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Nahel : un assassinat consécutif à un procès d’intention

25/09/2023 | par Stéphane Braconnier | dans Politique | 1 commentaire

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TRIBUNE : La dérive sécuritaire a introduit les procès d’intention dans notre justice pénale. De nos jours, on peut être sanctionné pour ce qu’on n’a pas commis, mais qu’on pourrait éventuellement commettre, une telle hypothèse étant laissée à l’appréciation des forces de l’ordre, en parfaite rupture de la séparation des pouvoirs. Si, selon Montesquieu, la démocratie dépend d’une telle séparation, on peut considérer que le Code de la sécurité intérieure la remet gravement en cause. C’est à cette question que Stéphane Braconnier entend nous faire réfléchir dans cette tribune, suite à la mort de Nahel et à ses répercussions.


Stéphane Braconnier fit ses études de philosophie à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, avant une courte expérience dans le journalisme. Partant vivre en Corse, il fit son droit à l’Université Pascal Paoli et se lança dans l’entreprenariat. Il écrivit trois recueils de poésie intitulés respectivement Testostérone, L’Évasion sensuelle et Coup de pied dans la fourmilière, publiés aux Éditions Amalthée. Depuis 2013, a été est professeur de philosophie dans l’académie d’Ajaccio, puis de Nantes.

Quand le droit pénal instaure le procès d’intention

Le 14 juin dernier, nos lycéens de terminale générale se voyaient proposer comme sujet de philosophie entre autres : «Vouloir la paix, est-ce vouloir la justice ?». Si la philosophie n’a de sens que dans son intrication avec notre quotidien, la réponse à cette question d’examen allait trouver une illustration retentissante sous l’aspect d’une déflagration sociale, avec l’assassinat de Nahel par la police, ce jeune délinquant de 17 ans, une quinzaine de jours plus tard. À l’occasion des émeutes que cet homicide a générées, on pouvait lire partout en France des slogans tagués : «justice pour Nahel» ou encore «pas de justice, pas de paix» – comme si le sujet de l’examen avait inspiré les jeunes émeutiers. En l’espèce, celui qu’on pourrait désormais surnommé «Flingueur» (comme dans le film Basic Instinct) n’a pas la conscience tranquille puisqu’il a rédigé son procès verbal de l’incident en invoquant la légitime défense sous couvert du 1° de l’article L 435-1 du Code de sécurité intérieure, avant que son avocat ne lui conseille de s’abriter derrière le 3° et le 4° de ce même article ; ceux-ci excluant la légitime défense trop mise à mal par la vidéo. Mais que dit cet article précisément :

«Dans l’exercice de leurs fonctions et revêtus de leur uniforme ou des insignes extérieurs et apparents de leur qualité, les agents de la police nationale et les militaires de la gendarmerie nationale peuvent, outre les cas mentionnés à l’article L. 211-9, faire usage de leurs armes en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée : 1° Lorsque des atteintes à la vie ou à l’intégrité physique sont portées contre eux ou contre autrui ou lorsque des personnes armées menacent leur vie ou leur intégrité physique ou celles d’autrui ; 2° Lorsque, après deux sommations faites à haute voix, ils ne peuvent défendre autrement les lieux qu’ils occupent ou les personnes qui leur sont confiées ; 3° Lorsque, immédiatement après deux sommations adressées à haute voix, ils ne peuvent contraindre à s’arrêter, autrement que par l’usage des armes, des personnes qui cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et qui sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ; 4° Lorsqu’ils ne peuvent immobiliser, autrement que par l’usage des armes, des véhicules, embarcations ou autres moyens de transport, dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ; 5° Dans le but exclusif d’empêcher la réitération, dans un temps rapproché, d’un ou de plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre venant d’être commis, lorsqu’ils ont des raisons réelles et objectives d’estimer que cette réitération est probable au regard des informations dont ils disposent au moment où ils font usage de leurs armes.»

Rappelons à ce propos que la loi pénale est d’interprétation stricte comme l’impose l’article 111-4 du Code pénal. Partant, dans cette affaire, l’absolue nécessité comme la proportionnalité font manifestement défaut et ne sauraient être invoquées par la défense de Flingueur. La vidéo écarte toute action en légitime défense. Pire encore, les propos tenus par l’un des deux policiers entérinent l’intention de tuer quand à l’injonction de couper le moteur «coupe, coupe» à laquelle Nahel a répondu par «pousse-toi», le policier poursuit en disant «tu vas prendre une balle dans la tête». Dès lors, Flingueur n’a plus qu’à invoquer le 3° et le 4° de cet article L 435-1 pour tenter d’éviter le pire : la mise en cause pour assassinat. En effet, le refus d’obtempérer, et de s’arrêter plus précisément, peut engager un tir d’arme à feu… pour immobiliser le véhicule… si et seulement si sa fuite représente un danger pour autrui. Cela implique-t-il de tuer son conducteur ? Jamais l’article L 435-1 ne le présuppose. On s’attend plus à un tir dans les pneus qu’à autre chose. Nahel n’ayant pas à son actif de précédents meurtriers, le 5° ne saurait être invoqué.

Rupture de la séparation des pouvoirs

Après, pourquoi une telle tribune judiciaire dans une publication philosophique me direz-vous ? Tout simplement à cause des implications sous-jacentes des 3° & 4° de cet article L 435-1 du Code de sécurité intérieure, instauré en 2017. Ils décrivent une grave dérive de notre justice pénale, en sanctionnant non plus un acte délictueux que l’on aurait commis, mais celui qu’on aurait l’intention de commettre. Beccaria, qui est l’instigateur de notre droit pénal moderne stipule pourtant précisément ; «le punir auparavant serait punir la volonté des gens, et non leurs actes, ce serait régenter les intentions, qui sont ce qu’il y a de plus libre en l’homme, de plus indépendant des lois»[1]. Autrement dit, la justice et son Code de sécurité intérieure se hasardent dans le procès d’intention. En l’occurrence, si la justice acquittait Flingueur, cela permettrait dorénavant à ses collègues (dont pourtant la mission se résume à ramener à la justice un délinquant, comme un chien ramène une balle ou un bout de bois à son maître) de tuer ceux qu’ils estiment éventuellement dangereux. Quelle part démesurée abandonnée à leur subjectivité… Comme dans James bond, ce serait un permis de tuer.

Si l’on en croit Montesquieu, quelle rupture de la séparation des pouvoirs impropre à toute démocratie, où un suppôt du pouvoir exécutif, un policier, à lui seul rétablit la peine de mort (en lieu et place du pouvoir législatif), la prononce et l’exécute (se substituant au pouvoir judiciaire) et tout cela en une fraction de seconde au travers d’un cerveau qui manque d’affinage. Comment un soi-disant état de droit pourrait en offrir la moindre justification ? Relisons Montesquieu afin d’éviter le retour d’un régime vichyssois et de ses miliciens : «Il n’y a point de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. (…) Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire les lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers.»[2]. Bien sûr, Flingueur n’a pas l’âme d’un philosophe et encore moins de lumière.

Lire aussi : «Tu peux dire ce que tu veux, alors : ferme-la» ? (Stéphane Braconnier)

Mais au sein du droit pénal, le procès d’intention n’émerge pas seulement en 2017, à la fin du mandat présidentiel de François Hollande. En 2012, le petit Nicolas l’avait déjà institué avec l’article L 211-3 du même code, lui aussi en fin de mandature. Désormais, on peut arrêter n’importe quelle personne vaquant dans le périmètre (quelque peu flou) d’une manifestation si elle porte ou transporte une arme par destination. Il faut bien comprendre qu’une arme par destination, au sens de l’alinéa 2 de l’article 132-75 du Code pénal comprend n’importe quel objet plus ou moins contendant relevant de la libre interprétation des forces de l’ordre : «Tout autre objet susceptible de présenter un danger pour les personnes est assimilé à une arme dès lors qu’il est utilisé pour tuer, blesser, ou menacer ou qu’il est destiné, par celui qui en est porteur à tuer, blesser ou menacer.». Autrement dit, on ne fait ni la différence entre une bouteille de bière et un cocktail Molotov, ni on ne distingue un fait d’une éventualité. Résultat : tous au gnouf ! Les forces de l’ordre ont d’ailleurs largement abusé de ce droit illicite en fouillant les voitures et en les détournant aux péages d’autoroute, sans parler des gardes à vue préventives, à l’époque de la révolte des Gilets jaunes, à une quarantaine de kilomètres de Paris par exemple.

Doit-on assumer les fautes commises par les autres ?

Sans établir de telles distinctions, les banlieues s’avèrent certes plus susceptibles que le reste de la population, ou du moins plus sensibles à ces abus de droit. Leur instinct se révolte contre cette dérive sécuritaire dans laquelle le petit français moyen se complaît. Il suffit de voir à combien s’est élevée la cagnotte (1 600 000 €) ouverte au profit de la famille du Flingueur, comparée à celle (243 000 €) créée au profit des parents de Nahel. Bien sûr, la famille de Flingueur va pâtir de son crime, comme toute famille de criminelle, ni plus ni moins. Que n’a-t-on indemnisé la famille de Francis Holmes ? La victime, c’est Nahel, abattu illégalement comme Jacques Mesrine, sans en avoir les états de service, loin s’en faut. Bien sûr, le français moyen en a marre de la délinquance, craint les agressions, la violence des bronzés qui ne font pas du ski. Sauf qu’en l’occurrence Nahel est un tout petit délinquant, du menu frottin, et qu’il sert d’exemple pour des voyous d’une autre trempe, tant et si bien que la population ne le regrette que du bout des lèvres, quand bien même son assassinat relèverait du pire des fascismes. Tel le chœur agacé  d’une tragédie grecque, l’opinion publique endosse les oripeaux du loup de La Fontaine et s’adresse à Nahel un peu de la sorte : – Si ce n’est toi, c’est donc ton frère. – Je n’en ai point. – C’est donc quelqu’un des tiens : car vous ne m’épargnez guère, vous, vos bergers et vos chiens. On me l’a dit : il faut donc que je me venge. «La raison du plus fort étant toujours la meilleure.» : Flingueur appuie sur la gâchette.

Les Durand, les Martin et les Dupond n’imaginent pas un seul instant que le crime dont a été victime Nahel pourrait un jour plomber leurs chères petites têtes blondes, si l’impunité le cautionnait. L’état de droit nous garantit de l’État et de ses dérives ; son maintien est essentiel si on ne veut pas que les policiers s’érigent en miliciens protégeant le pouvoir au  lieu de défendre la population. A contrario, le petit français moyen sacrifierait tout au nom de la sacro-sainte sécurité, comme si vivre ne représentait pas déjà un risque inéluctable. Accroché à son instinct de survie comme un paresseux à sa branche d’arbre, il a perdu toute notion de fatum, et il ne rechigne pas à l’idée d’une justice préventive à la Minority Report. Mais dans ce film de Steven Spielberg, les trois augures qui anticipent les crimes au sein de la «division précrime» sont des précognitifs, pas de vulgaires cowboys motorisés, des blaireaux à roulettes. Certes, ils sont la progéniture de cas sociaux et on les drogue afin que leur cerveau produise des hallucinations visuelles prémonitoires ; ils peuvent avoir des visions divergentes (les fameux rapports minoritaires) que l’on fait disparaître afin de donner une image infaillible du système. L’expérience démontre qu’ils peuvent être abusés par les apparences et que leur erreur devient incontrôlable avec la reconnaissance faciale. Sauf que Flingueur n’est pas de ce tonneau-là. Lui, il a trop regardé Le Justicier de New-york et il se prend pour Charles Bronson.

Comment, dans sa petite tête, ce béotien pourrait établir la distinction entre «coïncidence», «souhait», «intention» et «tentative» de commission d’un délit. Par exemple, comment incriminer un passant à Marseille les 2 & 3 juillet derniers transportant des boules de pétanques (éminentes armes par destination) alors que des manifestations violentes, pour ne pas dire des émeutes se produisent dans la ville, mais que parallèlement Marseille accueille le mondial de pétanque ? De même, qui n’a pas souhaité la mort de quelqu’un sans que la personne concernée n’en meurt jamais. Un tel souhait ne fait pas de son auteur un criminel. Il en va de même pour l’intention : tant qu’elle ne se concrétise pas a minima, tant qu’elle n’est pas suivie du moindre fait, elle ne peut être considérée pénalement comme une tentative. Beccaria établit une telle distinction : «Quoique les lois ne punissent pas l’intention, il n’en demeure pas moins qu’un acte qui est le commencement d’un délit et qui manifeste la volonté de l’achever mérite une punition, moindre sans doute que si le délit avait été réellement commis.»[3]. Sauf que Flingueur n’a jamais lu Beccaria, sauf que Nahel a seulement roulé dans un couloir de bus sans permis de conduire et sans assurance, grillé quelques feux rouges, commis un excès de vitesse, frôlé un cycliste et a refusé de s’arrêter avant que la circulation ne l’y oblige. Si à cette aune, on suppose qu’il va commettre d’autres infractions mettant en cause cette fois-ci l’intégrité physique d’autrui et qu’en conséquence on s’autorise à l’abattre, – notons à ce propos la disproportion entre le délit et la peine – alors je ne donne pas cher de la peau de tous les repris de justice, lesquels sont déjà sur la sellette à l’occasion de la moindre infraction d’envergure.

Outre ces trois articles de loi relevant trop de la subjectivité d’esprits inadaptés à de telles subtilités juridiques, l’opinion publique demande l’impossible en l’état actuel des choses : la prévention du crime, comme dans Minority Report. Mais il s’agit là seulement d’un fantasme sociétal, car on ne peut le prévenir, mais seulement le punir. Sa commission est une nécessité – certes fâcheuse – mais nécessaire à sa sanction. On ne saurait sanctionner un fait qui n’a pas eu lieu sans commettre la pire des injustices. L’intention même n’implique pas automatiquement le passage à l’acte et l’érection d’un homme ne fait pas de lui un violeur. D’ailleurs, le droit pénal général requiert trois éléments constitutifs pour qualifier une infraction : un élément légal (un texte de loi prohibant telle ou telle action), un élément matériel (un fait contrevenant à ce texte de loi) et un élément intentionnel (la volonté d’enfreindre la loi). Comment réunir ces trois éléments indispensables pénalement pour un fait qui n’a pas encore été commis, mais qui serait susceptible de l’être, comme les y autorisent ces articles L 435-1 et L 211-3 du Code de sécurité intérieure. On confond trop l’intention avec la tentative, d’autant qu’il n’y a aucun fait matériel qui abonderait dans le sens d’une tentative, laquelle serait alors sinon effectivement répréhensible. Pire encore, permettre la condamnation de la seule intention est la porte ouverte à tous les fascismes. «Certes, tu n’as rien fait, mais je te condamne car tu en avais l’intention.». En ce sens, l’État peut embastiller n’importe qui, selon son bon vouloir. Si l’engorgement carcéral nous en protège, le crédit social qu’on nous mitonne petit à petit (comme durant le confinement) y trouvera moult applications.

L’abus de pouvoir et l’éducation comme remède à la délinquance

Après, un tel manquement à l’état de droit justifie-t-il de telles émeutes ? Face à la violence illégitime des forces de l’ordre, on est trop confronté à une certaine mansuétude des tribunaux, laquelle remet quelque peu en doute l’indépendance de la justice. Prenons l’exemple de l’assassinat de Malik Oussekine dans la nuit des 5 à 6 décembre 1986, à l’occasion de la grande manifestation contre la réforme des universités. Malik rentrait chez lui et n’y participait même pas quand les voltigeurs de la police lui sont tombés sur le râble. Battu à mort alors qu’il n’avait commis aucune infraction, le brigadier-chef Jean Schmitt et le gardien de la paix (ça fait sourire) Christophe Garcia furent condamnés respectivement à cinq ans et à deux ans d’emprisonnement, les deux condamnations étant assorties du sursis. Jamais ils ne mirent le pied en prison. À rebours, les émeutiers sont généralement traduits en comparution immédiate devant la juridiction correctionnelle avec mandat de dépôt en fin d’audience, quand l’instruction du procès d’un ripou prend plusieurs mois, voire plusieurs années, pour au final le prononcé d’une peine minimale qui sera carrément annulée en appel, quatre ans après les faits, quand l’oubli aura fait son œuvre. Une quinzaine de jours après les émeutes consécutives à la mort de Nahel, le ministre de la justice annonce fièrement 1 000 condamnations et 600 incarcérations.

Comment d’une part la postérité peut exonérer Gustave Courbet de la démolition de la Colonne Vendôme à l’occasion du soulèvement de la Commune de Paris, ou ses comparses qui ont incendié le Château des Tuileries alors que les Versaillais assassinaient 20 000 à 30 000 communards en une semaine (une sorte de Saint Barthélémy au fondement de la 3e République), et d’autre part condamner les révoltés contre les attentats commis par nos forces de l’ordre ? Si la violence suscite la justice, les abus de pouvoir génèrent la violence, qu’on se le dise ! Après, la révolte légitime n’implique nullement les razzias et les pillages auxquels des voyous opportunistes se livrent et qui discréditent la révolte. En un sens, Courbet n’est pas coupable de la démolition de la colonne Vendôme : il n’en a été que la main exécutrice, en réaction aux atrocités commises par Adolphe Thiers et son gouvernement. Si l’on confond quelque peu légèrement «intention» et «tentative», pourquoi n’assimilerions-nous pas tout aussi facilement «provocation» et «instigation» ? Dès lors, Flingueur et son collègue seraient à l’origine des émeutes et devraient en être redevables. Plus étrange encore : quand un employé commet une faute grave dans une entreprise qui cause un préjudice à un tiers, le premier responsable civilement et pénalement est l’entreprise et son dirigeant, même si ce dernier dispose d’une action récursoire à l’encontre de son employé fautif. En l’occurrence, pourquoi la règle n’est pas la même quand il s’agit de l’État ? Pourquoi le ministre de l’intérieur n’a pas à répondre de l’assassinat commis par l’un de ses subordonnés et des émeutes que cela a provoquées ? Pourquoi l’opposition politique n’appelle-t-elle pas à sa démission ? Comment peut-on s’ériger en responsable politique, quand on n’assume aucune responsabilité ? Mais comme les forces de l’ordre, les politiques bénéficient eux aussi d’un certain parapluie judiciaire ; les uns ont le pouvoir et les autres le soutiennent… autant s’entendre.

Lire aussi : Bobard démocratique ? (Stéphane Braconnier)

Je disais précédemment qu’en l’état actuel des choses, il était impossible de prévenir les délits et les crimes. En effet, les banlieues sont des poudrières et au lieu d’y infiltrer des pompiers, on y parachute des pyromanes. Quand on voit les émeutes et le comportement des protagonistes, cela ressemble de plus en plus à une guerre des gangs. À chaque incident, les affrontements deviennent plus tendus et les dommages matériels exponentiels. Cette fois-ci, on ne s’est pas contenté de brûler des voitures et de piller des magasins : on a détruit par le feu des mairies, des commissariats, tiré sur les flics avec des armes à feu, comme si les banlieues estimaient leur pouvoir de nuisance, jaugeaient leurs forces, leur capacité à renverser l’État. Quand les banlieues se soulèvent, elles osent ce que les Gilets jaunes auraient dû perpétrer, dans la mesure où leur révolte était sans conteste plus légitime et citoyenne. Mais non, ils se sont contentés de détruire quelques péages d’autoroute et la sous-préfecture du Puy-en-Velay, quelques tags sur l’Arc de triomphe. Bref, ils n’ont jamais vraiment osé, sans doute par manque de structuration, ce qui ne fait pas défaut aux banlieues, loin de là. La seule question désormais qui se profile : qui l’emportera au final ? Certainement pas la France et son citoyen lambda. Pour prévenir les crimes et les délits, nul besoin de recruter encore plus de flics et de matons, mais bien au contraire des enseignants et des éducateurs. On doit impérativement restaurer la complicité complémentaire entre les enseignants et les parents, afin de pouvoir éduquer efficacement les enfants. Dans ma dernière tribune, je citais Gustave Le Bon qui écrivait : «une morale sûre, c’est de l’inconscient bien dressé»[4]. La tâche en revient donc à l’éducation comme le préconisait déjà en son temps Beccaria : «Enfin, le moyen le plus sûr, mais le plus difficile, de lutter contre le crime est de perfectionner l’éducation. Mais c’est là un sujet trop vaste, dépassant les limites que je me suis fixées (sic.), et qui, j’ose le dire aussi, tient de trop près à la nature du gouvernement pour ne pas demeurer un champ stérile, cultivé ça et là seulement par un petit nombre de sages, jusqu’aux temps bien éloignés où régnera la félicité publique»[5].

Dans ce cas, qu’en est-il de l’Éducation nationale aujourd’hui ?  Dans un proche avenir, elle devrait être référencée par l’UNESCO comme patrimoine immatériel de l’humanité, pour ne pas dire chef-d’œuvre en péril. Le ministère de la rue de Grenelle sera ouvert au public comme l’Acropole à Athènes. Quelques unes de ses ruines seront alors consolidées à la faveur d’un loto du patrimoine dont on confiera l’organisation à Stéphane Bern. Il faudra se rendre au Musée Grévin pour contempler l’effigie cirée de son dernier ministre.  Les citoyens se verront ainsi petit à petit submergés et remplacés par des sauvageons. Alors la loi de la nature reprendra ses droits au détriment de celle de la civilisation et donnera raison à Max Stirner qui écrivait «celui qui a la force a le droit»[6].


[1] Beccaria, Des délits et des peines, Éd. Flammarion, coll. GF, trad. Maurice Chevallier, Paris, 1991, pp.148-149.

[2] Montesquieu, De l’Esprit des lois, Éd. Gallimard, coll. La pléiade, Œuvres complètes II, p.397.

[3] Beccaria, Des délits et des peines, Éd. Flammarion, coll. GF, trad. Maurice Chevallier, Paris 1991, p.160.

[4] Gustave Le Bon, Opinions et croyances, Éd. Flammarion, coll. Bibliothèque de philosophie scientifique, Paris, 1921, p.37.

[5] Beccaria, Des délits et des peines, Éd. Flammarion, coll. GF, trad. Maurice Chevallier, Paris, 1991, p.176.

[6] Max Stirner, L’Unique et sa propriété, Éd. La Table ronde, coll. La Petite Vermillon, trad. Henri Lasvignes, Paris, 2000, p.114.

 

Stéphane Braconnier

Stéphane Braconnier fit ses études de philosophie à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, avant une courte expérience dans le journalisme. Partant vivre en Corse, il fit son droit à l’Université Pascal Paoli et se lança dans l’entreprenariat. Il écrivit trois recueils de poésie intitulés respectivement Testostérone, L’Évasion sensuelle et Coup de pied dans la fourmilière, publiés aux Éditions Amalthée. Depuis 2013, a été est professeur de philosophie dans l'académie d’Ajaccio, puis de Nantes.

 

 

Commentaires

Les bras m’en tombent en lisant ceci ce matin.
Autant d’huile jetée rétrospectivement sur des braises qui fument et crépitent encore. (QUI joue aux pompiers pyromanes ?)
Je songe à Zola, et « j’accuse » il y a longtemps maintenant pour les esprits « modernes » maintenant. La « presse » (qui porte bien son nom…) avait expérimenté pour la première fois en France toute la puissance de sa FORCE DE PRESSION, et beaucoup s’en sont félicités, mais peut-être trop vite ? (On se souvient que la corruption du meilleur engendre le pire.)

Si je suis entièrement d’accord sur la manière dont l’auteur met en garde contre le fait de punir pour l’intention dans des états qui se voudraient de plus en plus sécuritaires, je ne peux que m’interroger sur l’avenir de l’état de droit dans une population qui se voit vivre dans l’urgence, qui ne jure que par l’utilité immédiate, et n’a pas la moindre idée des exigences de l’état de droit dans un pays… civilisé ? Il faut du temps pour bien faire ; il faut le temps de bien faire, quoi qu’on fasse, d’ailleurs. En plus de la volonté, bien sûr…
Pour l’état de droit, nous avons constaté de nos yeux son… crédit auprès des gouvernants ET de la population pendant l’épidémie de Covid, où la législation européenne a été enfreinte à de multiples reprises. C’était avant l’assassinat de Nahel.

Si je partage l’inquiétude ? l’indignation ? de Stéphane Braconnier dans cette tribune, je ne partage point sa manière de s’exprimer.
D’abord, se considère-t-il comme un « petit français moyen » ou pas ?
S’il ne se considère pas comme un « petit français moyen », il se considère comme quoi, au juste ? Je suis curieuse.
Le verbe substantif donné au policier responsable/coupable d’avoir outrepassé ses fonctions dans l’exercice de sa charge auprès de la nation et de l’état est insultant, à mes yeux. Encore plus insultant est de ne pas employer le nom de ce policier. Et pourquoi pas employer le nom complet de Nahel, et pas simplement son prénom ? Ce jeune homme a un PATRONYME (et il l’a encore).

Autant d’huile jetée sur le feu aussi apparaît dans le fait d’opposer les habitants des cités, comme s’ils étaient tous faits d’un seul bloc monolithique, et comme s’il n’y avait pas des personnes dans ces cités qui n’approuvent pas la conduite de certains hors la loi, de même qu’il y a des personnes dans les faubourgs qui n’approuvent pas la conduite de ce policier. La nation ne se porte pas bien de la diviser en autant de blocs opposés et monolithiques.
Mais les temps sont durs maintenant ; les trente glorieuses sont très loin, et on fait la glorification de la force brute, même en la dénonçant, pour le coup. Terrible. La justice se fait la victime de son propre succès, et elle est dépassée par son succès.

Un dernier mot pour dire que l’arrivée sur Athènes des sophistes, et l’implosion que leurs activités ont fait subir à la cité, sans doute mûre pour y succomber, témoigne d’une interrogation qui reste sans réponse, et que Sophocle a mis en scène de manière poignante dans son « Philoctète » : qui est l’Homme ? que pèse en lui le poids de ce qu’il a reçu, d’où que cela lui vienne, et ce qu’il « acquiert » par imitation, éducation, (algorithme ?…) ? Peut-il « trahir » sa nature profonde, ce qu’il a reçu de ses pères, et s’il le fait, qu’est-ce qu’il devient et que vaut-il à ses yeux, et aux yeux de la collectivité ? L’éducation, qu’elle advienne par les sophistes, rémunérés, ou par des philosophes, qui ne monnayaient pas leur activité, fait-elle l’Homme ?
Sophocle fait aboutir ces positions à une impasse où seul un DEUS ex machina (transcendance) permet d’en sortir en infléchissant la VICTIME, devenue inflexible et intransigeante par la force de sa position. Et le deus ex machina n’intervient pas dans la force, non plus, contre toute attente. Que d’actualité dans cette pièce, avec sa conclusion que le tiers transcendant permet du… jeu… dans la cité, qui en a bien besoin !

Cela me semble fondamental, ce retour aux interrogations des Grecs dans un monde qui répète le mot « démocratie » ad nauseum, mais sans avoir l’idée d’où il vient.
Fatale erreur, de mon point de vue.

par Debra - le 27 septembre, 2023



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