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Les règles de l’art

25/01/2025 | par Stéphane Braconnier | dans Art & Société

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ANALYSE : À quelles règles l’œuvre d’art doit-elle se soumettre ? C’est à cette vaste question de philosophie esthétique que Stéphane Braconnier apporte ici des éléments de réponse, en commençant par constater que l’art n’est plus ce qu’il était : son abandon des règles qui le structuraient et qui en assuraient sa communication auprès du public l’a amené à contredire sa quintessence, telle que son étymologie nous la dévoile. Issu d’un besoin de représentation qu’on a esthétisée, l’émotion et surtout la liberté (toujours plus extravagante) en ont ainsi sapé des fondements dont la philosophie présente aujourd’hui la déconstruction. Les Merda d’artista d’un Piero Manzoni ont ainsi submergé le marché de l’art et Chantecler ne fera plus lever un soleil qui, un soir de 1910, s’est définitivement couché sur l’Adriatique.


Diplômé en Philosophie de l’Université Panthéon-Sorbonne et en Droit de l’Université Pascal Paoli, ancien journaliste, ancien entrepreneur, Stéphane Braconnier est professeur de Philosophie depuis 2013, en poste dans l’académie d’Ajaccio puis celle de Nantes. Il a publié trois recueils de poésie : Testostérone ; L’Évasion sensuelle et Coup de pied dans la fourmilière (éd. Amalthée).


              L’expression d’un ressenti et l’art figuratif

D’une œuvre comme d’un ouvrage, nous disons communément qu’ils ont été réalisés (ou l’inverse) selon « les règles de l’art ». Mais que signifie une telle expression ? Pourquoi l’exercice d’un art relèverait d’une convention ? De telles règles ne sont pas sans se référer à l’étymologie du mot art (ars en latin) qui évoque le métier, l’habileté dans sa dextérité manuelle, et des connaissances techniques ; par opposition à natura. De telles règles s’invitent dès lors à l’occasion de la création (œuvre) ou de la production (ouvrage) d’un artiste ou d’un artisan puisque ars a engendré les deux termes. Elles concernent l’un comme l’autre, bien que l’artisan y soit plus particulièrement astreint apparemment. Les artisans du bâtiment doivent impérativement suivre les prescriptions édictées par le Conseil d’État conformément à l’article L. 111-4 du Code de la construction et de l’habitation sous peine de voir leur ouvrage impropre à sa destination et d’engager consécutivement leur responsabilité. Selon certaines règles, l’artisan maîtrise la matière au profit de l’homme, non à son détriment ; il n’est pas libre de faire comme il veut. Mais l’artiste aussi se plie à un certain savoir-faire. Le compositeur souscrit aux lois de l’harmonie, le poète à celles de la versification, le peintre respecte les lois de la perspective, etc. Il existe même des écoles (Beaux-Arts, conservatoires, etc.) pour enseigner de telles conventions qui déterminent le processus de la création artistique et plus précisément son aspect formel. Les règles de l’art concernent essentiellement la forme de l’œuvre, eu égard aux contraintes qu’elles imposent.

Par ailleurs, au XXème siècle, un courant non-conformiste a accentué le lien entre l’œuvre d’art et l’émotion qu’éprouvait son auteur ; l’émotion en tant que réaction immédiate, instinctive à une réalité vécue de manière tout à fait subjective. Comme s’il s’agissait d’inscrire ce moment intime et fugace dans une perpétuité à la faveur d’une re-présentation, tel un exhibitionnisme psychique. Ce phénomène accentue le rôle de l’artiste qui cherche à communiquer son expérience personnelle du monde. Il délaisse le « senti » (la vue) au profit du « ressenti », et Le Cri de Munch comme le Guernica de Picasso en constituent de parfaits exemples. Mais l’œuvre d’art peut aussi dépasser un tel ressenti qui a trait à un réel effectif quelconque, pour lui substituer les fruits de l’imagination de son auteur. Il élucubre alors, soit une réalité potentielle comme dans De la Terre à la Lune ou 20 000 lieues sous les mers de Jules Verne, soit une fantasmagorie à l’instar du Sacre du printemps de Stravinsky, ou bien encore il retrace les délires d’un cerveau malade comme dans le Horla de Maupassant. Ainsi, le ressenti, qu’il résulte d’une réalité ou de l’imagination de l’artiste serait au cœur de l’œuvre d’art et en constituerait le fond.

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À l’aune de tels postulats sur l’œuvre d’art et les règles de l’art, peut-on dire avec le phénoménologue Maurice Merleau-Ponty (Causerie 1948) que : « la forme et le fond, ce qu’on dit et la manière dont on le dit ne sauraient exister à part » ? Comment ne pas constater un antagonisme essentiel entre le fond et la forme, si cette dernière résulte d’un héritage culturel auquel l’artiste doit se soumettre, alors que le fond trouverait son origine dans sa propre subjectivité ? Il paraît en effet difficile de dévoiler ses particularismes avec des moyens inappropriés puisque conventionnels et redevables à autrui. Se conformer ne saurait permettre de s’exprimer. Pourtant, les règles de l’art ne sont pas dénuées de raisons, même quand elles s’adressent aux artistes. Elles visent autant à reproduire qu’à embellir une réalité commune à leurs contemporains. Mais elles transforment peut-être les artistes en simples exécutants, à l’image des artisans qui exécutent sans mettre d’eux-mêmes dans leur production. S’exprimer ; c’est se libérer et conséquemment s’émanciper de telles règles afin de se révéler ou de développer son imaginaire, quitte à désorienter le spectateur. D’ailleurs, le statut d’artiste interdit à ce dernier de faire comme les autres, ce qui l’oblige à innover perpétuellement. Mais ce renouveau peut devenir normatif à son tour eu égard au succès qu’il aura connu.

Partout où séjournèrent des hommes sur la terre, on retrouve des œuvres d’art. Les peintures pariétales ornent tous les continents. Partout elles reproduisent le réel, qu’il s’agisse d’animaux, d’êtres humains ou de plantes. La peinture comme la sculpture imitent les produits de la nature avec une ressemblance grandissante au fil du temps, voire confondante si l’on tient compte de la peinture dite hyper-réaliste. Ce mouvement figuratif sera délaissé avec l’apparition de l’œuvre de Kandinsky à la fin du XIXème siècle qui introduit le mouvement abstrait. Par ailleurs, et préalablement au IVème siècle av. J.-C., on ne retrouve pas de réflexion sur cette activité humaine qui était pourtant déjà millénaire. Il faut dire que l’invention de l’écriture datait seulement de 2 500 ans à cette époque antique. Le premier qui dédia un ouvrage entier à l’activité artistique fut Aristote dans La Poétique. Il y consacre l’imitation comme étant le vecteur essentiel de la création artistique : « L’épopée et la poésie tragique, comme la comédie et la composition du dithyrambe, ainsi que la plus grande partie de l’art du flûtiste et du citharède consistent toutes dans leur ensemble en une imitation »[1]. Et il est vrai que le théâtre, le cinéma, la peinture, la sculpture, la photographie, l’opéra reproduisent le réel, que cela soit des paysages, des êtres vivants ou des situations. Certes, ils génèrent aussi des fictions, mais celles-ci ont pour dessein d’imiter la réalité effective à la faveur d’une réalité potentielle. Mais pourquoi un tel penchant pour l’imitation ? Aristote affirme qu’un tel goût relève d’une part d’un propre de l’homme et d’autre part du plaisir parce que les hommes aiment les imitations, quelles qu’elles soient : « Il semble qu’à la naissance de la poétique en son ensemble président deux causes naturelles. D’abord, imiter est le propre de l’homme, et cela dès son enfance : l’imitation le fait différer des animaux, car de tous il est le plus imitatif, et c’est grâce à l’imitation qu’il réalise ses premières connaissances. Ensuite, les imitations plaisent à tout le monde. »[2]. On notera aussi le moyen d’acquérir des connaissances qu’Aristote soulève à cette occasion. En fait, l’art permet une véritable reproduction et tant que représentation – rendre présent à nouveau – ce qui constitue en soi une sorte de mémoire externalisée dans la matière, comme le deviendra l’écriture bien ultérieurement à la naissance de l’art. L’œuvre d’art en devient un moyen pédagogique primitif. Mais elle remplit ce rôle selon Aristote seulement si l’imitation est fidèle à l’original, sans pour autant relever du copier-coller. Elle se doit d’être “vraisemblable“: « le travail du poète ne consiste pas à dire ce qui s’est passé, mais bien ce qui pourrait se passer, les possibles, selon la vraisemblance ou la nécessité »[3] (…) « tout cela se passe selon la vraisemblance, mais, comme le dit Agathon, il est vraisemblable que mainte chose se passe hors de la vraisemblance »[4]. La vraisemblance est érigée en règle de l’art car elle seule permet l’adhésion du public. L’imitation produit son effet (plaisant et éducatif) si elle est crédible, si elle entraine la croyance du spectateur.

Hyperréalisme

En tant que règle de l’art, la vraisemblance va être poussée au-delà des espérances aristotéliciennes au cours des siècles, avec l’art figuratif notamment, qui va tenter de calquer la nature au plus près, avant que ne soit inventée la photographie dans la première moitié du XIXème siècle. Préalablement à la représentation, l’artiste doit étudier et connaître dans le moindre détail ce qu’il veut représenter. Léonard de Vinci verra dans le miroir le comparatif à même de déterminer la qualité d’une peinture et l’on peut lire à ce propos : « Lorsque tu veux voir si ta peinture est totalement conforme à la chose que tu as reproduite d’après nature, prends un miroir et fais s’y réfléchir l’objet vivant, que tu compareras avec ton tableau. Considère bien si l’image qui est dans le miroir et celle qui est sur la toile sont conformes l’une à l’autre. Il faut surtout prendre le miroir pour maître (…). Est plus louable la peinture qui est le plus conforme à la chose imitée. Comment atteindre un tel résultat ? Comment faire pour que la peinture soit plus vraie que nature ? Pour de Vinci, il est impératif d’étudier scientifiquement ce que l’on représente, ce qui implique d’être géologue pour peindre des paysages, botaniste pour dessiner des plantes et vétérinaire pour croquer des animaux : « Le peintre doit nécessairement, afin de bien savoir mettre les membres dans les attitudes et gestes que peuvent faire les nus, connaître l’anatomie, dans les différents mouvements et efforts, le nerf ou le muscle qui en est responsable. (…) Je soutiens ceci à la confusion des peintres qui entendent arranger les choses de la nature, comme ceux qui représentent un petit enfant d’un an, dont la tête entre cinq fois dans la hauteur, tandis qu’eux l’y font entrer huit fois. Et la largeur des épaules étant égale à la tête, eux la font deux fois plus grande, et ils réduisent un bambin d’un an aux proportions d’un homme de trente. »[5].

Le figuratif : un réalisme empreint de subjectivité et d’esthétisme

La méthode a fait école puisque de nos jours nous trouvons des peintures hyper-réalistes qui se confondent avec la photographie quant au rendu. Mais, dans quelle mesure ce jusqu’auboutisme imitatif dans l’art n’induit pas une dépersonnalisation de l’œuvre d’art ? Dans quelle mesure cet impératif de la vraisemblance ne remet pas en cause le statut d’artiste au profit de celui de l’artisan qui applique ses règles de l’art au mieux et sans s’investir, afin d’obtenir le résultat le plus achevé ? Très critique quant aux arts, Rousseau estimera que le peintre impose toujours sa vision des choses, son point de vue, sa subjectivité au spectateur à la faveur d’une parodie de réalité entachée de partialité : « Il [le peintre] n’imite dans ses tableaux que les images des choses (…) : il ne cherche même pas à rendre la vérité de l’objet, mais l’apparence ; il le peint tel qu’il paraît être, et non tel qu’il est. Il le peint sous son seul point de vue ; en choisissant ce point de vue à sa volonté, il rend, selon qu’il lui convient, le même objet agréable ou difforme aux yeux du spectateur »[6]. Outre la dispute de Rousseau, on ne peut nier que le peintre choisit la position de son modèle, agence la scène à son goût : Il préside à sa composition et impose de la sorte son esthétique. Son rôle s’avère ainsi relativement déterminant.

Outre la vraisemblance, l’art s’inscrit dans une démarche esthétique qui tend à embellir notre monde à la faveur de la représentation. En effet, la fidélité au modèle fait souvent l’objet d’une amélioration et les peintres ont appris à retoucher (l’original) bien avant que les photographes ne corrigent leurs épreuves à l’aide de logiciels comme Photoshop. L’on pourrait penser qu’il s’agit d’une question de priorité puisqu’au-delà de l’impératif mimétique chez Aristote, cet auteur concède néanmoins qu’il convient d’arranger la réalité à l’occasion de sa représentation : « le poète doit faire comme les bons portraitistes qui peignent des sujets ressemblant à ce qu’ils sont, tout en les embellissant »[7]. C’est d’ailleurs ce que font toujours les artistes qui nous croquent le portrait sur la Place du Tertre à Montmartre en améliorant quelque peu l’original afin de s’assurer de son achat. On peut imaginer que ceux qui faisaient le portrait du roi à la commande de ce dernier souscrivaient eux aussi à un tel procédé.

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Pour Hegel, toutefois, l’esthétique, la recherche du beau prévaut sur l’imitation qui a dorénavant un moindre intérêt dans la mesure où l’art ne saurait rivaliser avec la nature : il n’en a pas les moyens. Au contraire, l’artiste doit négliger l’imitation qui préjudicie à l’esthétique : « Puisque le principe d’imitation est entièrement formel, lorsque ce principe est posé comme fin de l’art, c’est le Beau objectif lui-même qui disparaît. Car dans ce cas, il ne s’agit plus de voir comment est fait ce qui doit être imité, mais seulement s’il est imité exactement. L’objet et le contenu du beau sont considérés comme tout à fait indifférents »[8]. Cependant, un tel souci esthétique n’était pas complètement absent au sein de la création artistique car des règles propres à produire le beau étaient instituées à l’exemple du nombre d’or, du consensus partium qui établit un rapport idéal entre le détail et l’ensemble. Aussi scrupuleux que soit de Vinci quant à l’imitation, l’arrangement esthétique s’inscrivait dans sa méthode de travail : « Fais en sorte que chaque partie d’un tout soit proportionnée à l’ensemble. Si, par exemple, un homme a une stature grosse et courte, fais qu’il en soit de même pour chacun de ses membres. »[9]. Plus récemment, Vasarely ira jusqu’à constituer une gamme chromatique (son abécédaire) afin que le rapport forme-couleur soit harmonisé scientifiquement. Il rejette totalement la représentation figurative au profit d’une plasticité harmonieuse et dynamique, mettant seulement en scène des formes et des couleurs, à l’instar de sa série d’œuvres intitulée Véga. L’œuvre d’art en devient tellement formelle qu’elle pourrait résulter d’un ordinateur : « L’inépuisable réservoir de formes-couleurs a été ramené au système décimal : chiffre référentiel pour les pigments constants, chiffre 1 à 16 pour les gammes nuancées (rouge, bleu, vert, mauve, jaune et gris), enfin, chiffres accouplés de lettres, pour les formes. La complexité est devenue simplicité, la création est désormais programmable »[10]. Ainsi, l’art cinétique comprend des occurrences informatiques systématiques. Qu’il soit d’origine mimétique ou esthétique, il est clair dès lors que le respect des règles de l’art réduit considérablement le rôle de l’artiste. La forme prédomine sur le fond et suscite un déséquilibre qui tend à faire de l’artiste un simple artisan. Qu’on imite ou qu’on harmonise, la subjectivité de l’artiste s’efface au profit du plaisir à susciter. Les règles de l’art privilégient la communication de l’œuvre d’art : son destinataire – le spectateur au détriment de son auteur.

Un art introspectif au détriment des règles de l’art

Or, nombre d’artistes utilisent l’art comme un moyen d’expression. Ils s’affirment à sa faveur, s’exposent au monde à travers leurs œuvres qui matérialisent leur réalité intérieure inaudible et inconnue autrement. L’artiste ne peut véritablement se raconter, il doit s’exhiber grâce à la matérialisation de son être profond dans l’œuvre d’art, comme Proust le suggère dans À l’Ombre des jeunes filles en fleur : « Nous pouvons causer pendant toute une vie sans rien dire que répéter indéfiniment le vide d’une minute, tandis que la marche de la pensée dans le travail solitaire de la création artistique se fait dans le sens de la profondeur, la seule direction qui ne nous soit pas fermée, où nous puissions progresser, avec plus de peine il est vrai, pour un résultat de vérité. »[11]. Mais qu’on ne s’y trompe pas : cette volonté de se révéler au monde ne concrétise pas un simple exhibitionnisme psychique égocentrique ; l’artiste entend délivrer un éclaircissement par son truchement, comme s’il n’était que le moyen d’un tel éclairage. Il concurrence le philosophe délivré, dans le Mythe de la Caverne de Platon, qui redescend dans la grotte pour instruire et relâcher ses condisciples. Comme Chantecler, le Coq éponyme de la pièce de théâtre de Rostand qui à chaque moment où l’aube se lève, se remet en question, angoissé de ne pas bien chanter et de ne pas réussir à faire lever le soleil : « Je chante, et tout à coup (…) je recule, Ébloui de me voir moi-même tout vermeil, Et d’avoir, moi, le coq, fait lever le soleil ! »  En ce sens, il nous éclaire le monde grâce à son chant : « Parfaitement ! Ma voix dispense la clarté. Et quand le ciel est gris, c’est que j’ai mal chanté ! »[12]. C’est donc en explorant leur être au plus profond que les artistes atteignent leur quintessence, leur humanité, en fait le dénominateur commun que nous partageons, et en s’exposant à la faveur de l’œuvre d’art, ils nous révèlent à nous-mêmes ainsi que Hugo le stipulait dans la préface des Contemplations : « Est-ce donc la vie d’un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on.

Hélas, quand je parle de moi, je vous parle aussi de nous : Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui croit que je ne suis pas toi ! »[13]. Mais un tel processus introspectif (dont le sujet a pour vocation de disparaître derrière la révélation) ne peut s’accomplir en suivant des règles qui évoluent d’ailleurs sans cesse, ce qui les entache quelque peu d’arbitraire. Comment l’artiste peut-il réduire sa personnalité, avec toute sa complexité à un rapport : le nombre d’or par exemple ? Georges Mathieu ne s’y résout et il délivre son activité artistique de toute convention grâce à la spontanéité créative. Le geste pictural doit être entièrement libre, impulsif pour être vrai. Cela interdit toute notion d’erreur technique et de correction, puisqu’instinctivement, c’est sa nature profonde qui s’exprime. Et là où son contemporain Vasarely mettait environ 400 heures pour créer une Véga, Mathieu n’a besoin que d’un simple quart d’heure pour œuvrer. En tout point, son abstraction lyrique s’oppose à l’art cinétique qui, à son sens, relève des équilibres anachroniques de la Renaissance, telle une énième résurgence du proportionnalisme harmonieux si cher à Diderot dans son Traité du Beau. Mathieu écrit : « Une seule tradition est valable : celle de la création absolument libre. (…) Désormais la voie est libre. C’est aux peintres de nous montrer comment ils utilisent cette liberté »[14].

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Il s’établit ainsi une dissociation temporelle entre le fond et la forme dans la mesure où la forme résulterait d’une époque révolue alors que le fond serait contemporain à la création artistique. Les règles de l’art ne seraient plus adaptées à ce que tente d’exprimer l’œuvre d’art. D’ailleurs, dans La Lettre du Voyant, Rimbaud stipule qu’à un fond innovant, il convient de mettre en place des formes nouvelles : « demandons aux poètes du nouveau, idées et formes »[15]. L’artiste doit alors mettre en place le formalisme le plus approprié au contenu de son œuvre afin de résorber ce différentiel temporel entre le fond et la forme. Cela est d’autant plus impératif lorsque l’artiste entreprend de mettre en scène son imagination. L’imagination artistique s’éloigne de l’imitation artistique. Partant, elle doit s’affranchir des règles de représentation du réel. Il s’agit-là même d’une question de crédibilité : l’œuvre d’art imaginative doit emporter l’adhésion par la suspension consentie d’incrédulité, en faisant de l’improbable un potentiel envisageable dans une autre temporalité. Dali ne saurait peindre comme Ingres, suivre les mêmes règles afin d’exposer ses élucubrations surréalistes. On ne tourne pas un film parlant de la même manière qu’on tournait un film muet : leurs incompatibilités sont d’ailleurs très bien mises en scène dans la comédie musicale Singin’ in the Rain ou dans le film The Artist. Le problème est identique pour les tournages en décors naturels ou les tournages en studio. Le précurseur d’un monde nouveau ne peut le créer avec les règles, les outils de l’ancien. Il doit donc instituer ses propres règles de l’art. La difficulté réside souvent d’ailleurs dans la capacité qu’ont les artistes à faire abstraction de ce qu’ils ont appris et de leur environnement culturel. Par contre, les dilettantes qui s’essaient à la peinture, à la sculpture, et dont les créations sont cataloguées comme étant de l’art brut n’encourent pas le même péril : souvent même le fond l’emporte sur la forme.

L’originalité de l’œuvre d’art et le « n’importe quoi » mercantile

Outre la nécessité d’adapter la forme au fond, l’artiste doit se différencier de ses prédécesseurs et de ses confrères. Son œuvre d’art est censée matérialiser ses émotions, son esthétique, ce qui fait qu’il est lui et qu’il n’est pas un autre, même s’il cherche à atteindre un certain universel. À ce titre, jamais le copiste ne sera considéré comme un artiste car sa production offre seulement l’élément matériel de la création – l’œuvre d’art en elle-même – sans qu’il y ait préalablement la moindre gestation spirituelle. L’œuvre d’art n’est finalement que le résultat d’un processus intellectuel dont la copie est dépourvue, quel que soit le talent du copiste. Ce dernier emprunte uniquement les règles de l’art, et n’apporte aucun fond. Mais si l’artiste ne copie pas, il est souvent inspiré par la mode du temps et l’on peut voir une certaine parenté entre les compositeurs romantiques sans pour autant confondre Beethoven avec Mendelssohn, Berlioz et Liszt. C’est d’ailleurs en raison de cette authenticité essentielle que, le 7 mars 1928, Ravel refusa de donner des leçons de composition à Gershwin après avoir entendu Rhapsody in blue et The Man I Love, en lui expliquant que : « Il vaut mieux écrire du bon Gershwin que du mauvais Ravel, ce qui adviendrait si vous travailliez avec moi. » L’individu est bien au centre de la création artistique et l’artiste ne saurait se contenter d’appliquer des recettes toutes faites pour fabriquer du beau en série. Sa subjectivité préside à l’élaboration de son œuvre, ce qui lui interdit toute banalité et tout conformisme. Pour l’artiste, être, c’est être différent et cela nécessite donc de déroger à la règle.

Mais c’est justement à cet endroit qu’il existe un point d’achoppement avec le public. Georges Mathieu en répond : le nœud gordien du problème relève du lien entre l’originalité obsessionnelle de l’œuvre d’art et l’habitude que l’on peut en avoir. Puisque l’œuvre d’art doit être unique, l’artiste doit s’avérer innovant et susciter systématiquement un renouveau qui froisse nécessairement les habitudes esthétiques de ses contemporains, d’où cette incompréhension temporaire dont le vivant de l’artiste fait les frais. Toutefois, le temps qui s’écoule remédie à un tel désappointement qui se transforme enfin en habitude et se mue du même coup en reconnaissance a postériori. Mais cette reconnaissance est aussi évolutive : l’aspect novateur est consacré dans un premier temps, puis l’habitude perdurant, le nouveau devient le classique avant d’être relégué au musée en tant que formalisme désuet éculé qui lasse, qui suscite et nécessite de nouvelles formes innovantes. L’œuvre d’art devient alors un consommable au fil du temps qu’il convient de remplacer régulièrement. Plus spécifiquement, Mathieu écrit : « L’évolution en art se fait en effet par la saturation des moyens d’expression antérieurs remplacés par de nouveaux moyens dont l’efficacité est inconnue au moment où ils sont employés. (Si bien que, paradoxalement, lorsqu’un art a touché un grand nombre de personnes pendant suffisamment de temps, ses moyens d’expression sont vidés de toute efficacité réelle, alors que l’art qui utilise les moyens les plus efficaces est voué dans ses premiers temps à ne toucher qu’un très petit nombre) »[16]. Cette conception a au moins le mérite de rendre compte d’une évolution constitutive de l’histoire de l’art elle-même. On comprend dès lors qu’une telle obsession d’originalité oblige les règles de l’art elles-mêmes à évoluer et l’artiste doit délaisser celles qu’on lui a enseignées afin de pouvoir librement élaborer celles dont sa subjectivité a besoin pour s’exprimer.

L’histoire de l’art prouve l’évolution des règles de l’art. Elles ne sont pas intangibles. Certes, les règles de l’art s’apprennent grâce à une éducation artistique (École des Beaux-Arts – Conservatoire, etc.). L’impondérable unicité de l’œuvre d’art comme la subjectivité artistique nécessitent néanmoins d’innover sans cesse et contraint l’artiste à inventer ses propres techniques d’expression. Aux règles de l’art conventionnelles se substituent des règles personnelles qui sont amenées à devenir conventionnelles eu égard au succès qu’elles auront connu, car on n’enseigne que le passé, jamais l’avenir. La règle de l’art instituée concerne plus les critiques d’art que les artistes eux-mêmes, bien qu’ « il faille connaître la règle pour aller dans la marge ». Le XXème siècle a connu un mouvement de déstructuration massive des arts avec l’abstrait, le nouveau roman, le théâtre de l’Absurde, la poésie en prose, la musique atonale ou sérielle, la nouvelle vague au cinéma, le style international en architecture, la danse contemporaine… La liberté semble l’emporter sur les contraintes avec le risque de l’insensé que cela comprend et l’incompréhension consécutive du public. Et à défaut de règles, toute les fumisteries sont permises, à l’instar du tableau de Joachim-Raphaël Boronali[17] intitulé Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique, présenté au Salon des Indépendants à Paris en 1910, qui subjugua tous les critiques d’art de la capitale sans parler de son manifeste sur la peinture excessiviste, alors que cette toile avait été peinturlurée par la queue de l’âne (dénommé Lolo) au cabaret Le Lapin Agile à Montmartre, à l’initiative de Roland Dorgelès et sous le contrôle d’un huissier de justice. Mais si on en était resté à cette plaisanterie révélatrice.

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Toutefois, influencé par les raedy-mades de Marcel Duchamp, l’auto proclamé artiste Piero Manzoni déféqua dans 90 boîtes de conserve, chacune étant intitulée « Merde d’artiste ». De l’art brut, pour sûr !… Outre de telles extravagances, des artistes abstraits consacrés dénoncèrent les dérèglements du marché de l’art, tel Mathieu : « Est-il besoin de démontrer davantage l’incompétence des jurys ou des Comités de ces manifestations, qui est d’autant plus grande que leur caractère est officiel ? Elles n’ont d’intérêt que pour le public mal informé, aucun pour les peintres. L’esprit qui y règne est en cela semblable aux Grands Magasins, qui reprennent les créations de Dior ou de Nina Ricci après que “elles“ les ait diffusées. On y montre ce qui se vend, ce qui est coté. On ne s’intéresse pas à ce qui est encore irrévélé, à ce qui se crée. (…) Passe qu’un charcutier de Milan ou qu’un marchand de tapis de Paris ouvre une galerie d’art, qu’un marchand de chaussures de Troyes commande vingt toiles abstraites sans les voir, cela relève de la spéculation dans un monde soumis aux lois de l’argent. Mais n’est-il pas plus grave de voir certains artistes – et des plus notoires – se transformer eux-mêmes en hommes d’affaires, s’autofinancer, faire publier sur eux dix livres par an, se faire décerner des prix aux biennales par des jurys devenus complaisants, s’organiser des rétrospectives dans les musées, fausser l’histoire de l’art en antidatant leurs propres œuvres (…) »[18] … Et ce ne fut pas Vasarely qui le contredit : « Le gang des arts a perverti l’artiste, doué ou non, conscient ou non ; il est arriviste, suit la mode qui rapporte »[19]. En effet, un certain Picasso ne pourrait-il s’en défendre à l’aune de sa Guitare (1926), faite de ficelle, de papier journal, de toile de sac et de clous sur toile peinte, ou de ces Trois Femmes debout (1961) en papier découpé et plié… ce qui pue l’arnaque !

Mais si les règles de l’art disparaissent, ce qui en résulte n’encourt-il pas une certaine antinomie avec l’étymologie du mot ars ? Le dessin réalisé par un enfant ou un fou relève-t-il de l’art comme le prétend Paul Klee (Théorie de l’art moderne) ? L’œuvre d’art peut-elle communiquer un fond informel ? Si négliger les règles de l’art, c’est négliger la communion qu’elle est censée faire naître, l’artiste ignorant les règles de l’art n’œuvre-t-il pas pour lui-même uniquement ? Enfin, et pour résumer d’une manière imagée, on peut comparer l’artiste à un alchimiste disposant seulement de quatre ingrédients afin de faire naître une œuvre dont le premier serait « l’imitation », le deuxième « l’imagination », le troisième « l’expression de soi » et le dernier « l’esthétisme » ; chacune de ses œuvres étant déterminée par un mélange indispensable et unique d’au moins deux de ces quatre éléments. L’imitation et l’esthétique relèveraient de l’aspect formel de l’œuvre, tandis que l’imagination et l’expression de soi accentueraient sa libéralité.


[1] Aristote, La Poétique, Éd. Gallimard, coll. La Pléiade, trad. Pierre Somville, Paris, p.877 {1447a}.

[2] Ibidem., p.880 {1448b}.

[3] Ibidem., p.887 {1451a}.

[4] Ibidem., p.898, {14456a}.

[5] Ibidem., pp.143&165-166, §337&405.

[6] Rousseau, De l’Imitation théâtrale, Œuvres complètes, tome V, Éd. A. Belin, Paris 1817, p.112.

[7] Aristote, La Poétique, Éd. Gallimard, coll. La Pléiade, trad. Pierre Somville, Paris, p.894, {1454b}.

[8] Hegel, L’Esthétique, Éd. Le Livre de poche, coll. Les Classiques de la philosophie, trad. Bénard – Timmermans – Zaccaria, Paris 1997, p.100.

[9] Léonard de Vinci, Le Traité de la peinture, Éd. Jean de Bonnot, trad. André Keller, Paris 1982, p.153, §371.

[10] Vasarely, Notes brutes, Éd. Denoël – Gonthier, coll. Médiations, Paris 1972, p.56.

[11] Proust, La recherche du temps perdu, Éd. Gallimard, coll. La Pléiade, vol. II, À l’Ombre des jeunes filles en fleurs, Paris 1987, pp.260-261.

[12] Edmond Rostand, Chantecler, Éd. Librairie Pasquier & Fasquelle, Paris 1928, pp.110-111.

[13] Victor Hugo, Préface des Contemplations, Éd. Gallimard, coll. La Pléiade, Vol. Œuvres poétiques II, pp.481-2.

[14] George Mathieu, Au-delà du tachisme, Éd. Julliard, Paris 1963, pp.47-48.

[15] Rimbaud, Lettre dite du “Voyant“, Éd. La Pléiade, Œuvres complètes, Paris, pp.252-253.

[16] George Mathieu, Au-delà du tachisme, Éd. Julliard, Paris 1963, p.179.

[17] Anagramme d’ « Aliboron » : l’âne chez La Fontaine.

[18] George Mathieu, Au-delà du tachisme, Éd. Julliard, Paris 1963, pp.212&271-272.

[19] Vasarely, Notes brutes, Éd. Denoël / Gonthier, Bibliothèque Médiations, Paris 1972, p.119.

 

Stéphane Braconnier

Stéphane Braconnier fit ses études de philosophie à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, avant une courte expérience dans le journalisme. Partant vivre en Corse, il fit son droit à l’Université Pascal Paoli et se lança dans l’entreprenariat. Il écrivit trois recueils de poésie intitulés respectivement Testostérone, L’Évasion sensuelle et Coup de pied dans la fourmilière, publiés aux Éditions Amalthée. Depuis 2013, a été est professeur de philosophie dans l'académie d’Ajaccio, puis de Nantes.

 

 

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