Qu’est-ce que l’action politique ?
Le philosophe Patrice Canivez, professeur à l’Université Lille 3, nous présente son dernier essai, Qu’est-ce que l’action politique ?, paru en 2013 chez Vrin.
Le concept d’action politique renvoie à la fois à l’exercice du pouvoir et à la résolution des problèmes par la discussion. Telles sont les significations liées à l’expérience commune de la politique, à la manière dont cette expérience est exprimée dans le langage commun. Entre ces deux significations, il y a une tension constitutive qui travaille tous les concepts pertinents pour penser la politique : les concepts d’action, de pouvoir, d’Etat, de discussion publique, etc. Cette tension pose la question des rapports entre pouvoir et discussion, entre la politique comme métier et l’action politique comme résolution de problèmes posés à l’ensemble de la collectivité. Plus généralement, cette tension inhérente à l’action politique pose la question de savoir comment, à quelles conditions et dans quelles limites, on peut passer de la logique des rapports de force à celle de la coopération, de la compétition à l’action concertée. La question est de savoir dans quelle mesure la « vie politique » peut donner lieu à l’action politique, dans quelle mesure les rapports de pouvoir peuvent faire place à l’action par la discussion.
C’est à de telles questions que cet essai est consacré. Dans un premier temps, il traite le problème d’une essence du politique en distinguant entre action, acte, activité. Il précise la différence entre action politique et œuvre totalitaire, tout en maintenant que l’action ne se réduit pas à l’affirmation de principes ou de convictions, ni à la critique par ailleurs nécessaire des institutions et des systèmes socio-politiques existants. L’action politique est tentative de résolution effective de problèmes affectant l’existence d’êtres humains, dès lors qu’il s’agit de problèmes communs qui ne peuvent être résolus qu’en commun. L’action politique n’est pas une technique, un rapport instrumental aux êtres et aux choses, mais elle n’en a pas moins des buts qu’elle s’efforce d’atteindre par des mesures appropriées. Ces buts ne sont pas définis positivement comme réalisation d’un modèle de société. Ils sont définis négativement comme solution de problèmes qui se posent à l’ensemble de la collectivité.
En conséquence, la théorie de l’action politique doit inclure une « problématique », c’est-à-dire, une théorie des problèmes fondamentaux auxquels cette action est confrontée. Pour ce faire, il faut envisager le champ politique dans son ensemble. Ce champ ne se limite pas à l’Etat et aux relations interétatiques. Il est constitué par les rapports conflictuels entre Etats, société et communautés historiques. Dans les conditions présentes, ces rapports prennent une configuration particulière du fait de la mondialisation de la société. Les différentes positions politiques, mais aussi les différentes théories politiques correspondent aux différentes façons d’envisager les rapports entre Etat, société et communauté, chacun des trois termes étant interprété de façons diverses et parfois opposées. L’action politique elle-même apparaît sous des jours différents suivant la sphère choisie comme référence préférentielle, dans l’une ou l’autre des manières dont cette sphère est conçue. Si cette sphère est la société considérée comme cadre de l’activité socio-économique individuelle, l’essentiel de l’action politique consiste à garantir la propriété, la sécurité et le respect des contrats. On débouche alors sur l’idée d’une réduction des fonctions étatiques à ce minimum, comme le veulent les « libertariens ». Si l’on parle du point de vue de la société conçue comme un système équitable de coopération, comme le fait Rawls, l’action politique ne doit pas seulement garantir la propriété et l’ordre social, c’est-à-dire, la paix et la sécurité. Elle doit aussi mettre en œuvre les principes de justice, ce qui implique des politiques de redistribution. Si l’on privilégie la société civile en mettant l’accent sur l’activité associative et les réseaux sociaux, à la manière d’Habermas, l’activité communicationnelle et son influence sur le pouvoir politico-administratif jouent le rôle essentiel. Si l’on envisage l’action politique en fonction des communautés historiques, l’essentiel est la préservation de ces communautés, de leur identité et de leur mode de vie, de leurs traditions religieuses, linguistiques, etc. Si l’on adopte le point de vue de l’Etat considéré comme communauté de citoyens, il s’agit de préserver une forme de vie publique constitutive d’une tradition civique, c’est le point de vue « républicain », etc.
La triple dimension du champ politique permet d’établir une « topique » qui rend compte des différends portant sur l’ensemble des problèmes politiques. Le débat entre libertariens, libéraux, communautariens, républicains, est clairement un effet des relations problématiques entre société, Etats et communautés. Mais la prise en compte des différentes dimensions du champ politique permet surtout d’identifier des problèmes structurels liés à la dynamique des rapports entre ces trois sphères. Il faut en effet distinguer deux niveaux de problèmes à traiter. D’un côté, il y a une diversité de questions spécifiques : la lutte contre le chômage, la mise en place d’un système de santé, etc. D’un autre côté, ces questions spécifiques apparaissent dans le cadre de problématiques structurelles qui résultent des interactions problématiques entre Etat, communauté et société. Dans cette perspective, le fait décisif est la mondialisation de la société. Par exemple, le type idéal de l’Etat-nation est défini par la congruence des trois sphères. En termes idéaux, un Etat-nation est caractérisé par la congruence, dans les limites d’un même territoire, entre un Etat souverain, une économie et une culture nationales. Le problème de l’Etat-nation est qu’une telle congruence est désormais impossible. En raison du processus de mondialisation, la société se développe comme un réseau universel de coopération et de compétition, tandis qu’Etat et communautés historiques demeurent particuliers. C’est dans un tel contexte qu’apparaissent des problèmes comme la crise des identités nationales, la question du contrôle politique des processus économiques, la question d’une démocratie transnationale, etc.
D’une manière générale, c’est dans le cadre de ces problèmes structurels que se posent toute sorte de questions qui, étant interdépendantes en raison de leur appartenance à un même champ, ne peuvent pas être traitées séparément. D’où la nécessité d’une vue synoptique ou « compréhensive » du champ politique, à laquelle l’essai tente de contribuer. Trois problèmes fondamentaux sont ainsi abordés. Le premier concerne l’Etat, c’est le problème de la conciliation entre liberté et sécurité. Le second concerne les relations entre société moderne et communautés historiques – nations et nationalités, minorités religieuses ou linguistiques, etc. – définies par leur Sittlichkeit. C’est le problème de la conciliation entre justice et efficacité, notamment entre justice sociale et performance économique. Le troisième problème est lié au décalage entre société en cours de mondialisation, Etats et communautés particuliers. C’est le problème des relations internationales et des politiques transnationales. Dans cette perspective, la question n’est plus seulement l’établissement et la préservation de la paix. Ce dont il s’agit est la possibilité d’une action commune entre les Etats tant au niveau global qu’au niveau régional – par exemple, dans le cadre de l’Union européenne. En d’autres termes, la question est de savoir si une véritable « communauté internationale » est possible ou pas. Dans le traitement de chacun de ces problèmes, l’action politique a également pour enjeu l’action elle-même, son avenir et ses conditions de possibilité. Ce qui est en jeu, c’est la possibilité d’une maîtrise politique des processus socio-économiques. C’est en même temps l’auto-transformation de l’action politique, le passage à une forme d’action où la valeur des arguments l’emporte sur les rapports de force.
Les deux premières sections de l’essai traitent ainsi du concept et des problèmes de l’action politique. La troisième section porte sur les modalités de l’action en précisant les relations entre fondation (ou refondation), réforme et révolution. A partir de l’opposition entre autocratie et démocratie constitutionnelle, elle aborde la question de la discussion politique. Elle tâche de préciser ce qu’est l’action par la discussion en s’efforçant de saisir les enjeux des rapports entre la société civile et l’Etat, entre l’opinion publique et la classe politique. Pour saisir ces rapports, il faut faire la distinction entre discussion politique et dialogue scientifique ou philosophique. Le propre de la discussion politique est d’impliquer une discussion sur les valeurs en même temps qu’une conciliation d’intérêts (politiques, socio-économiques, culturels). Il faut également situer la discussion politique dans son contexte propre, qui est une procédure de décision collective, et identifier la forme centrale de l’accord politique, qui est le compromis entre partenaires pour rendre possible l’action commune, entre adversaires pour régler les différends ou solder les conflits. Dès lors, la question est celle des critères qui font le partage entre compromis inadmissibles et compromis raisonnables, entre les « compromis de trahison » et ceux qui font avancer l’action. Il s’agit de savoir comment, sous quelle forme et dans quelles limites les compromis politiques peuvent donner lieu à une action orientée par des principes de liberté, de justice, de solidarité internationale, au lieu de se réduire à une négociation d’intérêts entre les groupes et les institutions (partis, Etats) qui les représentent.
Agrégé et docteur en philosophie, Patrice Canivez est professeur de philosophie morale et politique à l'Université Lille-3 où il dirige l'Institut Eric Weil. Il a publié en 2013 chez Vrin Qu'est-ce que l'action politique ?.
Commentaires
Permettez-moi d’ajouter une question à celles que vous soulevez : est-il sain que l’action au nom de la collectivité soit assurée par des professionnels de la politique , qui n’auront exercé aucun autre métier au cours de leur vie ? Vous connaissez, comme moi, la composition de l’Assemblée Nationale et du gouvernement : elle relève en majorité de la Fonction Publique . Que ses membres soient brillants ou nuls n’est pas le problème : quelle prise peuvent-ils avoir sur la vie économique réelle alors qu’ ils n’ont jamais mis les pieds dans une entreprise ? Leur savoir en la matière relève, dans le meilleur des cas, de leurs cours de l’ENA ou de Sciences-Po . A fortiori, pas un d’entre eux n’a connu une expérience de quelques années à l’étranger, dans un poste à responsabilité. Et cette méconnaissance est aggravée par l’arrogance propre à toute caste qui fonctionne en circuit fermé. Comment ne pas comprendre le discrédit actuel dont souffre la classe politique ? Plus grave : comment ne pas comprendre qu’elle s’avère aujourd’hui incapable de faire admettre au pays les réformes nécessaires ?
par Philippe Le Corroller - le 1 mars, 2014
La redéfinition de la notion de « compromis », au delà de la simple prise en compte d’intérêts particuliers qui peuvent diverger, me paraît essentiel, au nom justement de principes d’égalité, de liberté, de justice. Le cas de l’Ukraine, où la recherche d’un compromis a été occulté au profit d’une victoire (trop ?) nette et tranchée du Maidan, en écartant ainsi l’acteur russe du dialogue, ainsi que les Ukrainiens pro-russes, en est l’exemple : le retour de bâton aurait pu être évité si nous avions eu plus en tête l’idée du compromis politique, ce qui nécessite aussi de garder son sang-froid et de ne pas tomber dans l’émotivité, comme le montrait bien Alexandre Terletzski dans son article sur l’Ukraine.
par P.A. Vallini - le 2 mars, 2014
juste pour lire vos articles
par Yanganda Jules - le 18 octobre, 2016
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