquement étranger, et certaines de ses caractéristiques lui font envie […] La Chine d’aujourd’hui est l’enfant bâtard de l’Occident, et le bâtard fait envie à son parent putatif occidental […] Nous envions un pays où la réussite économique n’est pas accompagnée, au moins en apparence, par les dislocations sociales qui fragilisent nos sociétés. Ce n’est pas seulement l’exceptionnelle réussite matérielle de la Chine qui fascine, mais aussi sa capacité à maintenir une certaine harmonie de la société.
Dictature préventive versus répressive
L’avenir de la Chine est peut-être finalement mieux décrit par Aldous Huxley, qui imaginait des pilules du bonheur, que par George Orwell […] L’Etat définit le bonheur […] en façonnant les aspirations et les rêves de chacun grâce à la manipulation des esprits […] Il n’y aura plus de prison si les barreaux deviennent superflus. La «dictature préventive» aurait remplacé la «dictature répressive» […] La Chine apporte à la question ancienne du juste équilibre à trouver entre l’individu et le collectif une réponse inédite […] La Chine est donc beaucoup plus qu’une alternative à l’Occident, elle menace d’en être l’avenir […] L’enfant bâtard de l’Occident est en passe d’en devenir l’enfant légitime […] Le succès chinois, sans que nous osions l’admettre, devient la tentation de l’Occident […] Nous entrerions plus que jamais dans un monde unidimensionnel, mais nous ne regretterions pas le pluralisme parce que nous serions chacun dans notre petite alvéole, protégés de la différence et du doute.
Pour tous les pays dont l’identité, à la différence des nations européennes, n’a pas été trempée par un millénaire de violences, et qui cherchent un raccourci vers la stabilité que des siècles de guerre ont fini par produire en Europe, l’expérience de la Chine contemporaine est particulièrement séduisante […] L’Occident, avec son désordre démocratique, avec ses polarisations amplifiées par les nouvelles technologies, a aujourd’hui moins d’attraits. Mais lui aussi est à la poursuite d’une harmonie retrouvée. La grande différence avec la Chine est que ce sont les entreprises plutôt que l’Etat qui sont les pionnières de cette exploration.
Lire aussi : Décroissance heureuse à l’horizon ? (Alexis Feertchak)
La confrontation avec la Chine sera donc très probablement de moins en moins une confrontation idéologique dans laquelle s’opposeraient un système autocratique et un système démocratique, mais bien plutôt une compétition entre deux systèmes qui cherchent, l’un avec plus de succès que l’autre, à dissoudre en leur sein les conflits qu’engendre l’idéologie de l’individu lancé à la poursuite du succès économique […] Chacun des systèmes s’efforce, à sa manière, de créer autour de chaque citoyen/consommateur une bulle d’informations où il puisse se sentir à l’aise.
Si cette convergence devait se confirmer, elle ne représenterait pas la capitulation d’un modèle occidental et la victoire d’un modèle chinois, mais plutôt l’émergence graduelle d’un monde post-démocratique, plutôt que tyrannique […] L’Occident a prétendu faire de la formule «que le meilleur gagne» l’étalon ultime de la valeur. Si la Chine réussit mieux que l’Occident à concilier croissance économique et harmonie sociale, n’est-elle pas le meilleur système ? L’idéologie du gagnant se retourne contre ses auteurs ! […] L’Occident et la Chine se rejoindraient non en abolissant les rapports de force, mais en les rendant pour ainsi dire invisibles. Grandes entreprises occidentales de l’internet et Parti communiste chinois se retrouveraient dans la même ambition de contrôler les esprits jusqu’au point où le confort aura fait oublier la servitude […] La Chine deviendra une post-dictature, et les démocraties des post-démocraties.
L’ordre des machines
Nous n’en sommes pas encore là. Il se peut que la Chine, au lieu de devenir une «post-dictature» du XXIe siècle, reste une version modernisée des dictatures du XXe siècle […] Chacun pense d’abord à lui-même, et cette réaction tout humaine empêchera peut-être l’ordre du Parti de devenir le prélude à l’ordre des machines […] La plus grande menace sur la paix est la fragilité interne des communautés politiques, y compris celles qui paraissent les plus puissantes.
Après deux siècles de croissance rapide, le monde doit se préparer à gérer dans les cinquante ans qui viennent la fin de la croissance rapide, et peut-être la stagnation. Un paradoxe intéressant de notre temps est que la Chine – qui a si efficacement mobilisé la dynamique capitaliste pour assurer sa propre croissance – serait par sa culture la mieux préparée à un basculement vers un état stationnaire […] Le primat chinois de l’harmonie peut s’accommoder moins difficilement d’un monde en quête d’une sorte d’immobilité. La stagnation qui a caractérisé pendant plusieurs siècles la Chine redeviendrait un atout ! Le passage de témoin de l’Occident à la Chine signalerait non seulement la fin d’une certaine conception du rôle de la politique, mais aussi une remise en cause de l’idée même de progrès, ligne de fuite de l’éternelle insatisfaction de l’individu.
La «tentation chinoise» n’est pas seulement la conséquence naturelle du déclin démocratique : elle correspond peut-être à un besoin réel de nos sociétés. Depuis 250 ans, nous courons, et le déséquilibre de la course définit l’individu occidental, qui trace son chemin, ses chemins. Or ce cheminement a transformé le monde. Sommes-nous arrivés au bout de la course ? L’harmonie, plutôt que le dépassement de soi, doit-elle maintenant nous définir ? Rien n’est joué, et le champ des possibles est grand ouvert sur la manière dont les démocraties occidentales vont gérer leur perte de centralité.
Pour aller plus loin, nous vous conseillons la recension qu’en a fait dans Le Figaro notre rédacteur en chef, Alexis Feertchak.
Et pour aller encore plus loin : GUEHENNO, Jean-Marie, Le Premier XXIe siècle. De la globalisation à l’émiettement du monde, éd. Flammarion, 2021
Ancien élève de l'ENS et de l'ENA, agrégé de lettres, Jean-Marie Guéhenno est diplomate, ancien secrétaire général adjoint de l'ONU aux opérations de maintien de la paix (1998-2008), professeur à l'Université de Columbia et président de l'International Crisis Group. Il a notamment publié La fin de la démocratie (éd. Flammarion, 1993) ; L'avenir de la liberté (éd. Flammarion, 1999) et Le Premier XXIe siècle (éd. Flammarion, 2021).
Commentaires
[…] un brillant essai, Le Premier XXIe siècle. De la globalisation à l’émiettement du monde, dont iPhilo a publié les bonnes feuilles, l’ancien secrétaire général adjoint des Nations unies, en charge des opérations de maintien […]
par iPhilo » De la difficulté géopolitique d’aimer son prochain comme soi-même - le 29 novembre, 2021
[…] un brillant essai, Le Premier XXIe siècle. De la globalisation à l’émiettement du monde, dont iPhilo a publié les bonnes feuilles, l’ancien secrétaire général adjoint des Nations unies, en charge des opérations de maintien […]
par De la difficulté géopolitique d’aimer son prochain comme soi-même | Groupe Gaulliste Sceaux - le 3 décembre, 2021
[…] aussi : Quel avenir pour le XXIe siècle ? (Jean-Marie […]
par iPhilo » Vladimir Poutine, le «fou de Moscou» - le 1 mars, 2022
Laissez un commentaire