Entre malentendu, hypocrisie et angoisse : déclarer l’amour ?
ANALYSE : L’angoisse de la déclaration d’amour est inhérente à l’acte d’aimer lui-même en tant qu’il porte en lui le tremblement de l’inquiétude, estime Jean-François Crepel. Osons même affirmer que cette angoisse peut être une marque d’authenticité du sentiment amoureux car même le plus libertin a connu ou connaîtra, ne fusse qu’une seule fois, le tremblement de l’inquiétude devant l’acte de se déclarer à son bien-aimé. Bonne Saint Valentin !
Professeur de philosophie depuis 1999, Jean-François Crepel enseigne au lycée Saint-Joseph du Loquidy-la-Salle de Nantes. Il collabore avec l’association Philosophia et a notamment donné un cours à l’Université Permanente de Nantes sur le thème «Kierkegaard ou le choix de soi».
Qui ne voit que le premier écueil de l’amour relève d’abord du risque de malentendu que font courir les mots de l’amour, et en premier lieu ceux de sa déclaration à l’être aimé ? C’est qu’il s’agit d’un dire bien singulier que cette déclaration, puisqu’elle est autant une confidence intime qu’une demande «Je t’aime» signifie aussi bien l’aveu intime que «j’éprouve pour toi les sentiments les plus profonds que puisse éprouver un être humain pour un autre», qu’un appel plein d’angoisse et de supplication à répondre à la question implicite : «Dis-moi que ce sentiment est partagé ! Répond à ma demande d’amour!». Dire l’amour n’est donc jamais simple parce que, d’une part, cela est toujours une expérience angoissante pour l’amant que de déclarer son amour à l’aimé et, d’autre part, parce que la formule elle-même ne se laisse pas réduire analytiquement à une signification élémentaire et transparente. Notre objectif sera donc triple : d’abord savoir s’il est possible d’y voir plus clair sur la signification première de la déclaration d’amour, ensuite examiner la portée éthique de cette déclaration : dire «Je t’aime.», est-ce, d’une façon ou d’une autre, s’engager dans une «relation» amoureuse ? Enfin apaiser, autant que faire se peut, l’angoisse de cette déclaration.
Partons de la déclaration elle-même, acte performatif par excellence (1). La déclaration d’amour appelle toujours une interprétation de la part du destinataire à qui elle est adressée. Il en va ici de même de la déclaration de guerre. Dans le mois de juillet 1945, à la veille des bombardements nucléaires d’Hiroshima et de Nagazaki, les Alliés interprétèrent le mot japonais Mokusatsu, dans la bouche du Premier ministre japonais, comme un signe de mépris à l’égard de l’ultimatum qu’ils venaient d’envoyer au gouvernement nippon, et donc implicitement comme une déclaration de guerre (2). Or de la même façon que la déclaration de guerre, la déclaration d’amour ne peut échapper au malentendu de son énonciation. Qui sait en effet ce qu’éveille cette déclaration dans l’esprit de l’être aimé ? Une indifférence ? La fureur de la guerre ? La douceur d’un apaisement ? On peut faire ainsi une première hypothèse : la déclaration d’amour est vouée au malentendu parce qu’elle ne peut se dire que par un déplacement de signification qui lui est sans doute essentiel. Le langage de cette déclaration serait ainsi d’essence métaphorique. Dire son amour, ce serait toujours dire aussi autre chose que l’amour, et le dire aussi à d’autres qu’à la personne aimée. Rien de moins transparent et de plus équivoque alors, que cette déclaration ! Il y aurait donc dans la déclaration d’amour une étrangeté à soi qui l’opposerait diamétralement à la conscience de soi. Déclarer l’amour serait faire tout le contraire que d’affirmer en conscience : «je pense donc je suis» (3), car ce serait exprimer une parole dont la portée échappe au locuteur et parvient de façon toujours incertaine à celui auquel on la destine.
De cette hypothèse, on serait tenté de ne tirer qu’une conséquence un peu désespérante, voire cynique : si l’amour ne se dit jamais clairement, c’est qu’on le fait d’autant mieux qu’on renonce à le dire avec authenticité. Ce qui signifierait alors qu’on ne ferait jamais l’amour que sur le malentendu d’une déclaration incomprise ! Et la comédie est, en effet, pleine de ces quiproquos d’un faire qui s’autorise de l’ambiguïté du dire (4). La conclusion éthique semblerait alors devoir être qu’il ne faut plus rien dire de l’amour, mais plutôt lui appliquer la sage formule de Wittgenstein : «Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire.» (5). Cette solution est évidemment insatisfaisante à qui veut sauver la déclaration d’amour de l’insignifiance.
Remarquons d’abord que l’équivoque des mots n’est pas la même chose que leur absurdité. Ce n’est pas parce que les mots peuvent dire plusieurs choses, et à plusieurs personnes, qu’ils ne veulent rien dire. Faisons donc une deuxième hypothèse : ce qui troublerait dans la déclaration d’amour, c’est qu’elle est chargée de toutes les intentions de signification qui ont pu présider antérieurement, ou pourront diriger ultérieurement cette parole amoureuse. La déclaration d’amour est chargée de toute l’intensité des intentions amoureuses passées, présentes et à venir de toute l’humanité. Le temps de cette déclaration est donc singulier : à la fois moment suspendu, «instant d’éternité», et récapitulation, autant qu’anticipation, de tous les temps : passé, présent et avenir, des intentions amoureuses. Moment grandiose et paradoxal s’il en est, le moment de la déclaration d’amour ne peut donc que désorienter tant l’amant que l’aimé. En effet, le sens de ce qu’elle dit ne peut qu’échapper au déclarant, en même temps qu’écraser le ou la destinataire de la déclaration, sous la charge mentale de ce qu’elle signifie. C’est sans nul doute pourquoi cette déclaration coûte autant à ceux et celles qui y mettent toute leur conscience, et si peu, à d’autres qui n’y voient que l’occasion d’exprimer leur frivolité. La déclaration d’amour est ainsi à moralité variable ! En résumé, nous dirons, pour l’instant, qu’il est erroné d’accuser le langage de trahir le sentiment amoureux en ne permettant pas l’expression adéquate de ce sentiment. Le langage n’est pas impuissant à dire l’amour, c’est la déclaration d’amour qui révèle la puissance performative trop souvent oubliée du langage. De plus, le moment de la déclaration d’amour est celui d’une sorte de «savoir absolu» de l’amour qui reprend et appelle l’amour universel à se singulariser dans ce moment d’exception, autant que la déclaration d’amour à s’universaliser en un «éternel» amour. Est-ce à dire que la déclaration d’amour engagerait l’amant.e envers l’aimé.e ?
Examinons donc maintenant la portée éthique de la déclaration d’amour : la déclaration d’amour, pourrait-on dire, résonne le plus souvent comme une promesse aux oreilles de l’être aimé, mais cette promesse est lourde des malentendus déjà énoncés, puisque on ne peut mesurer exactement à quoi cette promesse engage l’amant, ni même si elle l’engage en quoi que ce soit. Il faudrait pour parler d’engagement préciser un contrat d’engagement. Or, si le contrat de mariage est une chose, la déclaration d’amour en est une autre. Ce moment lyrique appelle en effet autre chose qu’une procédure juridique d’appariement ! Lourde de ces malentendus, la déclaration d’amour est donc surtout, serions-nous tentés de dire cyniquement, promesse de conflits à venir ! «Par tes mots, tu semblais m’avoir juré attention, assistance, dévouement, fidélité ou au moins respect… et tu te révèles négligent, absent, infidèle, méprisant» ! La déception est d’autant plus amère qu’elle vient alors surtout de soi-même : se condamnant pour sa naïveté et sa légèreté d’appréciation, l’être aimé s’en veut d’avoir cru un peu vite aux déclarations d’amour de l’amant, et il ou elle se jure alors, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus… (6)
Qui ne voit aussi que la promesse d’amour peut ne pas survivre à sa déclaration inaugurale ? «Je t’aime», oui, mais pour combien de temps ? Un «Je t’aime» prononcé dans l’affectation d’un moment peut être sincère, mais ne signifie pas que l’amour va durer, qu’il va grandir, s’épanouir. Aimer, même éperdument, ne signifie pas qu’on aime l’autre plus, ni même autant, que soi-même. Il en va cette fois de l’amour comme de la certitude d’être un sujet pensant, la certitude ne dure qu’aussi longtemps que je te dis : «Je t’aime» (7). Mais combien de temps suis-je certain de t’aimer ? Cela dépendra de la nature de cet amour : est-ce une affection passagère que j’éprouve pour toi, une amitié durable, ou une dévotion éternelle (8) ? La portée de ma déclaration d’amour dépendra finalement de ma capacité à élever cet amour au-dessus de moi, à aimer au-delà de moi-même un tout-autre que moi, ou au moins un égal à moi. C’est ainsi, après le malentendu, dans l’hypocrisie que réside le deuxième écueil de la déclaration d’amour : en effet, si cette déclaration s’expose, dans son expression, au malentendu, elle se prête aussi, dans sa portée, à cet art de déguiser son caractère, d’affecter d’être ce qu’on n’est pas, que nourrit en soi l’amour-propre et qui définit l’hypocrisie (9). C’est donc contre l’hypocrisie qu’on peut tenter d’en appeler aux preuves d’amour, celles qui attesteraient d’une véritable portée de la déclaration d’amour. D’où une troisième hypothèse : on peut établir une preuve d’amour. Oui mais alors comment ?
On ne confondra pas d’abord la preuve d’amour avec les signes de la crédulité, ceux-là même que manipule le ou la séducteur/trice habile dans l’art de persuader d’un sentiment amoureux factice. Prouver l’amour, ce n’est pas seulement montrer ce que l’aimé désire voir ou croire, c’est faire signe vers un lieu commun, lequel peut aller du simple «nid d’amour», d’où on peut espérer que naîtront et grandiront les fruits de cet amour, aux lieux sacrés de la religion (10), propres à célébrer l’amour à l’abri du divin. Nous pouvons donc maintenant dire que toute promesse inhérente à la déclaration d’amour est une promesse religieuse : elle est promesse de s’aimer «devant l’éternel». Elle se prononce en un lieu sacré, que l’on croit capable de protéger l’amour du déclin et de l’usure du temps. Ce lieu est un abri, un lieu de protection de l’amour. Doit-il conduire à vouloir s’immuniser contre l’angoisse immanente à la déclaration d’amour ?
Lire aussi : Qui est Kierkegaard ? (Jean-François Crepel)
Existe-t-il finalement un remède à l’angoisse de la déclaration d’amour ? Si une déclaration d’amour apparaît si difficile à faire, c’est parce que, loin de pouvoir exprimer tout le bonheur d’aimer dont elle porteuse, ses mots tremblent de l’angoisse de celui ou celle qui les prononce. Nous avons déjà évoqué l’alliance mariale que constitue le serment religieux, et nul doute qu’elle constitue ici un antidote à cette angoisse. Quoi de plus apaisant que de confier à Dieu les doutes et les fragilités de l’amour humain ? Pourtant, cet apaisement de l’angoisse, qui se veut aussi celui de l’inquiétude d’aimer elle-même, ne peut s’opérer à trop bon compte, sauf à faire de la relation au divin un commerce sordide où la piété se dédouble en une nouvelle hypocrisie. L’inquiétude d’aimer ne s’apaise pas plus par la déclaration d’amour que le péché ne se rachète par des actes de contrition. Aimer, c’est accepter de trembler, et l’angoisse de se déclarer amoureux est l’aveu de ce tremblement.
Cela signifie-t-il qu’il faille se refuser à cette angoisse de se déclarer à l’aimé, ou même chercher à fuir la souffrance de «tomber amoureux», comme si elle était le pire des maux ? Rien n’est moins sûr. Cela conduit plutôt, nous semble-t-il, à reconnaître que le sens vertigineux et à jamais insondable de la déclaration d’amour, dont on ne mesure jamais pleinement la portée éthique, ne peut que faire naître une angoisse légitime qu’il importe de ne pas taire, mais qu’il faut plutôt apprendre à exprimer, comme on apprend à exprimer la souffrance d’une blessure inguérissable. L’angoisse de la déclaration d’amour est donc inhérente à l’acte d’aimer lui-même en tant qu’il porte en lui le tremblement de l’inquiétude. Osons même affirmer que cette angoisse peut être une marque d’authenticité du sentiment amoureux, car même le plus libertin a connu ou connaîtra, ne fusse qu’une seule fois, le tremblement de l’inquiétude devant l’acte de se déclarer à son bien-aimé. Alors on peut dire que l’angoisse de la déclaration d’amour est finalement une saine angoisse, puisqu’elle signifie que l’amant prend, à cœur ce qu’il dit à l’aimé, et que ses paroles, toutes légères ou empruntées, qu’elles puissent paraître, ne sont pas frivoles. Bonne Saint Valentin !
- Le caractère performatif d’une phrase est définissable par le fait que son dire constitue d’abord un faire, ne se contentant ni de décrire le monde tel qu’il est, ni de décrire ce qu’on est en train de faire, mais constituant elle-même un faire. Austin Quand dire, c’est faire, p.41 (Éd. Point Essai).
- M. Robert La vérité littéraire (Éd. Grasset, p.113).
- Sans doute la plus célèbre des formules de la philosophie moderne, consignée dans le, non moins célèbre Discours de la méthode de Descartes, et exprimant la certitude la plus assurée de la conscience de soi.
- «Sur un malentendu, ça peut marcher!» résume le personnage de Jean-Claude Duss dans les Bronzés de P. Leconte.
- C’est la conclusion «mystique» de son ouvrage Tractatus logico-philosophicus.
- On aura reconnu l’écho de la formule de la célèbre fable de la Fontaine Le corbeau et le renard : «Le corbeau, honteux et confus, jura mais, un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.». On peut ranger La Fontaine parmi les moralistes classiques qui aiment à peindre les ruses de la flatterie et les illusions de l’amour-propre que ces ruses manipulent – voir note 8.
- «Si je cessais de penser […], je cesserais en même temps d’être ou d’exister.». Cesser de penser, c’est entrer dans l’incertitude de l’existence observe Descartes dans la Seconde des Méditations métaphysiques. Ainsi, je suis certain que j’existe aussi longtemps que je suis certain que c’est bien moi qui pense.
- Descartes dans l’article 83 des Passions de l’âme.
- L’amour-propre est cette passion sociale distincte de l’amour de soi qui désigne l’amour électif que l’on porte à sa propre personne, et qui engage toujours la comparaison avec un tiers. Voir Rousseau dans la note O du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
- Que sont en effet les lieux de culte religieux sinon des lieux consacrés à l’amour, et permettant d’accueillir le serment marial sous l’hospice du divin ?
Jean-François Crepel est professeur de philosophie depuis 1999, et enseigne au Lycée de la Joliverie (Loire Atlantique). Il collabore avec l'association "Philosophia" et a notamment donné un cours à l'Université Permanente de Nantes sur le thème "Kierkegaard ou le choix de soi".
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par Entre malentendu, hypocrisie et angoisse : d&ea... - le 15 février, 2022
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