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Michel Serres : «Aller au phare»

7/04/2023 | par Olivier Joachim | dans Philo Contemporaine

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ANALYSE : La philosophie de Michel Serres est souvent réputée difficile par l’étendue des domaines qu’elle cherche à connecter. Parler de son œuvre n’est donc pas une chose simple ! A moins qu’il ne donne lui-même quelques pistes pour tenter de l’éclairer. Le texte sur lequel s’appuie cet article constitue peut-être une forme de modèle réduit de sa pensée foisonnante. Alors, pour tenter de mieux l’entendre, empruntons, avec lui et avec Olivier Joachim, les chemins d’une réflexion qui nous amèneront inévitablement vers le phare.


Olivier Joachim est professeur agrégé de physique en classes préparatoires au lycée Saint-Louis à Paris. Proche de Michel Serres (1930-2019), il est également un girardien de longue date, notamment par sa famille, qui connaissait en Avignon René Girard (1923-2015) et son père.


En 1992 paraissait aux éditions François Bourin «Éclaircissements» de Michel Serres, un livre d’entretiens avec Bruno Latour. Comme l’indique son titre, l’objectif de cet ouvrage consistait en une clarification de l’œuvre de Michel Serres souvent jugée difficile et parfois même critiquée. En 2022, les Éditions du Pommier ont réédité ce livre qui accompagne un tournant dans les productions du philosophe. Après la longue séquence des Hermès, de ses études sur Zola ou sur Jules Verne, puis des livres tels que le Parasite, Genèse, Rome ou encore Statues, les années 90 voient la parution du Contrat naturel, le Tiers-Instruit, puis les origines de la géométrie, entre autres. Les entretiens avec Bruno Latour semblent donc venir à point nommé pour brosser le paysage serresien d’une première moitié de carrière. Par sa première de couverture, cette réédition a immédiatement attiré mon attention. Nous y voyons un phare, une mer calme, un ciel presque dégagé et, au sommet de l’édifice imposant une lumière douce dont l’éclat se démultiplie à la surface de l’eau.

Quoi de plus naturel qu’un phare pour éclairer une pensée philosophique ? Rayonnement électromagnétique et/ou philosophique, l’illustration est vraiment très bien choisie. Pourtant, davantage qu’une simple image, je vois dans ce choix un indice voire une invite. Alors, je retourne ouvrir les Cahiers de l’Herne «Michel Serres» [1]. Puis, dans la rubrique Littérature : le Tiers-Instruit, je me replonge dans le texte du philosophe intitulé Temps, usure : feux et signaux de brume [*] dans lequel Michel Serres connecte les notions de temporalité et de dégradation, maintes fois travaillées, tout en reprenant le titre d’un livre écrit plus de trente ans auparavant. De cette boucle temporelle, il souhaite sans doute donner plus de force encore à son propos et de cohérence à sa pensée. Alors je comprends que ce texte est une clé.

Voilà donc un philosophe reconnu et en pleine maturité qui, en juillet 2007, devant le phare de l’île vierge, nous convie à une réflexion fondamentale, réflexion au cours de laquelle il se livre même à quelques confidences. Peut-être le format d’un cahier pour lequel il s’exprime là invite-t-il à une forme d’intimité ? Peut-être en effet que ce cahier lui en rappelle d’autres, plus anciens, plus personnels, que nous ne découvrirons que plus tard ? [2]

Philosophie du temps et de la polarité usure/émergence

L’année 2007 marque aussi le moment de son Voyage Encyclopédique [3]. Entamant déjà l’ébauche d’une synthèse, il n’espère alors plus qu’une seule chose, «pouvoir terminer», selon ses propres mots. En effet, sur le plan personnel, il mesure parfaitement, au plus profond de son être, l’œuvre d’un temps qui passe et la fuite inexorable qui entraîne vers la fin. Si, par sa philosophie, il a toujours cherché à créer du nouveau ou, du moins, à l’anticiper, d’un travail sans relâche consacré à l’émergence des idées et du sens, Michel Serres a en fait combattu de la manière la plus concrète qui soit toute forme d’usure et d’éparpillement. Par la question de la communication notamment, drapée de formalisme et d’abstraction mathématique, il a tenté d’accéder à la pureté absolue d’un monde idéal débarrassé du temps. Rigueur inaltérable, perfection du sens, clé de toutes les structures et de tous les systèmes. Or, à supposer qu’il comporte quelques formes de réalité, où ce monde pourrait-il donc se tenir ? Un ailleurs lointain, extérieur absolu aux accès difficiles ? Un intérieur ignoré, fait de petites perceptions, en deçà du seuil conscient de nos plus faibles sensations ? Ni l’un vraiment, ni l’autre tout à fait, mais peut-être l’un et l’autre mêlés ?

Toujours inquiet de la violence et de son cortège d’horreur, il s’est aussi frotté à la noirceur originelle de l’homme et à l’océan de non-sens, matrice pourtant de toutes les origines. Ainsi, d’une communication souvent brisée, brouillée, empêchée, à l’information partagée, interprétée et propagée, l’ensemble de la pensée de Michel Serres a offert sur plusieurs décennies une très grande variété d’approches originales, complémentaires et cohérentes. À mon sens, ce texte parle de tout cela. De ce qui se fait, mais se défait toujours, de ce qui émerge, mais qui disparaîtra, de cette tension permanente entre l’amour qui rassemble et qui construit et la haine, destructrice, et la mort qui lui est indissociable.

Littérature

Il l’a souvent dit : «la profondeur de la philosophie, c’est de comprendre que la bonne littérature est plus profonde qu’elle !».  Or, ce texte, je le rappelle, figure dans la section «Littérature» des cahiers de l’Herne ! Très vite, nous comprenons que Michel Serres n’est pas seul dans cette écriture. Peut-être pensions-nous retrouver Emile Zola, (nous le retrouverons en effet) mais voilà que ce sont Virginia Woolf et Marcel Proust qui s’invitent dès la première phrase du texte. «Virginia Woolf lisait Proust lorsqu’elle écrivait To the Lighthouse. Elle en titra la deuxième partie : Le temps passe. Ainsi, face au phare de l’île vierge, Michel Serres en aperçoit un autre, celui vers lequel l’écrivaine se sentait irrésistiblement attirée, centre de force de son roman. De plus, tout comme Proust, Michel Serres fut, à sa manière, un grand penseur du temps. En tous cas, c’est bel et bien au travers de l’ouvrage To the Lighthouse de Virginia Woolf qu’il nous propose cette lecture des temporalités, de l’usure, du feu et du signal.

Défaite

Depuis son livre sur Lucrèce [4], il ne semble plus possible à la pensée de Michel Serres d’ignorer la question du chaos, du non-sens primaire et de la contingence, inhérente à toute sorte de naissance. Dès les années 80, ses publications le montrent d’ailleurs de manière significative. Car, de l’ordre apparu et lancé dans le temps, ne résulte en effet que la défaite, la dématérialisation et le retour au non-sens. De ce point de vue, la juste mesure du temps (ou des temps) pourrait se ramener aux durées inégales comptant l’usure irréversible et implacable de toutes structurations, puisque rien ne semble y pouvoir réchapper, ni les choses, ni les hommes.

Son moteur agissant en tout et partout, ce sont des échelles aux durées multiples qui se côtoient et se mélangent au sein d’un Grand Récit auquel le philosophe nous invite ensuite à partir des années 2000. Dès les premiers paragraphes de l’Incandescent [5], Michel Serres nous place devant ces âges nombreux, ceux de la poupée, de la petite fille, du grand-père, de la maison et des arbres environnants, des vestiges archéologiques et de la montagne.

Lire aussi : L’horloge et le métronome : les temps de Michel Serres (Olivier Joachim)

Même la demeure la plus solide en apparence finira un jour par s’effondrer ! C’est pourquoi le grand-père doit en prendre soin et la réparer si nécessaire. Intempéries et tempêtes, les temps météorologiques accélèrent aussi l’instant du passage et rapprochent le seuil de la disparition. Temps pluriels, temps mêlés ; l’incandescence de Virginia Woolf illuminait déjà le lieu !

Temps

Nous voilà bien loin du temps newtonien, aride et pauvre, mais continu et stable, pur décompte, pulsation, tempo, période, cycle, récurrence. Le phare, au cœur de sa structure dure, battue par les éléments, préserve, il est vrai, un modèle de ce temps-là. De son faisceau tournant, pulsar doux, il balaye l’espace de sa régularité, ilot minuscule d’ordre, d’autant plus précieux que l’agitation fait rage tout autour de lui. La première partie de ce texte nous place, de fait, face à une pluralité de temps. La complexité des phénomènes qui s’y rapportent lance comme un défi à toute forme de permanence aussi bien qu’à toute démarche mathématique d’un idéal de communication pour tenter de l’embrasser.

Mais il y a le phare… Son «feu tournant et réglé marque la mesure, rythmée, disons, toutes les dix secondes, d’un processus qui ne cesse pas, au tempo rapide ou lent». Répétition, code élémentaire, début du signifié. Répétition explicitement scandée en début des deux premières sections de l’article. Michel Serres rappelle par deux fois : «Virginia Woolf lisait Proust lorsqu’elle écrivait To the Lighthouse…» ? puis «Virginia Woolf lisait Proust en écrivant Au phare.». Il faut considérer cette répétition non pas comme une redondance vide mais au contraire comme la marque singulière du message transmis. Il signifie que, mieux que ne saurait le faire la plus belle des mathématiques, la littérature, de toute sa profondeur, par Woolf ou bien par Proust, saisit plus finement les nuances des temps. Mais il y a sans doute autre chose.

Communication

Certes Michel Serres n’a jamais pu se défaire de l’angoisse viscérale générée par la noise primitive, violence originaire ou haine originelle, qui habite le monde depuis la nuit des temps. Alors, face à tout ce qui sépare, il a toujours cherché à reconstruire ou à réinventer la trame d’une communication toujours défaillante. Comprendre les relations dans la singularité de leur intimité aussi bien que dans l’universalité de leur généralité, lui ont permis de mieux tisser les liens et de bâtir plus solidement les ponts, pour reconnecter sans cesse ce qui, irrépressiblement, tendait à se dénouer. Avec Pénélope et Virginia, établir des interférences constructives plutôt que destructives, entre les hommes, entre les choses, entre les hommes et les choses !

Mais où donc situer le pointeur de la relation et qu’est-ce qui communique vraiment ? Où le centre actif de cette faculté se tient-il et, par généralisation, pourrait-il se retrouver presque à l’identique dans l’inerte et dans le vivant ? Tandis qu’au cours des années 2000, et même encore à la fin de ce texte, il reprend la définition intrinsèque à quatre états de toute chose vue comme récepteur-stockeur-transcripteur et émetteur d’information, face au phare de l’île vierge, Michel Serres va plus loin, osant nommer ce qui constitue peut-être l’essence même de toute interaction : l’âme.

Animisme

Oui l’âme ! Élément de transcendance ! Et si elle et elle seule pouvait résister au temps ? L’intitulé de la deuxième partie de l’article met d’ailleurs en avant la question que tout bon philosophe rationaliste ne devrait pas poser : «Objets inanimés, avez-vous une âme ?». De fait, si un ailleurs existe, alors pourquoi se verrait-il réservé aux seuls êtres vivants ? Tout étant ici-bas ne devrait-il pas disposer, en effet, d’un connecteur susceptible de le lier à cet au-delà ? Poser la question paradoxale de l’âme apporte la hauteur de vue nécessaire pour entrevoir le chemin puis cerner le passage à travers la frontière invisible qui nous tiendrait à l’écart de lui. Par cette évocation, il s’agit donc aussi de parler de transcendance, comme une échappatoire spatio-temporelle. Une transcendance possiblement repliée au cœur même des choses, une transcendance dans l’immanence pourrait-on dire et dont l’âme en serait l’émanation. Si Michel Serres en appelle à Virginia Woolf ou à Marcel Proust, c’est bel et bien parce que ces auteurs ont déjà compris cela. Il dit en effet :

«…là gît sa vraie ressemblance avec Proust ; car les objets du monde, inertes ou vifs …vivent chez l’insulaire une existence propre tout autant que …chez le solitaire…Incurablement politiques, drogués de relations et de leur spectacle, nous oublions le monde et les choses. Des choses, voilà peut-être le mot le plus répété du Phare : les choses. » Plus loin : « Or chez les deux écrivains, les objets inanimés ont une âme. Proust le dit expressément, quasi au début de sa Recherche… Proust et Woolf chantent l’âme des choses. Mieux, chez eux, l’âme du monde chante d’elle-même.»

Voilà donc qu’un «monde mondial» vibrerait en harmonie de l’ensemble de ses composantes. Dans le propos de Michel Serres, il s’agit en effet de dégager les similitudes entre l’inerte et le vivant, analogies révélées par l’action d’un temps qui érode, qui détruit ou qui tue. Ici, l’alliance se fait donc par l’ennemi commun : la mort. Puisque le temps qui passe, par la guerre, tue l’enfant ou, par l’enfantement, tue la fille en couches, aussi bien qu’il fait s’écrouler la maison sous les intempéries, il convient de porter la réflexion à un niveau global, incluant tout système, quelle qu’en soit la nature.

Réalisme vs Idéalisme

Cette plongée, volontiers animiste, rencontre inévitablement l’opposition classique entre pensées réaliste et idéaliste. «Esse est percipi» : si l’important réside dans ce qui est perçu et parce que tout objet n’existe réellement qu’au sein de son milieu. Alors, dans le sillage de Virginia Woolf, une bifurcation se dessine peut-être ? Et Michel Serres de confier : «…fidèle à mon enfance aux dragages durs, je restais réaliste… jusqu’au Phare. Y aller m’a fait changer d’avis… Oui, j’écris ceci pour lui dire merci.». Il ne faut pas y voir un idéalisme radical, mais plutôt le sentiment que l’existence effective, et sa victoire temporaire sur le chaos, dépendraient en vérité d’une perception relative entre les choses. Et si la solitude et l’isolement rendait la mort plus efficace ? Comme il est souligné plus loin, résumant très bien le message philosophique, Michel serres écrit : «La perception change le perçu. Elle le transforme, le fait même renaître.».

Michel Serres (1930-2019)

Alors, l’ensemble de ces préoccupations, aux accents résolument métaphysiques, renverrait-il à un projet définitivement coupé de la rigueur structurale des débuts ? Car, si les modèles mathématiques dessinaient l’ossature initiale de la pensée serresienne, l’omniprésence du désordre, des parasites et de l’inintelligible, n’infléchirait-elle pas, pour de bon, l’inclination première d’une philosophie née, en apparence, sous l’aile formaliste d’une communication la plus pure qui soit ?

Philosophie entropique

La réponse est double. N’oublions jamais que cet esprit brillant mais inquiet a puisé sa source vive aux aurores nucléaires des feux d’Hiroshima et de Nagasaki. Il n’est donc guère surprenant de le voir peu à peu coloniser des territoires où les mythes et les récits viennent irriguer, sinon bousculer, un logos parfois trop étroit pour l’envergure d’une si vaste philosophie. Comment pourrait-on, en effet, traiter de la violence et de la mort sous un angle simplement mathématique ou physique ? Pourtant une voie existe, sinon pour comprendre le moteur du temps et de l’usure, du moins pour en évaluer les pertes, les chutes et les dégradations. Et, prise à contresens, il suffira d’un signe pour que cette voie décrive tout autant le désordre que l’organisation. Il s’agit de l’entropie ou de son opposée, pierre précieuse de nos savoirs, mais surtout fonction d’état du second principe, passée ou pensée par les esprits géniaux des Clausius, Boltzmann, Shannon, Brillouin ou Prigogine, ajoutant à chaque fois une facette transparente au prisme étincelant de sa lecture du monde et dont Michel Serres a très souvent eu recours pour étayer son propos. Il fallait sans doute une diffusion entropique en littérature pour en apprécier vraiment toute la profondeur ; voilà qui est fait, notamment avec To the lighthouse. «Sans Woolf et son Phare, qui eût remarqué à quel point ce mot tardif de thermodynamique répondait à la question des idéalistes ? Absentez-vous de la maison, à coup sûr elle s’écroulera.»

Fonction à double sens, la terreur entropique dure éloigne du phare tandis que la hauteur de son opposée, la néguentropie, incite à nous en rapprocher. Le phare, encore et toujours lui, un symbole entropique ? Entropie : fonction à double sens qui éclaire d’une part le temps de Boltzmann, celui des systèmes isolés, aux altérations irrémissibles et celui de Darwin, associé aux structures organisées et ouvertes, le temps des émergences. Genèse et croissance mais érosion et dégradation, harmonie et amour mais désordre et violence, sujets difficiles, d’essence métaphysique, mais retour malgré tout au modèle mathématique à travailler encore et toujours. Bilan entropique, de principe second ce-dernier ne devrait-il pas, de fait, passer pour le premier ?

Voilà donc deux fonctions, opposées de signe, opposées de sens, pôles extrêmes entre lesquels tout système réel oscille ou balance avant de rejoindre un jour, la matrice chaotique de la noise originelle depuis laquelle, comme par miracle, quelques îlots de néguentropie ressurgiront bientôt. Voilà le message de Virginia Woolf. Et Michel Serres de questionner : «Notre perception s’opposerait-elle, alors, à l’entropie des choses ? Existerions-nous comme des phares ?». De nouveau, quel est ce phare, lumineux et protecteur ? Un modèle ? Sans doute, mais davantage encore car il ajoute : «La lumière du Phare et celle répandue, menue, par la bougie de Carmichael, poète, s’opposent, mal, brièvement, timidement, à l’envahissement géant des ténèbres.». Grâce au phare : «Va-t-on faire décroître l’entropie croissante ? Va-t-on remonter son fleuve irréversible de dégradation ? Oui. Qui eût cru les idéalistes avant de lire Le Phare ? Virginia Woolf nous convainc.».

Lumière – Structure – Information

En fait, Virginia Woolf exprime ici un résultat connu des physiciens. L’énoncé du second principe que donne Prigogine est, sur ce point, parfaitement clair. Il distingue, au sein de la même relation mathématique, trois formes d’entropie. La fonction d’état y voit ses variations liées à deux phénomènes distincts. Le premier d’entre eux, terme d’entropie créée ou produite, de sa positivité stricte, mesure l’irréversible croissance, le déséquilibre et la force de la chute inexorable en direction du désordre. Il indique la flèche du temps. Le deuxième quantifie l’échange. Algébrique, il accompagne les transferts thermiques et les transferts de matière entre le système et son milieu environnant.

Ainsi, l’entropie, désignant l’état, peut soit croître, soit décroître, au gré de la confrontation entre irréversible création et échange dirigé. Seul ce dernier terme peut concrètement s’opposer au désordre, à condition que, négatif, il domine le terme de production. Or, il a été montré que le rayonnement d’un système remplit une telle condition. Depuis peu, nous savons en effet que la lumière rayonnée structure la matière qui la propage. L’univers lui-même, n’a d’ailleurs pu s’organiser que lorsque les photons, initialement prisonniers des premiers noyaux, ont pu s’en libérer. Transition de phase, je parle ici de ce que l’on nomme le mur de la recombinaison et que d’aucuns assimilent à un fiat Lux. Voilà donc les secrets du phare ! Sa robustesse, certes, sa permanence, bien entendu, mais, avant tout, sa lumière : théorème de Woolf – Prigogine !

Par ailleurs, une autre loi bien connue rapproche perception et information, autrement dit perception et néguentropie. De structure analogue à la formule statistique de Boltzmann ou à celle de Brillouin, il n’est pas surprenant que Michel Serres l’évoque dans ce texte :

«Mon temps passe aussi. Bien avant que paraisse mon premier Feux et signaux de brume, sur Zola, j’avais écrit un article sur la loi de Fechner-Weber, … qui prétend que l’intensité de la perception  se mesure au moyen du logarithme de l’excitation.  Plus de cinquante ans après…, Léon Brillouin publie La Science et la Théorie de l’information et, cherchant à définir cette dernière, découvre qu’elle se mesure au moyen du logarithme de la rareté. Bondissant sur l’analogie, croyant voir quelque rapport entre les deux formulations, j’écrivis alors pour prétendre rapprocher perception et néguentropie, autrement dit trouver de l’information dans l’acte de percevoir. Je reste encore sous l’effet de ce choc, maintenant lointain. Virginia Woolf réveille ma vieille intuition évanouie, sans doute rongée des rats et inondée de pluie.»

C’est un peu comme si un modèle mathématique fondamental, aux résurgences multiples, éclairait peu à peu la question essentielle de l’ordre du monde ou, du moins, celle de l’ordre dans le monde. Sans le réaliser vraiment, Emile Zola mais surtout Virginia Woolf ont donné un visage littéraire à ce modèle si puissant qu’il transperce les frontières de toutes les disciplines. Peut-être même le modèle de tous les modèles !

Zola le précurseur

Dans son analyse du travail de Zola, Michel Serres dévoile très bien les contours entropiques qui jalonnent la chute généalogique des Rougon-Macquart. «La chaleur s’y refroidit, le soleil s’y éteint, dégradation, corruption, vice, crime même, bref,  la décadence… y accomplissent leur œuvre.». Zola, anticipant peut-être la pente dure de la loi de Boltzmann, suit le chemin qui conduit à l’abîme. Néanmoins, il évoque aussi la blancheur des rêves de la dentelière comme de l’intuition fragile que la lumière peut aussi aider à réparer. Sur cette même voie, Virginia Woolf va plus loin. Elle cerne bien mieux la rareté de l’autre temps, doux et générateur, qu’incarne la lumière du phare. Michel Serres évoquant son travail sur Zola [6] :

«Feux et signaux de brume, Zola : dur. Biologie, génétique, physique. Feux et signaux de brume, Woolf : doux. Lumière, peinture, perception. Dans Zola, feu signifie feu, soleil, incendie, chaleur, énergie et dévastation ; chez Virginia Woolf, feu signifie phare, signal lumineux. Zola : feu brûlant et refroidissement ; Woolf : lueur brillante, avant, pendant et après l’envahissement des ténèbres. Le Phare brille, la Souléiade brûle.»

Révélation

Le mystère du phare est donc pleinement révélé. Certes les temporalités se ramènent toujours à l’échange, au transfert, à la radiation. Mais tandis que le feu n’apporte que destruction et désolation, le pinceau lumineux aux cycles réguliers, balayant l’espace de sa douce blancheur, constitue le pur signifié. Il informe, il éclaire le chemin, il désigne le point fixe, il repère, il réfère. Gnomon géant de pierre ou d’acier, de son cœur rayonnant, il connaît le lieu et ordonne l’espace parmi la fureur et le bruit des éléments.

«Que signifie aller au Phare ? Réponse : découvrir sa lueur, aller voir une lumière ? Ceux qui n’ont jamais navigué expriment souvent cette métaphore platement piétonnière. Non, un phare n’éclaire pas comme un réverbère illumine la rue. À quoi sert-il donc ? Comme amer de nuit, son tempo circulaire et réversible, ses occultations ou ses éclats, couvrant les hauts-fonds, empêchent, de fait, que les bateaux se fracassassent contre les rochers qu’ils signalent. Par sa lueur, le Phare protège les navires des côtes ; par sa lumière, domine les récifs ; par ses rayons, sauve la vie des vaisseaux, des matelots. Doux et chaud, fort et faible, feu et signal à la fois, son éclat, mais, alors, son éclat seul s’oppose vraiment à la puissance, dure et inévitable, des lames qui emportent les embarcations vers les rochers. Brillance contre force, voici la leçon majeure de ce feu et, en général, des signaux de brume ; le signe sauvegarde du risque : oui, le doux fait pièce au dur. Il remonte l’entropie. Aussi faiblissimes que soient les chiffres mesurant la quantité d’informationcontenue dans son pinceau de lumière, ils ont le pouvoir – qualitatif, rare ou miraculeux ? – de remonter le courant des flux géants de la puissance des lames d’orage, d’échelle entropique. Le Phare luit dans la tempête ; le son et le sens de la corne traversent la brume. Ils sauvent. De même, par sa lumière, la perception-phare nous protège.»

Tout est dit ! Le phare constitue un représentant privilégié d’une classe d’équivalence de systèmes doués de permanence et porteur d’interaction salvatrice. Qui perçoit le phare ? D’autres phares qui oscillent en nous, éléments de vie, bulles de sens, îlots de néguentropie. De cette communication douce, peut-être comprise enfin pour la première fois, la vie est sauve, du moins pour quelque temps. L’échange du lumineux repousse la décomposition du matériel, comme pour la naissance du cosmos, 280 000 ans après le mur de Planck. Devant le phare de l’île vierge, Michel Serres déploie en fait un autre court-circuit, puisque dans son Hermès La Traduction [7], il écrivait déjà :

«…la grande question à régler se pose… : le deuxième principe, lui-même, est-il universel ? Oui, …il l’est, si j’ose dire, de façon non continue, de place en place. Il y a des archipels : ici et là, parmi eux, des îlots de néguentropie… il est sûr, tantôt, qu’un nuage de photons a fait un monde.»

Mais, puisque le caractère informationnel s’avère commun à toute chose, puisque ces choses sont des causes, selon la vieille science, mais aussi des codes, depuis cette physique neuve, initiée par Boltzmann, reprise par Shannon, Brillouin, puis Monod et les autres, alors partout brillent des phares, émetteurs communs de «l’univers universel» ! De là à dire enfin que «phare» pourrait se dire «âme», il n’y a qu’un pas que je franchis ici et voici le retour au vieil animisme comme si, depuis la nuit des temps, tout était déjà là. Disant cela, il ne fait plus aucun doute que tout objet fut toujours aussi un sujet, de même que, dans la moindre parcelle de matériel, se niche également le germe du logiciel.

Vitalisme

Le vitalisme a désigné des philosophies considérant que la vie recelait l’explication ultime de toute chose. L’un de ses aspects a consisté à référer la vie à un principe autonome et substantiel. Dans l’antiquité, vitalisme et animisme se sont souvent superposés, le support du principe vital coïncidant avec ce que l’on a nommé «l’âme». Lorsque Michel Serres avoue un penchant animiste, il n’adopte pas pour autant une position foncièrement radicale. Son animisme traduit plutôt une forme de transcendance, un point d’unification, une subtile combinaison liant tout individu à l’ensemble du collectif des étants. Les vivants ou les choses livrent ensemble un combat opiniâtre contre le négatif et, avant tout, contre la mort.

Lire aussi : Relire le relié : la dernière leçon de Michel Serres (Olivier Joachim)

En toile de fond de cet article transparait partout l’expression d’une polarité extrême. Exister n’est pas une essence, c’est avant tout une continuation obstinée face au risque permanent de sa propre disparition. Ainsi, le vitalisme serresien, certes teinté d’animisme, correspond avant tout à un geste critique. Un vivant notamment est toujours en relation avec un milieu et avec d’autres vivants ; on ne saurait penser la vie sans la communauté complète des êtres vivants et leurs histoires entrecroisées. Toute biologie n’est-elle pas une sorte de récit biographique, comme il semble en construire la trame dans son livre Biogée [8] ? Voilà aussi pourquoi à la fin de son texte, Michel Serres évoque à nouveau le Contrat Naturel. [9] Oui, le monde, évidemment sujet, et donc sujet de droit, peut bien signer avec l’Homme un Contrat, une Entente intelligente, afin de repousser au mieux la fureur et la mort. Le phare de Virginia Woolf éclaire aussi cela ! Ainsi, de ce détour par la littérature d’introspection alliée à l’inspiration de la science, l’âme philosophique de Michel Serres tente-t-elle de lever le voile sur l’un de nos plus grands mystères.

[*] Article original 2008 : «Feux et Signaux de Brume: Virginia Woolf’s Lighthouse», SubStance, n°37, pp.110-131.

[1] L’Herne – Miche Serres, sous la direction de Laurence Tacou, Les Éditions de l’Herne, 2010.
[2] Cahiers de formation, Michel Serres œuvres complètes vol.1, Paris, Le Pommier, 2022.
[3] Le Voyage encyclopédique de Michel Serres, [documentaire], France 5, «Empreinte», saison 1, 2007.
[4] La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce. Fleuves et turbulences, Paris, Les Éditions de Minuit, 1977.
[5] L’Incandescent, Paris, Le Pommier, 2003.
[6] Feux et signaux de brume. Zola, Paris, B. Grasset, 1975.
[7] Hermès III. La traduction, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974.
[8] Biogée, Paris, Le Pommier/Dialogues.fr, 2010.
[9] Le Contrat naturel, Paris, François Bourin, 1990.

 

Olivier Joachim

Olivier Joachim est professeur agrégé de physique en classes préparatoires au lycée Saint-Louis à Paris. Proche de Michel Serres (1930-2019), il est également un girardien de longue date, notamment par sa famille, qui connaissait en Avignon René Girard (1923-2015) et son père.

 

 

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