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La victoire du diable

16/12/2023 | par Michel Juffé | dans Art & Société | 2 commentaires

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ANALYSE : L’opposé du symbolique est le diabolique, ce qui divise (du grec διαβάλλειν/diaballein, de dia- à travers, et -ballein, jeter, c’est-à-dire diviser, disperser, et par extension rendre confus). Le diabolique est, au sens propre, pour les Grecs : le bâton qui semble rompu lorsqu’il est plongé dans l’eau ; au sens figuré, c’est l’apparence trompeuse. Or, mis à part les fake-news (cette appellation étant elle-même confuse), nous sommes victimes/auteurs de confusions à grande échelle, envahissant toutes les sphères de la vie publique et privée. C’est sur ce sujet que Michel Juffé apporte ici des éclairages à la fois philosophiques et sociopolitiques.


Né en 1945, docteur en philosophie, Michel Juffé fut conseiller au sein du Conseil général de l’écologie et du développement durable (2003-2010) et enseignant aux Ponts-et-Chaussées, au CNAM et à l’Université de Marne-la-Vallée. Auteur d’une douzaine d’ouvrages, il a notamment publié Sigmund Freud – Benedictus de Spinoza, Correspondance, 1676-1938 (Gallimard, 2016), Café-Spinoza (Le Bord de l’eau, 2017), A la recherche d’une humanité durable (L’Harmattan, 2018) et, dernièrement, Éclats d’un monde disparu (Élan des mots, 2020), Nietzsche lecteur de Heidegger (Élan des mots, 2021) et Vlad le destructeur (Élan des mots, 2022).


Beaucoup de confusions se manifestent dans divers domaines, apparemment très distants les uns des autres, ce qui – aussi – est trompeur. Malheureusement, un des aspects de la confusion est qu’elle n’a pas de frontières, puisque, précisément, elle brouille et embrouille tout. Certaines sous-tendent toutes les autres :

Celle de l’appropriation particulière de ce qui est commun : L’exemple le plus répandu, depuis des millénaires, est celui de la croyance en un dieu qui soit MON Dieu, le seul VRAI Dieu, un Dieu qui subjuge les autres dieux. «Dieu est avec nous.» est sans doute une des phrases les plus meurtrières que l’espèce humaine ait énoncé. Car elle implique que seule NOTRE vie est importante, et que NOUS SEULS pouvons juger de la qualité de celle des autres.

Celle de la confusion des mots et des choses : Les médias et les partis politiques – entre autres – usent et abusent des sondages d’opinion, comme si ceux-ci étaient une forme de l‘action publique. Or les seuls moyens de connaître «l’opinion publique» sont : les votes, les grèves, les manifestations publiques et toute autre action citoyenne, qui engagent ceux qui «opinent». Alors que le sondage n’engage personne à quoi que ce soit : c’est du pur verbiage.

Celle de l’amalgame entre niveaux et types de réalité différents : Par exemple, la prolifération des identités sexuelles et de genre, supposée être une libération du carcan de la société patriarcale-sexiste-colonialiste (en établissant une identité, au sens mathématique, entre les trois). Ainsi, «LGBT ou LGBTQIA+, sont des sigles utilisés pour qualifier les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans, queers, intersexes et asexuelles, c’est-à-dire pour désigner des personnes non-hétérosexuelles, non cisgenres ou non dyadiques.» (Wikipédia). Ainsi un seul sigle assemble sous la même bannière des orientations sexuelles (lesbiennes, gay, bi), des variétés physiologiques (trans-, a-, etc.), des choix sociaux (queers, intersexes), provoquant ou créant une grande confusion. Qui continue à s’accroitre avec la prolifération des termes du sigle : LGBTQQI2SAA.

Celle de l’hyper simplification des termes : Je prends deux exemples : l’un assez ancien : «stratégie» ; l’autre, plus récent, dans le «grand public» : l’Intelligence artificielle. «Stratégie» remplace très souvent manière d’agir, méthode, orientation, décision, moyen, tactique, finalité (par exemple «stratégie nationale pour le biodiversité», au lieu de «politiques publiques de protection de la biodiversité»), voire désigne un lieu («ville stratégique»), une arme («nucléaire stratégique»), une forme de renseignement («veille stratégique») etc. Et ce qui n’est pas stratégique est «symbolique» : «frappe symbolique».

Lire aussi : Le fanatisme de l’indifférence (Michel Juffé)

Je lis que l’intelligence artificielle est l’auteur de nombreux méfaits : «gripper la machine électorale» (déjà une métaphore douteuse), «manufacturer du faux», «déconsidérer le réel» (de quel réel s’agit-il ?). Mieux, elle provoque (ou promeut) «un remodelage total de l’espace informationnel mondial» (une phrase insensée). Ceci extrait d’un « dossier » de deux pages, intitulé Bienvenue dans l’ère de la manipulation (Télérama, 11 au 17 novembre 2023). Or, l’I.A. existe depuis que les êtres humains ont compté avec des chiffres et écrit avec des lettres. La langue, écrite et parlée, est par nature un moyen de «manipulation». Tous les systèmes philosophiques, depuis 2500 ans, ont une tâche en commun : démêler le vrai du faux. Prêter des capacités surhumaines à l’I.A. (qu’on prend pour une personne !) montre surtout qu’on en reste au vocabulaire, d’ailleurs trompeur, alors qu’il est question de programmes informatiques assez complexes, et puisant dans de vastes banques de données.

On constate, à capacité égale d’informer et d’être informé, dans nos limites physiologiques, que plus le vocabulaire et les expressions sont restreints, plus ils s’étalent dans l’espace de communication. Autrement dit, moins il y en a, plus on l’étale. Mais d’autres confusions contaminent un domaine particulier :

– Religieux : Non seulement on «a» un Dieu, mais aussi on lui prête des qualités qui ont font un surhumain, et rien d‘autre. La fabulation concernant la divinité est sans égale. Besoin de protection, de grandeur, etc., certes, mais «bâton rompu» dans tous les cas.

– Politique : Le terme «démocratie» est devenu un mot de passe, avec lequel on peut aller n’importe où et faire n’importe quoi. Ensuite on a le cercle vicieux suivant : on a des «valeurs républicaines» qui n’existent qu’en démocratie, mais la démocratie fait partie des valeurs républicaines. La «géopolitique» (qui a remplacé les «relations internationales») produit des chimères (le «Sud global»), des idées creuses («soft power»), des contresens (le «djihad» : «effort pour aller vers Dieu» devient «action terroriste»), des idées vagues («mondialisation»).

– Juridique : Le doit n’est enseigné en France qu’à ses futurs spécialistes. D’où l’indistinction entre crimes et délits, entre pénal et civil, entre administratif et judiciaire, l’ignorance des codes, des procédures, des jurisprudences, etc. Et c’est de là que découle l’illusion de la toute-puissance de la loi – et l’illusion inverse de sa totale impuissance, quand on voit que ça ne marche pas.

– Militaire : Au lieu de décrire les motifs, les méandres, les moyens (stratégie et tactique) d’un conflit armé donné, on invente des catégories qui ne signifient rien du point de vue militaire : «haute intensité», «asymétrique», «hybride», «guerre de l’information» (là où il y a information de guerre ou sur la guerre), «game changer» (il n’existe pas de point précis qui puisse changer l’issue d’une guerre, mais une succession d’événements dont certains sont plus visibles que d’autres).

– Médiatique : Ici, la confusion est multiple : 1° Au lieu d’être des médiateurs entre diverses publics, divers registres de l’activité sociale, un certain nombre, et de plus en plus, se prennent pour le sujet de la médiation : «24h Pujadas», «le monde de Loison», le journal de Machinchose. 2° Une présélection liée à l’audience, d’’où le silence total sur certains événements, au profit du plus sensationnel. 3° Des injonctions dans le style de 1984 de George Orwell : «Restez avec nous», «Regardez», «Écoutez», «Dites-nous, en quelques mots», «Nous aborderons ce point plus tard» (en coupant l’interlocuteur en pleine phrase). 4° Une réduction drastique du vocabulaire : «ravis», «c’est passionnant», «bien évidemment », «notamment», et, bien sûr, l’inévitable «stratégie», et le «décryptage» là où il n’y a rien à décrypter.

– Technologique : Le glissement du terme « technologie » suffit à expliquer toute la distorsion/réduction opérée : la « science des techniques » (techno-logie) est devenu un ensemble de techniques (technologies), puis deux techniques associées (télématique, informatique), puis une catégorie de produits : ordinateurs très miniaturisés (qu’on appelle à tort téléphones portables, car ils ne servent presque plus à téléphoner), produits de «la Tech». C’est dire l‘abîme qui sépare les usagers et les concepteurs de «la Tech».

– Sanitaire : La confusion y atteint un sommet, puisque l’on parle de «charlatanisme» pour désigner des pratiques ou des produits magiques, qui soit n’ont aucune efficacité thérapeutique, soit aggravent l’état du patient. Cette magie est devenue le fait de laboratoires pharmaceutiques renommés. Ou d’une spécialité médicale : la psychiatrie repose de plus en plus sur des diagnostics instantanés (l’histoire du patient compte beaucoup moins que les «troubles» dont il souffre), accompagnés de remèdes spécifiques.

Lire aussi : L’Armée et les armes nucléaires (Michel Juffé)

J’évoquerai pour finir une diablerie qui entraîne des dommages sans fin : la confusion entre race, confession, appartenance culturelle, nationalité. Par exemple confondre arabe et musulman (seulement 20% des musulmans sont arabes), juif (religion, judaïsme) et Juif (appartenance familiale et culturelle), Noirs et Africains, Blancs et Occidentaux (terme qui est lui-même fort vague). Ce n’est pas Dieu qui confondit les langues des bâtisseurs de la tour de Babel : c’est le diable !

 

Michel Juffé

Né en 1945, Michel Juffé est un philosophe français, intéressé aux questions d'éthique, de philosophie politique et d'écologie. Il fut conseiller du vice-président du conseil général de l'écologie et du développement durable (2003-2010) et a enseigné dans plusieurs grandes écoles et universités. Auteur d'une douzaine d'ouvrages, il a récemment publié Sigmund Freud – Benedictus de Spinoza, Correspondance, 1676-1938 (Gallimard, 2016), Café-Spinoza (Le Bord de l'eau, 2017), Liberté, égalité, fraternité... intégrité (L'Harmattan, 2018), A la recherche d'une humanité durable (L'Harmattan, 2018) et, dernièrement, Éclats d’un monde disparu (Élan des mots, 2020), Nietzsche lecteur de Heidegger (Élan des mots, 2021) et Vlad le destructeur (Élan des mots, 2022).

 

 

Commentaires

Merci, M Juffé, je vous ai lu ce matin avec beaucoup d’intérêt, et je partage un grand nombre de vos observations ici.
Mais… il est vrai qu’en commençant cet article, et voyant l’introduction du diable pour s’opposer au « symbolique », j’ai pensé à l’histoire de Babel, avant d’arriver à la fin de votre tribune.
Je tiens comme à la prunelle de mes yeux à l’idée que non, ce n’est pas le diable qui détraque la machination de l’Homme, inspiré par un hubris qui l’éloigne de son Dieu, mais Dieu lui-même, comme le croyant chrétien professe, lors d’obsèques, « Dieu a donné, Dieu a repris, que le nom de Dieu soit sanctifié. » C’est une citation du livre de Job, un des plus beaux de l’Ancien Testament, un livre sous forme de.. procès de Dieu, difficile et touffu, comme vous le savez déjà, probablement.
Comme vous faites (profession) de la philo, vous êtes bien mieux placé que moi pour faire remarquer que la différence entre l’idée que Dieu « détruit » Babel, comme Dieu (et non le diable) est maître de la vie ET de la mort, créé un autre monde que l’idée que le diable détruit Babel (qui n’est pas détruit dans la Bible, comme vous devez le savoir, car l’Homme est MOMENTANEMENT AMENE A ABANDONNER SON TRAVAIL SUR LA TOUR DE BABEL, mais la tour ne s’effondre pas…elle se tord, se détraque.
Je ne peux pas élaborer toutes les implications de cette différence, n’ayant pas les moyens, mais je sais qu’elles sont énormes.
Alors que je partage grandement votre…. diagnostic des maux de notre modernité, j’attire votre attention sur le fait que ces mêmes maux (et confusions) étaient déjà bien attestés dans Athènes vers l’époque de Périclès, au point que les pièces d’Aristophane peuvent se lire à l’heure actuelle sans même nous donner une impression de dépaysement. Si, si.
Il y a quelque temps, j’ai même éprouvé un frisson de délice en lisant dans les Satires de Juvenal, sous Néron, le dépit mêlé de dégoût de ce dernier devant la perspective de voir bientôt les femmes descendre dans les arènes pour se dénuder, enduire leurs corps d’huile, et jouer… au gladiateur.
Les femmes… riches, bien entendu. Les soi-disant « aristocrates » (ou parvenues).
Savoureux, vous ne le trouvez pas ? Moi, oui. Juvenal est un grand consolateur, je trouve.
J’ai mes propres hypothèses pour les origines de notre confusion : je me souviens à mon arrivée en France il y a plus de 40 ans d’avoir découvert avec stupéfaction que les Français avaient éjecté le passé simple de leur vocabulaire quotidien…
Funeste pratique, favorable à une monumentale confusion dans le(s) temps.
Quand la langue fiche le camp, tout vient avec. J’essaie de me raisonner un peu dans mes généralisations à une époque qui pousse aux paroxysmes, et aux passions, mais celle-ci, je me la permets.
Le français cède à l’heure actuelle… à l’anglais ? Non. Au fichu… grec, qui a fait perdre aux Romains leur latin, à l’époque des guerres civiles, avant l’arrivée d’Octave, et une trêve instable. Rome n’a jamais été une civilisation paisible.
Le grec est mieux qu’un Dieu monothéiste pour engloutir tout sur son passage : témoin, le mot « biologie », le mot « écologie », « économie ».
Fécond grec…. on lui souhaiterait d’être moins fécond, puisqu’il n’est pas mort du tout, mais l’Occident serait-il devenu ce qu’il est sans ce fichu grec qui continue à nous… coloniser, bien comme il faut ?
Merci pour cette stimulante lecture… dominicale.
Cordialement.

par Debra - le 17 décembre, 2023


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