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Rétrospective « iPhilo » : l’année 2013 signe-t-elle une sortie de crise ?

24/12/2013 | par L'équipe d'iPhilo | dans Philo Contemporaine

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L’année 2013 signe-t-elle une sortie de la crise que le monde connaît depuis 2008 ? En un sens oui, car la croissance mondiale est repartie, quoique faiblement en Europe, et les signes de reprise se font sentir ici ou là. Et pourtant, un aspect de la fin de la crise, peut-être l’aspect essentiel, ne semble pas s’être produit : l’idée salvatrice selon laquelle, une fois la crise passée, le monde repart sur des bases nouvelles et saines, émergées grâce à elle, tarde à se réaliser. Ceci est particulièrement vrai en Europe : la politique semble en panne, la crise ne semble pas avoir révélé un sens nouveau. Certes, l’Euro a été sauvé, la Grèce est sortie du gouffre, l’Espagne et l’Italie ont échappé à la chute, la récession semble écartée, au moins provisoirement, et pourtant … le doute et le scepticisme rôdent. Pis encore, en particulier en France, des tensions sociales et culturelles ressurgissent, dans des proportions importantes, comme avec le Mariage pour tous, les Bonnets rouges ou la percée accrue du Front national. Comme si les problèmes n’avaient été colmatés qu’à l’aide de soins de premier secours, sans changement de fond, ce que répète avec constance Bruno Jarrosson dans sa chronique mensuelle.

La panne politique ?

Il y a d’abord l’essoufflement du mouvement des indignés et d’Occupy Wall Street. Les mouvements contestataires issus de la crise, se fondant sur la critique d’un pouvoir politique perçu comme l’intendant des pouvoirs économiques, n’a pas connu de suite. Noam Chomsky, l’un des penseurs et des fervents défenseurs d’Occupy Wall Street, dessinait dans iPhilo en avril les grands traits de cette vision des Indignés, prônant le retour d’une souveraineté populaire contre la souveraineté nationale : «  Que ce soit dans une société féodale, dans une dictature militaire ou dans une démocratie parlementaire, le pouvoir est toujours aux mains des gouvernés. Notre société serait cependant plus démocratique si nous avions la possibilité de révoquer nos élus. Je veux bien voter pour tel ou tel candidat, mais à condition qu’il tienne ses promesses ».

L’Union européenne, dans la tourmente depuis le Non au referendum constitutionnel de 2005, ne convainc plus et les peuples s’en détournent, à l’image en 2013 du Royaume-Uni qui a inscrit à son agenda un référendum sur une éventuelle sortie de l’Union. Yves-Charles Zarka, professeur à la Sorbonne, remettait en cause en janvier dernier une Europe qui ne s’interroge pas depuis sa création sur le modèle politique qu’elle entend se donner : « Le débat sur l’Europe politique tourne aujourd’hui autour de l’alternative entre souveraineté des Etats-nations et fédéralisme. Tant que l’on posera la question politique dans ces termes on approfondira le désenchantement des peuples à l’égard du projet européen. L’Europe ne doit pas être pensée comme post-nationale. Elle ne doit pas être une négation des nations, mais au contraire s’appuyer sur elles. Il ne faut pas penser l’Union comme un Etat, mais comme une structure juridique susceptible de mobiliser les Etats-nations ».

D’autres pistes émergent pour redonner du sens à la politique, et les contributeurs d’iPhilo s’en font l’écho, comme Serge Guérin dans son analyse de la théorie du care : « Dans un monde toujours plus complexe et exigeant, qui vulnérabilise les personnes, la notion de care recouvre une inquiétude pour le prochain, qui s’oppose à la société centrée seulement sur la technique, la performance, l’objectivité … La plus belle des définitions du care se trouve peut-être chez Levinas quand il parle de la ‘’non-indifférence qui est la proximité même du prochain’’ ». Ou encore notre chroniqueur Philippe Granarolo, nietzschéen émérite, qui a exposé en octobre la distinction entre le politique et le monastique. Dans un monde global et concurrentiel, un certain retour sur soi à l’image du sage n’est-il pas plus raisonnable que le combat historique au nom de l’universel, potentiellement dangereux et totalitaire : « Le sage bouddhiste gravit les sommets pour  s’installer dans une grotte himalayenne. Il n’en redescendra plus. Socrate quitte sa demeure pour arpenter l’agora d’Athènes. Si l’on pense qu’une guerre des universels n’est pas notre destin, ne convient-il pas de redonner tout son souffle au modèle monastique » ?

Jérôme Grondeux, de la Sorbonne, dénonçant constamment dans ses chroniques la tentation de la nostalgie et le pessimisme ambiant, aperçoit une morale dans la vie de Nelson Mandela, celle de la place des hommes dans l’histoire. En lieu et place d’une explication selon laquelle l’histoire serait un système clos et autonome dont les hommes n’auraient pas les clés, « personne n’a expliqué que la politique ne servait à rien, que l’on avait le choix qu’entre la décevante action révolutionnaire et le conservatisme de la politique institutionnalisée. Finalement, avec Nelson Mandela, nous nous retrouvons face au retour des hommes dans la fabrique de l’histoire ».

Mariage pour tous : une nouvelle querelle des modernes et des antimodernes ?

S’il y a bien un événement qui a marqué l’année 2013, c’est en France le mariage pour tous, non en tant que tel car la France est loin d’être le premier pays à avoir introduit le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels, mais peut-être devant la réaction imposante face à cette loi et devant des manifestations que la France n’avait pas connues depuis longtemps. On ne peut pas ne pas penser à une résurgence significative de la querelle éternelle entre les modernes et les antimodernes, marquée en France par la place paradoxale accordée au libéralisme dans notre modèle social et qui dépasse largement le clivage gauche/droite.

Toujours volontiers polémique, le philosophe Robert Redeker, sans viser directement le mariage pour tous, a vilipendé l’hypersexualisation de la société dans son éditorial La substitution du sexe à la race de novembre : « L’injonction à la sexualité est devenue permanente. Cette sexualité est mercantile ; cela ne signifie pas que le sexe soit devenu une marchandise, mais que le sexe traverse tous les marchés, s’agglutinant à toutes les marchandises. La sexualité a le statut de l’impératif catégorique kantien. Et comme l’obligation chez Kant, elle congédie le désir ».

A contrario, dans La Révolution de l’amour, c’est l’ancien Ministre Luc Ferry qui s’est insurgé contre les tenants du décadentisme et a proposé un nouveau cadre de pensée pour nos sociétés, dont le Mariage pour tous est un élément indispensable : « Nous avons tendance à ne percevoir dans l’histoire que ce qui s’effondre et meurt,  presque jamais ce qui surgit et prend vie. Ce que nous vivons aujourd’hui n’est nullement la liquidation du sacré, mais tout au contraire leur incarnation dans un nouveau visage, celui de l’humanité. C’est l’amour qui donne du sens à  nos vies. Il a acquis un statut inédit : non plus celui d’une passion parmi d’autres, mais celui d’un nouveau principe de sens ».

Mali, Syrie, Centre-Afrique : une année belliqueuse

L’année 2013 a aussi été marquée par de nombreux conflits au Proche-Orient et en Afrique. Il y a d’abord eu l’intervention française au Mali, couronnée pour l’instant d’un certain succès, que le philosophe Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer a habilement défendue sur iPhilo en février, dans une approche néokantienne :

« On dit que la France a des intérêts moins avouables, en particulier celui de protéger les mines d’uranium du Niger voisin. Et alors ? Les « bonnes » raisons d’intervenir, qui sont consensuelles, disparaissent-elles comme par magie parce que l’intervenant a aussi un intérêt national ? Lorsque Kant vise la paix perpétuelle, il précise que ce n’est pas « par les ressorts de la moralité » qu’on pourra l’atteindre, mais en vertu même des « penchants égoïstes » de hommes, puisque le « pouvoir de l’argent » et « l’esprit de commerce », qui est incompatible avec la guerre, finissent par contraindre les Etats à promouvoir la paix ».

En cette fin d’année, la question se pose de nouveau en Centre-Afrique et la partie semble déjà plus compliquée, en tout cas militairement. La France, après l’intervention de 2012 en Libye et celle du Mali, semble prendre part de façon importante à la résolution des conflits en Afrique.

Reste la situation tragique en Syrie pour laquelle les Occidentaux ne sont parvenus pour l’instant à mettre un terme, laissant le pays dans un état terrible. Difficile question que celle de la fabrique de la paix lorsqu’aucun des protagonistes ne semble à même de présider à un nouvel équilibre. Cette épineuse question devrait bientôt faire l’objet d’un article du politiste genevois Alexis Keller, théoricien du concept de paix juste.

Ces conflits s’enracinent depuis les attentats du World Trade Center dans le cadre général du terrorisme et du fondamentalisme islamiques. Le psychosociologue Guy Durandin nous en rappelait le fonctionnement en mars dernier dans un article sur le statut de l’information : « Le terrorisme est essentiellement un phénomène médiatique : les attentats terroristes sont le fait de groupes qui se trouvent dans une position relativement faible, mais qui se donnent pour tâche de provoquer une souffrance spectaculaire, pour obliger les médias à parler d’eux, et de la cause qu’ils se disent représenter. Les médias servent ainsi de caisse de résonance ».

Physique et métaphysique

L’année 2013 a encore été marquée par le prix Nobel de physique attribué aux découvreurs du Boson de Higgs, et par des avancées scientifiques telles que la greffe d’un premier cœur artificiel, il y a quelques jours. Le philosophe des sciences et physicien théoricien Etienne Klein, du Commissariat à l’énergie atomique, donnait pour iPhilo en juillet un très beau texte sur la place de l’imaginaire dans la création scientifique :

« Tout processus d’invention s’appuie sur des métaphores ou des analogies qui constituent, en parallèle des concepts et des énoncés, comme une « poétique » de la science en train de se faire ».

Claudine Tiercelin, professeur au Collège de France, plaidait quant à elle pour un retour de la métaphysique, mise à mal dans l’ombre portée du néokantisme. Dans son texte Que peut-on savoir de la réalité des choses ?, elle remarquait avec simplicité que l’homme faisait de la métaphysique comme il respirait.

La place du philosophe dans la Cité

L’année 2013 n’est pas l’année de la fin de la crise, car il semble que les conséquences n’en ont guère été tirées, comme si tous les symptômes n’étaient pas encore apparus. D’où cette morosité dont la France se fait l’écho et cette absence de vision de l’avenir, que les difficultés de réforme traduisent bien, à l’échelle française bien sûr, sur la place et le poids de l’Etat, mais encore à l’échelle européenne, voire internationale, sur le commerce et la finance.

De la morosité et de la grogne, rien ne sert de tomber dans la colère et dans l’intolérance, car rien de constructif n’en sortirait. C’est le diagnostic que faisait Quentin Skinner, chef de file de l’école de Cambridge, le 26 novembre 2013 et dont le texte La vérité et l’historien pourrait servir de repère utile à l’avenir :

« Si nous prétendons que ce que nous disons est vrai, et si nous entendons par « vrai » quelque chose de plus que rationnellement acceptable, alors nous devons vouloir dire que ce que nous sommes en train d’affirmer reflète ce que le monde est vraiment, ce qu’il en est du monde de façon incontestable. Or en tant qu’historiens, nous essayons bien sûr de suivre la trace de la vérité en ce sens. Mais le maximum que nous puissions raisonnablement espérer dans les humanités, voire dans les sciences, est que ce que l’on dit apparaisse rationnellement acceptable à ceux qui se trouvent dans la meilleure position pour en juger »

A sa mesure, iPhilo participe à un travail ardu : donner du sens à notre époque, sans avoir le nez dans le guidon de l’actualité, sans non plus trop s’en éloigner au risque d’une trop grande abstraction. Un grand merci de la part de toute l’équipe d’iPhilo à nos contributeurs qui nous accompagnent depuis 2012 et à nos lecteurs avisés qui commentent les textes pour y apporter leurs idées.

En bientôt deux ans, une chose nous paraît  essentielle : particulièrement dans le climat actuel si morose et si ombrageux, la vertu philosophique du doute constructif a plus que jamais sa place dans le système médiatique, ce qu’exposait Alexis Feertchak dans son éditorial sur les Immédias.

Non un doute qui nous empêcherait d’agir, mais un doute qui nous demande sans cesse de questionner les informations pléthoriques que nous recevons en temps réel. S’il y a une chose dont il ne faut point douter, c’est de la nécessité d’une analyse continue de l’information, elle-même continue, ce que nous nous efforcerons de faire, aussi longtemps que nous le pourrons.

 

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