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Descartes et les aveugles : l’humilité de la recherche

25/05/2023 | par Eric Dumaître | dans Classiques iPhilo | 1 commentaire

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ANALYSE : La pensée de Descartes est fréquemment associée au projet prométhéen de rendre les hommes «comme maîtres et possesseurs de la nature». Nul doute que cette référence au mythe ne soit éclairante, mais autant en retenir tous les aspects : Prométhée ne se comprend pas sans son frère Épiméthée, la mobilisation des arts et des techniques sans la détresse de l’animal humain démuni, en proie à une nature insondable et hostile, rappelle Eric Dumaître dans iPhilo. De même, l’assurance cartésienne naît de la conscience d’une opacité radicale du monde qu’incarne électivement, pour le jeune Descartes, la situation cognitive des aveugles.


Docteur en sociologie, agrégé en philosophie, ancien élève de l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, Eric Dumaître est professeur au lycée La Martinière-Duchère de Lyon et a soutenu à l’Université Paris-Sorbonne en 2007 une thèse sur «le structuralisme littéraire et la crise de la culture scolaire» sous la direction de Raymond Boudon.


La lecture de ses Méditations métaphysiques m’ayant initié à la philosophie quand j’étais jeune homme, je garde une certaine tendresse pour le tour d’esprit de René Descartes. C’est pourquoi me contrarient toujours un peu les moqueries suscitées par ses inventions les plus excentriques – son malin génie, ses tourbillons cosmiques, ses animaux-machines ou son extravagante glande pinéale.

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Je comprends ces moqueries. Cependant, je trouve leur angle d’attaque injuste : voyez, ricane-t-on, comme ce rationaliste intransigeant, qui ne cesse de mettre en garde contre les pièges de l’imagination, est le premier à s’y laisser prendre ! On a raison sur un point : oui, Descartes avait de l’imagination à revendre. Mais on a tort de confondre son imagination avec celle qu’il avait coutume de dénoncer, à savoir notre confiance native dans le témoignage de nos sens. Lui n’était porté ni à l’observation, ni à la contemplation, ni à la fantaisie. Mais il avait l’esprit fertile en stratégies cognitives ingénieuses. 

Si ingénieuses, d’ailleurs, qu’elles pouvaient sembler à première vue arbitraires, voire incongrues. Ainsi, se proposant dans sa Dioptrique d’expliquer les mécanismes de la vision, Descartes ne trouve rien de mieux que de commencer son analyse par l’examen du cas des aveugles. Drôle d’idée ! En tous cas, idée certainement contre-intuitive ou, si l’on préfère un langage plus traditionnel, à rebours du sens commun. C’était pourtant à de nombreux égards une excellente idée, aussi éclairante que féconde.

«On pourrait quasi dire qu’ils voient des mains»

La référence aux aveugles a d’abord une fonction critique. Il s’agit de réfuter une théorie de la vision selon laquelle, lorsque nous voyons, «il passe quelque chose de matériel depuis les objets jusques à nos yeux». Ce «quelque chose» aurait pour propriété de ressembler aux objets, comme une image ou un tableau ressemblent à ce qu’ils représentent. Voir, ce serait avoir dans l’esprit «des idées entièrement semblables aux objets dont elles procèdent» – autrement dit un ensemble d’informations correspondant chacune à un aspect de l’objet et entretenant entre elles les mêmes relations que leurs corrélats objectifs entre eux. 

C’est d’un tel isomorphisme que fait douter le cas des aveugles. Pour Descartes, il est évident que ces derniers voient tout aussi bien que nous : «on pourrait quasi dire qu’ils voient des mains, ou que leur bâton est l’organe de quelque sixième sens, qui leur a été donné au défaut de la vue». Ils sont capables de «remarquer» les objets qui sont autour d’eux et, tout comme nous, «par l’entremise de leur bâton», savent «distinguer s’il y a des arbres, ou des pierres, ou du sable, ou de l’eau, ou de l’herbe, ou de la boue, ou quelqu’autre chose de semblable». Mais ils ne voient pas tout à fait comme le suppose la théorie : si leur bâton leur transmet des informations, la manière dont celles-ci sont structurées – ne serait-ce que du fait qu’elles sont transmises successivement, une à une, un mouvement de bâton après l’autre – est sans rapport immédiat avec la structure de l’objet. Si l’aveugle voit, c’est en ce sens qu’il reconstruit laborieusement cette dernière, en procédant par essais et hypothèses, avec pour objectif de résoudre un problème causal : que doit être l’objet pour causer cette série de contacts et de chocs, et comment s’en assurer ?

«Il vous est bien sans doute arrivé quelquefois, en marchant de nuit sans flambeau, par des lieux un peu difficiles, qu’il fallait vous aider d’un bâton pour vous conduire»

L’aveugle, ayant mis au point un art spécial d’explorer le monde, représente-t-il un cas atypique ? Ou au contraire un cas révélateur du fonctionnement ordinaire de l’esprit humain – un cas dans lequel l’identification des objets devenant problématique, les opérations de l’esprit qu’elle mobilise passent au premier plan de l’attention, d’ordinaire focalisée sur les objets ? 

C’est cette seconde option que choisit Descartes. Pas plus que l’aveugle explorant le monde à tâtons, nous-mêmes ne le voyons passivement, comme l’habitude nous le fait croire. Le monde ne nous est pas donné, il nous faut le deviner, comme lorsque, «marchant de nuit sans flambeau, par des lieux un peu difficiles», il nous faut à chaque pas sonder les alentours. Pour nous aussi, la vision est une «inspection de l’esprit», circonspecte et réfléchie. Le cahier des charges des voyants, bien qu’ils n’en aient conscience que dans des circonstances spéciales, est le même que celui des aveugles : que doit être l’objet pour offrir cette apparence ? Quelle forme ce bâton à demi immergé doit-il avoir pour paraître ainsi brisé ? Par quel raisonnement et sur quels principes la déterminer ?

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Que mes représentations soient bien mes représentations, c’est une banalité qui revient à se dire : quoi que je perçoive, quoi que j’imagine, quoi que je conclue, ne serait-il pas absurde de douter que c’est bien moi qui le perçois, l’imagine ou le conclus ? «Il est de soi si évident que c’est moi qui doute qui entends et qui désire », note Descartes, « qu’il n’est pas ici besoin de rien ajouter pour l’expliquer.» Mais dans le cas de l’aveugle, l’expression «mes représentations» est moins triviale. Ce qu’il comprend du monde, il le doit en effet à la série des tests, des recoupements et des comparaisons qu’il a méthodiquement effectués : c’est véritablement son résultat. Et le monde se révélant à l’aveugle du fait qu’il enquête sur lui, ce qui lui est le plus familier, c’est l’ensemble des procédures et des computations mobilisées par cette enquête – tout comme, pour un mathématicien, ses calculs sont toujours mieux déterminés que la référence des variables qu’ils combinent. Cela vaut pour tous : aveugles comme voyants, nous sommes plongés dans une même nuit, chacun seul en compagnie des questions qu’il se pose, de sorte qu’il n’y a «rien qui nous soit plus facile à connaître que notre esprit».  Mais les voyants ne le savent pas.

De même, si la possibilité de douter de la réalité du monde est donnée à tous, elle garde d’ordinaire quelque chose de gratuit : oui, pourquoi ne pas imaginer que la vie ne serait qu’un rêve ? Mais quel intérêt ? L’aveugle, lui, ne peut éviter d’envisager une telle éventualité : car comme il raisonne sur la base de données rares et éparses, rien ne lui garantit, ni qu’elles sont toutes pertinentes, ni qu’il a recueilli toutes celles qui le sont. Qu’à son insu de mauvais plaisants déplacent les objets qui l’environnent à mesure qu’il les identifie, il sera complètement perdu. Sa pente naturelle est donc à la méfiance : contrôles et vérifications ne lui paraissent jamais superflus.

Les voyants, rassurés par un champ visuel saturé de données redondantes, n’y songent pas : c’est comme ils les voient que, sans hésitation, ils conçoivent les choses. Telle est leur option par défaut. À leurs yeux, la charge de la preuve revient aux sceptiques. Et cette charge est lourde : pour parvenir à ébranler leur confiance, il faudrait leur raconter des fables métaphysiques à faire peur – que par exemple notre créateur pourrait bien, par pure malveillance, nous avoir dotés de facultés inadaptées au réel . En vain, car comme il est plausible que le Dieu infini ne saurait être ni trompeur, ni inconstant, nous avons la plus grande peine à douter sérieusement de ce que nous percevons.

«Mais comme un homme qui marche seul, et dans les ténèbres, je me résolus d’aller si lentement et d’user de tant de circonspection en toutes choses, que si je n’avançais que fort peu, je me garderais bien au moins de tomber.»

On peut considérer les démarches cognitives des aveugles comme un modèle de rigueur scientifique. D’abord, parce que gardant constamment à l’esprit que tous leurs raisonnements, si concluants qu’ils paraissent, peuvent se révéler trompeurs à la lumière de nouvelles données, le scepticisme méthodologique est chez eux comme une seconde nature.

Mais aussi en raison du type de données sur lesquelles ils s’appuient. Chacune des informations qu’ils recueillent est en effet indépendante, élémentaire et complètement déterminée : à un mouvement déterminé de leur bâton correspond, à un moment et en un point déterminés, une déviation non moins déterminée. Dans les cas les plus simples, l’information obtenue est même strictement binaire : en chaque point parcouru par le bâton, ou bien rien ne se passe (et le mouvement se poursuit), ou bien se produit un contact (et le mouvement s’interrompt). Descartes dirait que les aveugles raisonnent sur la base d’idées parfaitement claires et distinctes : claires en ce que l’évènement ayant valeur d’information se produit au sein de leur système sensori-moteur, de sorte qu’ils n’ont aucune raison de douter de son occurrence  ; distinctes, parce que c’est un mouvement volontaire – et donc parfaitement connu dans toutes ses dimensions : moment, lieu, amplitude, orientation, direction, vitesse… – qui est interrompu ou dévié.

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La vision ordinaire, elle, est confuse, car elle capte un grand nombre d’informations sensorielles simultanées, qu’il est presqu’impossible d’isoler. Il faut un effort d’analyse artificiel pour identifier précisément les constituants élémentaires d’un champ visuel, du fait de leurs multiples influences réciproques : effets de contraste ou d’assimilation, de regroupement ou de discrimination se produisent et fluctuent spontanément, sans contrôle conscient. Surtout, les voyants perçoivent davantage les objets eux-mêmes que les données visuelles qui les leur font voir : ce qu’ils voient, c’est d’emblée un objet éclairé ou coloré, non de la lumière ou de la couleur – comme ils voient, depuis une fenêtre, «des hommes passant dans la rue», et non seulement les «chapeaux et les manteaux» qui les couvrent . La vision ordinaire est spontanément et irrésistiblement objectivante, et de ce fait portée à projeter sur le réel, à son insu, attentes et idées reçues. Descartes dirait qu’elle fait preuve de précipitation et de prévention 

Les aveugles, quant à eux, ne peuvent aller si vite : entre les données qu’ils perçoivent et les objets qu’ils conçoivent s’intercale un processus laborieux d’analyse et de synthèse, mobilisant notions, principes et raisonnements géométriques. Les données de l’expérience, pour l’aveugle comme pour l’homme de science, ne sont significatives qu’en fonction de modèles théoriques explicites. Inversement, à partir de ces derniers, l’un et l’autre savent poser de nouvelles questions, c’est à dire inventer de nouvelles stratégies d’investigation : procédures de test et de sondage ; indices, grilles, échelles et critères ; programmes et dispositifs expérimentaux ; instruments de mesure ou d’observation – tout cet appareillage est au savant ce que son bâton est à l’aveugle. 

«Le peu que j’ai appris jusques ici n’est presque rien à comparaison de ce que j’ignore» 

Le cas de l’aveugle a enfin statut d’allégorie de l’entreprise scientifique. La tradition philosophique occidentale, depuis ses origines grecques, mobilise la vue pour figurer de manière sensible le but de la connaissance : il s’agit de voir les choses comme elles sont ; de voir la condition des hommes dans l’immensité de la nature ; et de cette dernière, de voir le système d’ensemble, et surtout le rôle qu’y joue chacun de ses composants. La connaissance culmine dans la contemplation. Descartes en un sens s’inscrit dans cette tradition : pour lui aussi, connaître c’est voir – intueor . Mais cette vision n’a plus rien d’une vue panoramique : à l’ordre cosmique s’étendant sous les yeux du sage hissé sur sa montagne, la science moderne substitue l’épaisseur des forêts au sein desquelles trouver son chemin pas à pas. Aucun espoir d’en sortir : il s’agit de tracer des pistes, de baliser des sentiers, d’aménager des carrefours et, quelquefois, de défricher une clairière. Mais cette progression ne débouche sur rien ; elle est sans fin : il y a aura toujours des arbres pour cacher la forêt.

 

Eric Dumaître

Docteur en sociologie, agrégé en philosophie, ancien élève de l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, Eric Dumaître est professeur au lycée La Martinière-Duchère de Lyon et a soutenu à l'Université Paris-Sorbonne en 2007 une thèse sur "le structuralisme littéraire et la crise de la culture scolaire" sous la direction de Raymond Boudon.

 

 

Commentaires

Très très intéressant, merci, et je note les titres à l’intérieur.
J’ai une certaine tendresse pour Descartes, comme on doit le savoir ici, même si ce qu’on a pu faire de son oeuvre m’exaspère au plus haut point.
Mais peut-on faire autre chose que de citer les phrases d’un grand auteur curieux de son monde, et dans la durée, hors contexte ? S’en est-on jamais privé (y compris pour Jésus, d’ailleurs…) ?
Soupir. Ainsi va le monde…
L’idée de partir des aveugles est très ingénieux, et montre un esprit qui ne s’interdit pas de penser hors des sentiers battus, comme il voulait le faire, Descartes (je crois…).

par Debra - le 31 mai, 2023



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