iPhilo » Les professeurs de philosophie réduits au tapin intellectuel

Les professeurs de philosophie réduits au tapin intellectuel

31/05/2023 | par Stéphane Braconnier | dans Politique | 1 commentaire

Download PDF

TRIBUNE : Si l’amour est précieux, on sait combien il est rare. Or, il est au cœur même de la démarche philosophique, ne serait-ce que par son étymologie. La philosophie s’avère-t-elle aussi rare que ce sentiment exaltant ? Est-elle marchandée par des mercenaires de l’esprit et l’État ne chercherait-il pas à la prostituer ? À y regarder de plus près, peut-elle se révéler frelatée, telle une breloque dorée vendue pour un bijou en or massif ? Bref, la philosophie ne se serait-elle pas nettement B.H.Lisée, ose ici se demander Stéphane Braconnier.


Stéphane Braconnier fit ses études de philosophie à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, avant une courte expérience dans le journalisme. Partant vivre en Corse, il fit son droit à l’Université Pascal Paoli et se lança dans l’entreprenariat. Il écrivit trois recueils de poésie intitulés respectivement Testostérone, L’Évasion sensuelle et Coup de pied dans la fourmilière, publiés aux Éditions Amalthée. Depuis 2013, a été est professeur de philosophie dans l’académie d’Ajaccio, puis de Nantes.


La philosophie d’État

C’est évidemment le cas, comme en témoigne la mise à pied de nos deux collègues les professeurs de philosophie René Chiche et Franklin Nyamsi, eu égard à leurs prises de position publique. Elle révèle au grand jour toute la considération, pour ne pas dire l’hypocrisie, dont fait preuve l’Éducation nationale envers cette discipline éprise de liberté. Aujourd’hui, le Ministère de M. Pap Ndiaye tombe le masque.

On doit une telle mise aux pas à Jean-Michel Blanquer et à sa Loi 2019-791 du 26 juillet 2019 précisant que «l’engagement et l’exemplarité des personnels de l’éducation nationale confortent leur autorité dans la classe et l’établissement et contribuent au lien de confiance qui doit unir les élèves et leur famille au service public de l’éducation». Traduction : le rapport de confiance qui doit s’instaurer entre les parents d’élèves et l’Éducation nationale relève de la docilité du corps enseignant, pour ne pas dire sa soumission. Le concept est plutôt martial, militaire, celui de l’obéissance, et contraire à la liberté philosophique. Mais ne soyons pas surpris, une telle législation rappelle ce qui nous était déjà inculqué en formation auparavant. Je me souviens de l’une d’entre elle dispensée en 2017 par l’Académie de Nantes durant laquelle l’inspecteur nous affirmait dans un premier temps que nous devions propager une pensée libre, totalement libre en tant que philosophe, avant de nous préciser une demi-heure plus tard qu’en qualité de fonctionnaire nous devions être la voix de l’État. Interrogé sur ce qui me semblait un tantinet contradictoire, il éluda la question. Qu’il soit avoué ou non, conscient ou inconscient, un tel dilemme a toujours existé, et Stirner le dénonçait déjà en 1844 :

«L’État me permet de tirer de mes pensées toute leur valeur et de les communiquer aux hommes (cette valeur, je la réalise par l’honneur que je tire de mes pensées en les faisant écouter), seulement en tant que mes pensées sont les siennes. Si, au contraire, je nourris des pensées qu’il ne peut approuver, c’est-à-dire qu’il ne peut faire siennes, il ne me permet absolument pas d’en tirer parti, de les échanger, de les mettre en circulation. Elles ne sont libres que si elles me sont permises par l’État, si ce sont des pensées d’État. Il ne me laisse philosopher librement qu’autant que je m’affirme «philosophe d’État». Contre l’État, je ne puis philosopher»[1].

La mise à pied de nos deux collègues rend plus prégnant cette allégeance dont tout philosophe – digne de ce nom – ne saurait prononcer le serment, fonctionnaire ou non, car l’amour servant comme nous le savons de racine à la philosophie, il ne peut se développer que dans un bain de libre pensée et de libre expression.

L’enseignement de la philosophie : une incongruité étatique

L’enseignement, et plus particulièrement celui de la philosophie, sert à émanciper de futurs citoyens, comme Condorcet le préconisait :

«Nous ferons voir que par un choix heureux, et des connaissances elles-mêmes, et des méthodes de les enseigner, on peut instruire la masse entière d’un peuple de tout ce que chaque homme a besoin de savoir pour (…) juger ses actions et celles des autres d’après ses propres lumières, et n’être étranger à aucun des sentiments élevés ou délicats qui honorent la nature humaine ; pour ne point dépendre aveuglément de ceux à qui il est obligé de confier le soin de ses affaires ou l’exercice de ses droits, pour n’être plus la dupe de ces erreurs populaires qui tourmentent la vie de craintes superstitieuses et d’espérances chimériques ; pour se défendre contre les préjugés avec les seules forces de la raison ; enfin, pour échapper aux prestiges du charlatanisme, qui tendrait des pièges à sa fortune, à sa santé, à la liberté de ses opinions et de sa conscience, sous prétexte de l’enrichir, de la guérir ou de le sauver. (…) il doit en résulter une égalité réelle, puisque la différence des lumières ou des talents ne peut plus élever une barrière entre des hommes à qui leurs sentiments, leurs idées, leur langage permettent de s’entendre, dont les uns peuvent avoir le désir d’être instruits par les autres, mais n’ont pas besoin d’être conduits par eux ; dont les uns peuvent vouloir confier aux plus éclairés le soin de les gouverner, mais non être forcés de le leur abandonner avec une aveugle confiance.»[2]

Une telle lecture doit laisser quelque peu perplexe les tenants du pouvoir qui se considèrent plutôt comme les bergers d’un troupeau de moutons qu’encadrent, surveillent, dirigent et éduquent de bons chiens de garde ; comme certains collègues qui assènent à nos gamins que la liberté c’est la loi, à grand renfort de Rousseau, de Hegel et de Spinoza, que les policiers  estropient les manifestants au nom de la violence légitime en citant Max Weber par exemple, et que finalement l’État est un mal nécessaire auquel il convient de se résigner. Bien sûr, la plupart du temps on fait l’impasse sur Guillaume d’Ockham, La Boétie, David Thoreau, Proudhon, Stirner, Bakounine, Nietzsche, Sade, Huxley, Orwell, Lafargue, etc., bref tous les pourfendeurs de l’État, car mieux vaut l’esclavage que l’anarchie.

Le conditionnement par l’éducation

Gustave Le Bon écrivait qu’ «une morale sûre, c’est de l’inconscient bien dressé»[3]. Deux acceptions à cette phrase terrible. La première, anarchiste, qui prône l’intégration intime de règles de vie sociale et dont l’intériorisation rend inutile l’existence des forces externes pour les faire respecter. On doit se bien comporter de soi-même, sans y être contraint par les autres, comme nous y invite Montesquieu :

«Votre vertu commence à vous peser. Dans l’état où vous êtes, n’ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous : sans cela vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez dans les malheurs de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur ; vous aimez mieux être soumis à un prince et obéir à ses lois, moins rigides que vos mœurs. Vous savez que, pour lors, vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses et languir dans une lâche volupté, et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n’aurez pas besoin de la vertu. (…) Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte ? Voulez-vous qu’il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi et par le seul penchant de la nature ?»[4]

La seconde verse plutôt dans le totalitarisme et ses méthodes d’incubation des consciences dès leur plus tendre enfance : Le Meilleur des mondes se profilant à l’horizon. Que l’enseignement soit sous l’égide d’une religion à l’instar des écoles confessionnelles ou sous la tutelle de la puissance publique, il lui sera impossible d’être impartial et la philosophie doit se départir de l’une comme de l’autre. Sinon, le pédagogue se fait l’auxiliaire du pouvoir, pour ne pas dire son complice, sauf que l’on ne mord pas la main qui vous nourrit. La question se posait déjà au XIXe siècle et demeure toujours d’actualité. Bakounine s’en inquiétait d’ailleurs :

«Les prêtres de toutes les Églises, loin de se sacrifier aux troupeaux confiés à leurs soins, les ont toujours sacrifiés, exploités et maintenus à l’état de troupeau pour satisfaire leurs propres passions personnelles et en partie pour servir la toute-puissance de l’Église ? Les mêmes conditions, les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Il en sera donc de même pour les professeurs de l’École moderne, divinement inspirés et patentés par l’État. Ils deviendront nécessairement les uns sans le savoir, les autres en pleine connaissance de cause, les enseigneurs de la doctrine du sacrifice populaire à la puissance de l’État et au profit des classes privilégiées de l’État.»[5]

Décapitation de Thomas More le 6 juilet 1535

Qu’on préfère la bienveillance naturelle librement consentie d’un Montesquieu, ou le lavage de cerveau que dénonce Bakounine, dans les deux cas, l’éducation est au centre de la question, et même un anarchiste, quel qu’il soit, ne pourra dénier que toute éducation relève d’un conditionnement, fut il celui à la liberté dans le meilleur des cas, puisque «toute éducation rationnelle n’est au fond rien que cette immolation progressive de l’autorité au profit de la liberté, le but final de l’éducation ne pouvant être que celui de former des hommes libres et pleins de respect et d’amour pour la liberté d’autrui»[6].

Fonctionnariat et liberté d’expression

Pour revenir à nos deux collègues, Messieurs Chiche et Nymasi, leurs sanctions sont inacceptables à plus d’un titre, bien que je ne constate pas que leurs confrères se soient mis en grève ou aient protesté énergiquement contre cette iniquité. Bref, comme souvent, on ne mord pas la main qui vous nourrit. Les deux sanctions auraient été prises au nom du «devoir de réserve». Mais à qui est dû ce prétendu devoir de réserve ? À l’administration ? Quand nous critiquons l’Éducation nationale, nous stigmatisons la mauvaise gestion du mandataire (notre administration) auprès de son mandant, les élèves et leurs parents : nos véritables employeurs. Nous dispensons un savoir dans l’intérêt des enfants, aucunement dans celui de cette administration. L’intérêt des enfants nous préoccupe, pas celui des administratifs qui délitent inéluctablement cette institution pourtant essentielle à la survie d’une nation et de sa culture. L’argument du devoir de réserve ne saurait être cautionné.

Lire aussi : «Tu peux dire ce que tu veux, alors : ferme-la» ? (Stéphane Braconnier)

Qui plus est, un enseignant agrégé relève du fonctionnariat. Certes, il officie dans le service public, ce qui n’implique pas pour autant qu’il lui appartienne corps et âme. Il n’en est pas l’esclave, il y contribue seulement. Il sert, mais n’est pas asservit. Dès lors, il convient d’admettre qu’il ait une vie privée en dehors de son travail ; à ce titre, sa liberté d’expression ne saurait être restreinte. Un fonctionnaire ne se résume nullement à une machine de l’État, sans âme ni conscience et que l’on pourrait confondre avec un robot. Lui dénier ce droit à une vie privée, c’est l’asservir, c’est le déshumaniser. J’ajouterais que le devoir de réserve, s’il peut être conçu à la faveur de considérations stratégiques, il ne saurait être de mise à l’Éducation nationale, si ce n’est pour masquer ses propres manquements. Autrement dit, le devoir de réserve a été instauré pour couvrir toutes les aberrations, les défaillances, l’impéritie de cette administration. Partant, il est totalement illégitime. Le Ministre Blanquer parlait de «l’École de la confiance». Il faut sans doute avoir le culot d’un politique pour employer publiquement des termes pareils.

L’école de la défiance

À quelle confiance fait-il appel ? Quand après les attentats dits du Bataclan, et plus précisément le 9 décembre 2015, la publication Dar Al-Islam proférait des menaces de mort à l’encontre des enseignants français ? Quand, suite à cette publication, ni le Ministère de l’Intérieur, ni celui de l’Éducation n’ont pris la moindre mesure ? Quand le professeur Samuel Paty était dans la tourmente et que l’Éducation nationale l’a critiqué au lieu de le soutenir et d’assurer sa protection ? Quand il fut décapité ? Quand, à cette occasion, le fils de sa mère qui nous préside promeut, à la Sorbonne, le 21 octobre 2020, une communauté de citoyens libres dans notre pays, qui persiste à enseigner la liberté et l’esprit critique, la pensée par soi-même ? Quand il permet la sanction de deux enseignants qui usent justement de cette liberté et de cet esprit critique ? Quand Blanquer a annihilé le Baccalauréat ? Quand, en 2017, il remplaçait l’Inspecteur général de l’Éducation nationale en philosophie Paul Mathias par Saouad Ayada, une spécialiste de l’Islam ? Quand, suite à l’assassinat de Samuel Paty, Marlène Schiappa créait le fond Marianne pour redorer les valeurs de la République et que ses sbires en détournaient les subsides ? Et après tout ça, constituant seulement la partie émergée de l’iceberg, on vient nous parler de «l’école de la confiance».

L’école n’est pas la première à subir une telle dérive totalitaire. La loi sur les fake news votée en dernière lecture le 20 novembre 2018 par l’Assemblée nationale institue un magistrat de la vérité. En ce sens, 1984, c’est Retour vers le futur. Le fait est d’autant plus désopilant que les politiques sont les premiers à divulguer tout et son contraire en fonction de la fluctuation de l’opinion publique. Ce que l’on publie sur les réseaux sociaux est vérifié, comme en attestent les rectifications qu’on reçoit parfois, post publication. La suspension des agents hospitaliers non vaccinés, alors qu’on peut penser qu’ils avaient de bonnes raisons de se soustraire aux injections, etc. Aujourd’hui, on réintègre ce personnel soignant après plus de deux années de suspension de travail et de salaire, telle l’orchestration d’une petite mort sociale. Le maccarthisme ne procédait pas autrement en empêchant de travailler ceux qui esquivaient la fameuse commission du sénateur MacCarthy. Le film La Liste noire de Irwin Winkler avec Robert de Niro illustre parfaitement la méthode, ce dernier interprétant un célèbre réalisateur mis sur la touche par son refus d’être auditionné et qui ne peut trouver le moindre petit boulot pour survivre du fait de la pression qu’exercent les agents fédéraux sur tous ses futurs employeurs potentiels. Après la longue suspension des médecins non vaccinés, le message adressé à nos deux collègues est limpide à la faveur de ces suspensions de trois mois. Soit, vous rentrez dans le rang, soit on vous brisera socialement.

Un enseignement philosophique anachronique

Et la philosophie dans tout cela ? On ne saurait dire que l’amour y prévaut. Elle se sclérose dans un académisme stérile où la curiosité a été bannie, et cela n’est pas nouveau. Depuis des lustres, on forme ses futurs enseignants à réciter de vieilles lunes comme Hegel qui écrit que la philosophie doit être une théologie rationnelle, que son unique objet est Dieu[7], ou Freud qui règne toujours sur la thématique de l’Inconscient, alors que sa «thérapeutique est un cours de résignation», comme le dénonce d’ailleurs Marcuse[8] : la société est malade, mais c’est l’individu qu’on doit soigner… sans oublier qu’après un demi-siècle de neurobiologie, ces théories s’avèrent complètement obsolètes. On met en avant la Critique de la raison pure de Kant et l’on ignore l’Homme neuronal de Jean-Pierre Changeux ou le Code de la conscience de Stanislas Dehaene. Ah oui, il faut prendre le temps de les lire… Il y a bien une formation continue, mais elle consiste aussi à redonner du brillant à des étoiles éteintes depuis longtemps. On donne même aux épreuves du Baccalauréat (en 2015, pour les sections ES) un texte de Spinoza pour nous convaincre que la démocratie, c’est l’obéissance inconditionnelle au souverain et qu’on ne peut être esclave que de soi-même :

«Dans un État démocratique, des ordres absurdes ne sont guère à craindre, car il est presque impossible que la majorité d’une grande assemblée se mette d’accord sur une seule et même absurdité. Cela est peu à craindre, également, à raison du fondement et de la fin de la démocratie, qui n’est autre que de soustraire les hommes à la domination absurde de l’appétit et à les maintenir, autant qu’il est possible, dans les limites de la raison, pour qu’ils vivent dans la concorde et dans la paix. Ôté ce fondement, tout l’édifice s’écroule aisément. Au seul souverain, donc, il appartient d’y pourvoir ; aux sujets, il appartient d’exécuter ses commandements et de ne reconnaître comme droit que ce que le souverain déclare être le droit. Peut-être pensera-t-on que, par ce principe, nous faisons des sujets des esclaves ; on pense en effet que l’esclave est celui qui agit par commandement et l’homme libre celui qui agit selon son caprice. Cela cependant n’est pas absolument vrai ; car en réalité, celui qui est captif de son plaisir, incapable de voir et de faire ce qui lui est utile, est le plus grand des esclaves, et seul est libre celui qui vit, de toute son âme, sous la seule conduite de la raison.» Spinoza, Traité théologico-politique (1670)

Après, ceux qui n’aiment pas Spinoza feront étudier la Lettre 8 écrite de la montagne de Rousseau[9], ou le passage de l’Esthétique de Hegel qui explique que la liberté et l’État sont synonymes[10]. La soumission de l’individu ne manque pas de chapelle. On peut être spinoziste, rousseauiste, hégélien et raconter les mêmes salades. Seul l’assaisonnement diffère. Ainsi, le conditionnement de l’État via l’enseignement de la philosophie ne manque pas de subtilités. Il présuppose sans doute l’honnêteté de la classe dirigeante, Spinoza et les autres n’ayant pas étudié suffisamment Machiavel et sa théorie dont la genèse provient de l’étude de l’histoire, comme ce génial florentin nous le rappelle[11]. Spinoza porte la naïveté à une hauteur infinie en confondant l’adjectif honnête avec celui de politique ; faut dire qu’il n’envisageait certainement pas la rédaction de l’article 49-3 de notre Constitution. Mes collègues s’en rendent-ils compte ? Pour beaucoup, j’en doute. Avec beaucoup de mérite d’ailleurs, ils s’évertuent à dénicher de l’intelligence là où il y en a si peu. Avec vingt-cinq siècles de philosophie classique à disposition, on trouve toujours moyen de s’élever un ou deux degrés au-dessus du commun des mortels – et, qui plus est, cela nourrit son homme. Certes, on peut souscrire à la démarche philosophique d’un Michel Onfray qui a ressorti du placard nombre de philosophes que l’institution avait négligés, pour ne pas dire complètement oubliés. Mais B.H.L. s’est vite empressé de faire fermer son Université populaire. On ne sait jamais, un vent de liberté intellectuelle peu si vite dégénérer. Pourtant, en son temps, Bakounine avait stigmatisé l’académisme de l’enseignement de la philosophie en France :

«Cette réconciliation signifiait (…) en philosophie, la soumission réfléchie de la libre raison aux principes éternels de la foi. Nous n’avons à nous occuper ici que de cette dernière. On sait que cette philosophie fut principalement élaborée par M. Cousin, le père de l’éclectisme français. Parleur superficiel et pédant, innocent de toute conception originale, de toute pensée qui lui fût propre, mais très fort dans le lieu commun, qu’il a le tort de confondre avec le bon sens, ce philosophe illustre a préparé savamment, à l’usage de la jeunesse étudiante de France, un plat métaphysique de sa façon, et dont la consommation, rendue obligatoire dans toutes les écoles de l’État, soumises à l’Université, a condamné plusieurs générations de suite à une indigestion du cerveau. Qu’on s’imagine une vinaigrette philosophique composée des systèmes les plus opposés, un mélange de Pères de l’Église, de scolastique, de Descartes et de Pascal, de Kant et de psychologues anglais, le tout superposé sur les idées divines et innées de Platon et recouvert d’une couche d’immanence hégélienne, accompagné nécessairement d’une ignorance aussi dédaigneuse que complète des sciences naturelles, et prouvant que deux et deux font cinq.»[12]

            Mais qui lit Bakounine ? Orwell, à n’en point douter… En tout cas pas Saouad Ayada qui accommodera facilement l’Islam aux principes de Victor Cousin, ni Pap Ndiaye qui noircit davantage le tableau en incarnant le dirigisme intellectuel sous couvert de bien-pensance, laquelle devant supplanter la philosophie. Nul doute que les sanctions infligées à nos deux collègues vont encourager le tapin intellectuel des autres professeurs de philosophie et continuer à transformer cette noble discipline, cette mère des sciences, en catéchisme républicain. La Ferme des animaux a encore de beaux jours devant elle, et surtout tous les cochons qui en ont pris le commandement.


[1] Max Stirner, L’Unique et sa propriété (1844), Éd. La Table ronde, coll. La petite vermillon, trad. Henri Lasvignes, Paris, 2000, p.272.

[2] Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Éd. GF-Flammarion, Paris, 1988, pp.275-276.

[3] Gustave Le Bon, Opinions et croyances, Éd. Flammarion, coll. Bibliothèque de philosophie scientifique, Paris, 1921, p.37.

[4] Montesquieu, Lettre persane XIV, Éd. Gallimard, coll. La Pléiade, Vol. 1 Œuvres complètes, Paris, 1949, p.153.

[5] Bakounine, Dieu et l’État, Éd. Dialectics, Saint Louis [Missouri], pp.31-32.

[6] Ibidem., p.32.

[7] Hegel, Esthétique, 1, Éd. Le Livre de poche, coll. Classiques de la philosophie, trad. Bénard, Timmermans & Zaccaria, Paris, 1997, p.166.

[8] Herbert Marcuse, Éros et civilisation, Éd. de Minuit, coll. Arguments 18, trad. Jean-Guy Nény & Boris Fraenkael, Paris, 1963, p.214.

[9] Rousseau, Lettres écrites de la montagne [8], Éd. Gallimard, coll. La Pléiade, vol. Œuvres complètes III, Paris, 1964, p.842.

[10] Hegel, Esthétique, 1, Éd. Le Livre de poche, coll. Classiques de la philosophie, trad. Bénard, Timmermans & Zaccaria, Paris, 1997, p.163.

[11] Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Éd. Gallimard, coll. La Pléiade, Paris, 1952, p.378.

[12] Bakounine, Dieu et l’État, Éd. Dialectics, Saint Louis [Missouri], p.79.

 

Stéphane Braconnier

Stéphane Braconnier fit ses études de philosophie à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, avant une courte expérience dans le journalisme. Partant vivre en Corse, il fit son droit à l’Université Pascal Paoli et se lança dans l’entreprenariat. Il écrivit trois recueils de poésie intitulés respectivement Testostérone, L’Évasion sensuelle et Coup de pied dans la fourmilière, publiés aux Éditions Amalthée. Depuis 2013, a été est professeur de philosophie dans l'académie d’Ajaccio, puis de Nantes.

 

 

Commentaires

La polémique…
En ce moment je lis Jacqueline de Romilly : « Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès ». Très instructif, et j’apprends beaucoup de choses sur comment la cité a perdu le Nord grâce à cette mouvance qui se voulait un enseignement pragmatique pour réussir sa vie quotidienne dans la cité et ses cours de justice, par example.
Très intéressant de regarder les rapports entre philosophes et sophistes.
Il me semble que Socrates ait été sacrifié (il a perdu la vie) comme corrupteur de la jeunesse, tellement les passions étaient incandescentes à l’époque (comme maintenant, d’ailleurs) autour du problème de la transmission du savoir, et du pouvoir, entre les générations.
Quelques pépites qui me semblent importantes : les fonctionnaires de l’Etat, ceux qui faisaient tourner l’état sous la république romaine, et l’empire, avaient le statut d’esclaves publics. A y réfléchir, il me vient pour la première fois que le statut d’esclave public a tendance à faire des hommes (et maintenant des femmes) sans visages, impersonnels ? neutres ?, qui se confondent avec leur utilité dans la machine sociale étatique. Des êtres interchangeables. On ne regarde pas leurs visages, leur singularité, mais leur… travail dans leur fonction. Il faut… des circonstances en plus pour pouvoir voir leur visage, leur singularité, leur PERSONNE. Ces circonstances en plus relève de ce que j’appelle la grâce. Pourquoi vouloir dissocier intérêt et grâce ? N’est-ce pas très dangereux ? Comme j’ai déjà du dire ici, la pression pour revenir à des idéaux… démocratiques ? « anté-Christ » (avant l’arrivée de Jésus) tend à détricoter l’idéal de service que le Christianisme a fait tant pour promouvoir : le service de la collectivité, le maître au service de ses disciples qui leur lave les pieds, etc. Un pouvoir au service… du peuple, et pas des intérêts individuels ambitieux. En voulant jeter l’eau du bain, « on » a jeté le bébé avec. Mauvais plan.
Pour l’amour…. celui dont il est question ici est le « philos ». Il est difficile que le grec possède tant de mots pour qualifier de manière analytique les sentiments, alors que nous… nous sortons un mot : « l’amour ». Il fait beaucoup de travail, le mot « amour ». Ce n’est pas toujours évident. Des fois, les adjectifs permettent de peaufiner un peu la chose, si on consent à les employer.
Et je n’idolâtre surtout pas la science, depuis l’épisode Covid… Laquelle, d’ailleurs ? Depuis des années qu’on trouve les titres alléchants dans les magasines de vulgarisation scientifique qui ne correspondent pas au texte des articles, quoi penser de l’honneur intellectuelle de la science et des scientifiques, pris dans la globalité ?
Je crois qu’on peut dire sans se tromper que quand on n’a plus la moindre idée qui croire, quoi croire, et qui détient une autorité légitime, il règne une grande angoisse dans la société.
Notre civilisation, depuis qu’elle s’écrit, est fondée sur des pasteurs avec des troupeaux de bêtes dans un rapport d’interdépendance où l’intérêt des uns et des autres est respecté. (Si les troupeaux ne sont pas trop gros, les éleveurs peuvent singulariser leurs bêtes, et savoir qui est qui, par exemple. Bon à savoir.) Je ne vois pas le bonheur ? la possibilité ? de fonder une société où le pouvoir et l’autorité ne s’incarnent pas au moins momentanément, en sachant qu’au moment où ça s’incarne surgit le problème de l’obéissance. Va-t-on faire disparaître ce problème… métaphysique, même en balançant le mot « esclave » et le mettant à toutes les sauces ? Je ne crois pas. Je veux bien que la philo soit une affaire de fiction, n’ayant rien contre la fiction, et trouvant même qu’elle est.. noble à sa manière. Mais je préfère ma fiction sur la scène, tout de même. C’est plus divertissant. Et des fictions qui se donnent en prétendant être des vérités nobles et absolues ? Là… j’exerce mon droit de réserve.

par Debra - le 1 juin, 2023



Laissez un commentaire