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Avec les Nourritures, repenser le contrat social

25/05/2015 | par Corine Pelluchon | dans Politique | 12 commentaires

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GRAND ENTRETIEN : spécialiste d’éthique médicale, environnementale et animale, la philosophe Corine Pelluchon a publié  Les nourritures. Philosophie du corps politique aux éditions du Seuil en janvier 2015. Professeur à l’Université de Franche-Comté, récipiendaire du prix François Furet (2006) et du Grand Prix Moron de l’Académie française (2012), elle répond sur iPhilo aux questions d’Alexis Feertchak à propos de son dernier ouvrage. 

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iPhilo : vous critiquez sévèrement l’écologie politique telle qu’elle a été menée depuis les années 1970. Vous écrivez qu’elle ne s’adresse pas à nos cœurs, mais seulement à notre raison. Comment regardez-vous l’écologie telle qu’elle devrait être ? 

Corine Pelluchon : J’ai voulu faire de l’écologie le chapitre central d’une philosophie de l’existence afin de dépasser le dualisme « nature-culture » qui explique nos difficultés à l’intégrer à notre vie et à la politique. On trouve ce dualisme dans les philosophies de la liberté, dans l’existentialisme, qui fait de la nature un tremplin pour l’existence et de l’homme un empire dans un empire. Mais on le trouve aussi chez les philosophes écologistes, notamment chez les écologistes profonds.

Par exemple, chez le philosophe norvégien Arne Næss, la politique est fondée sur des normes écologiques qui ne vont pas de soi et ne convainquent que les écologistes, comme l’acceptation de l’égalité des formes de vie, la réduction de la démographie, etc. Ce point de départ condamne à l’échec car l’écologie s’impose ici de manière punitive ou extérieure aux hommes.

Au contraire, en travaillant sur l’habitation de la Terre, donc sur l’écologie au sens d’oikos (le foyer des terriens), on peut l’installer au cœur de l’existence. Considérée comme l’une des conditions de notre existence, il  est plus facile de l’intégrer à la politique. On pourra faire de la protection de la biosphère finie et même de la protection animale de nouvelles finalités de l’Etat, qui ne s’imposeront pas de l’extérieur à l’homme mais qui viendront du fait que l’existence est comprise dans sa matérialité et que nos rapports avec les autres vivants font partie de notre vie. En travaillant sur nos usages de la Terre et des vivants, sur notre rapport aux nourritures qui sont à la fois naturelles et culturelles, incluant à la fois  l’alimentation, le travail, les techniques et la nature, on prend en considération les conditions écologiques, sociales, culturelles et environnementales de l’homme afin de décrire un sujet qui n’est pas hors-sol.

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iPhilo : Que faire pour l’écologie devienne un chapitre d’une philosophie de l’existence ?

CP : J’emprunte le chemin de la phénoménologie et décris l’existant à partir de sa corporéité. Je dégage donc des structures de l’existence qui ont une dimension universalisante, comme l’habitation, l’alimentation, etc. Ces dernières dépassent tous les dualismes. L’habitation est toujours une cohabitation : il y a les animaux qui sont autour de nous, les oiseaux qui passent au dessus de nos têtes et, quand on déforeste massivement, on oublie les orangs-outans qui habitent les forêts. La Terre n’est pas vierge. Quant à l’alimentation, qui est incorporation, elle est à la fois biologique, mais aussi culturelle, intime, affective et sociale. Elle fait surgir un sujet qui n’est jamais seul, qui est toujours en rapport avec les autres hommes et les autres vivants.

Manger est un acte politique, économique, éthique : par mes choix de consommation, je privilégie telle ou telle production et impose aux animaux certaines conditions de vie. Mon droit à me nourrir doit-il aussi impliquer le fait de faire couler leur sang dans le cadre d’une production industrielle ? En France, pour le poulet ou le porc, plus de 90% de la viande provient d’élevages intensifs. Cela signifie des animaux confinés à vie, élevés dans des conditions qui ne leur permettent pas de s’exprimer, bref des êtres qui souffrent toute leur vie.

Manger est un dire : il exprime le besoin, le désir, le respect de soi et le rapport aux traditions, et surtout, il inscrit l’éthique au cœur de ma vie, puisque dès que je mange, j’ai un impact sur les autres hommes et les autres vivants, que je le veuille ou non. Ainsi, l’éthique ne commence pas par le visage d’autrui, mais elle a un sens dès que je mange. Elle est la place que je leur accorde au sein de mon existence et témoigne de la limite que je m’impose (ou pas) au nom de leur droit à exister.

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iPhilo : L’ontologie que vous décrivez repose sur les concepts de « nourritures » et de « vivre de ». Qu’entendez-vous par là ?

CP : Les nourritures désignent l’alimentation, la nourriture, mais plus généralement tout ce dont je vis, que ce soit naturel ou culturel. Vivre, c’est vivre de. On entend aussi dans le pluriel la dimension de jouissance, de plaisir, y compris esthétique. Cependant, dans la privation extrême, comme lorsque je souffre de faim, l’accès au plaisir, à la jouissance, m’est interdit.

Parler de « nourritures », c’est éviter le mot de « ressources ». Les choses du monde, naturelles ou culturelles, ne s’offrent pas essentiellement à moi comme des outils, des ustensiles, comme chez Heidegger. Elles s’offrent d’abord à mes sens, dans l’aesthesis, dans le sentir, qui célèbre non pas mon être au monde, mais mon être-avec-le-monde-et-avec-les-autres. Cette complaisance dans le monde sensible souligne que l’amour de la vie est originaire et que la déréliction est seconde ou sociale, contrairement aux phénoménologies qui pensent l’homme comme jeté dans le monde et interprètent la mort et la naissance comme les marques de ma facticité. Cette substitution du mot de nourritures au mot ressources modifie aussi la manière dont on pense la justice qui n’est plus l’allocation de biens et de ressources, mais le partage des nourritures et qui inclut, en outre, une dimension eudémoniste liée au bien-vivre.

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iPhilo : dans Pantopie, Michel Serres reprend les catégories stoïciennes du Manuel d’Epictète : il y a les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. Mais il en ajoute une troisième : à l’ère industrielle et technologique, nous dépendons aussi des choses qui dépendent de nous. Il en va ainsi du climat, comme des nouvelles technologies. Que pensez-vous de cette actualisation stoïcienne ?

CP : La politique n’est plus un jeu à deux entre humains et nations. On doit prendre en compte la nature, ce que Michel Serres appelle d’ailleurs la Biogée. Nous dépendons de l’air et de l’eau, des forêts, mais elles dépendent aussi de nous, car nous les façonnons. A ma manière, je développe cette idée, mais avec une méthode différente, phénoménologique.

En outre, en insistant sur d’autres structures de l’existence, comme le fait d’être né, on voit que l’intersubjectivité est installée au cœur du sujet : il y a le trouble de plusieurs existences derrière la mienne. L’individu pensé comme une île est une fiction. Notre existence a un sens individuel, mais elle a aussi un sens par rapport au monde commun qui m’accueille à ma naissance et survivra à ma mort individuelle. Celle-ci n’est pas la fin du monde, contrairement à ce  que l’on trouve dans les philosophies de la liberté, qui pensent l’existence à travers le prisme de l’individu, point de départ et point d’arrivée de l’éthique et du politique.

Au contraire, je pense que le monde est commun aux générations passées, présentes et futures, qu’il inclut le patrimoine naturel et culturel et les autres vivants. J’emprunte à la phénoménologie de Watsuji Tetsurō son idée que l’humain (ningen) est à la fois la personne et le monde. Pour moi, vivre, c’est aussi vivre pour. Mon appartenance au monde commun me confère une sorte de transcendance dans l’immanence ou d’immortalité terrestre.

Cette dimension d’un monde commun donne aussi une épaisseur à la vie politique. Les politiques aujourd’hui sont souvent présentistes, elles ont du mal à représenter les enjeux environnementaux, qui sont de long terme, globaux et parfois invisibles, comme les perturbateurs endocriniens. Ils mettent en défaut le ressort de la démocratie représentative : l’individu est sensé voter pour la personne qui représente le mieux ses intérêts, mais face aux enjeux environnementaux, le jeu est brouillé. Il faut donc compléter la démocratie représentative en lui permettant de traiter ces enjeux, idéalement de manière transversale.

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iPhilo : Rousseau avait parfaitement compris le paradoxe dans lequel était pris son contrat social : il faudrait que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils ne peuvent être sans elles. Comment sortir de ce cercle?

CP : Le contrat social vise à changer un peu la nature de l’homme, suggère Rousseau, mais il faut s’interroger sur ce qui peut donner aux individus le sens de l’obligation. Qu’est-ce qui les pousse à intégrer dans leur intérêt propre l’intérêt commun ? Cette question est fondamentale dans un cadre politique fondé sur le consentement et non sur la contrainte. Chez Hobbes, la question ne se pose pas !

Les personnes doivent entendre la volonté générale, mais, comme dit Rousseau, elle peut être muette. Pour répondre à cette question, il y a un troisième volet dans ma réflexion politique qui est résolument constructive : il relève d’une éthique des vertus pouvant donner aux individus le sens de l’obligation.

Au livre II du Contrat social, Rousseau décrit une quatrième sorte de lois, qui permettent de garder un peuple dans l’esprit de sa constitution. Au livre IV, Rousseau nous dit que ces lois, ces mœurs et ces coutumes reposent sur le ciment de la religion civile. Je souhaite abandonner cette référence à la religion civile. En revanche, pour que les individus respectent d’eux-mêmes – et même avec plaisir – les principes de la justice que j’énumère dans cette « théorie de la justice comme partage des nourritures », certains traits moraux peuvent être intéressants à encourager. Je me réfère ici à la tradition néo-aristotélicienne des vertus  qui ne sont pas pensées comme ce qui me fait lutter contre des penchants ou des vices, mais comme des dispositions acquises et des manières d’être ayant un lien avec le plaisir. Je dis « né-aristotélicienne », car il y a chez Aristote une cosmologie qui n’est plus d’actualité. Ce travail n’est pas moralisateur : certains traits moraux ne sont pas moraux, comme le sens de l’humour. Mon prochain livre, que j’annonce à la fin de celui-ci, est une réflexion sur le type de traits moraux que l’on pourrait élaborer afin de tenir les promesses de ce nouveau contrat social. Dans cette reconstruction de la démocratie que ce dernier exige, l’homme devra nécessairement modifier son rapport au monde, aux autres et aux animaux. C’est dans cette optique que l’importance accordée à l’admiration, à la beauté ou à l’élégance trouvera sa place dans ce futur livre sur la considération.

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iPhilo : comme chez Rousseau, il y a donc aussi un enjeu d’éducation. L’Emile d’un côté, Du contrat social de l’autre ?

CP : Ce ne sera pas directement un livre sur l’éducation. Pour prendre une métaphore architecturale, il y a, dans mon travail, une philosophie première, qui décrit des existentiaux à partir de la description de l’existant dans sa corporéité : cette ontologie correspond aux fondations. Le contrat social, avec les principes de justice comme partage des nourritures, est normatif. Il correspond aux piliers. Quant au toit, ce serait l’ensemble des innovations institutionnelles et culturelles permettant de reconstruire la démocratie et s’attachant au comment.

Enfin, le volet relatif à l’éthique des vertus vise à se demander comment encourager les individus à admirer la nature pour mieux la respecter, à consommer autrement, et le défi est d’éviter qu’il s’agisse d’un catéchisme moral. Ce volet est éducatif. On revient ici à l’impasse actuelle de l’écologie politique. L’éthique environnementale comme l’éthique animale ont commencé dans les années 1970 avec une grande créativité théorique. Mais elles ne se sont adressées qu’à la raison et non aux émotions. C’est pourquoi elles n’ont pas réussi à faire que les personnes modifient leurs styles de vie. Rien n’a changé concrètement depuis les années 1970. Ces éthiques ont été impuissantes à changer le cœur des individus. Je voudrais donc travailler dans mon prochain traité des vertus au lien existant entre sagesse, passions et affects.

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iPhilo : vous êtes relativement sans merci pour le capitalisme. Ne pensez-vous pas que le capitalisme a du ressort et, qu’associé à l’innovation, il est le seul à pouvoir se sauver de lui-même ? Autrement dit, ne pensez-vous pas que ce sera l’économie qui réglera la question écologique et non l’écologie qui la contiendra ? Après tout, les deux termes ont la même étymologie.  

CP : Comme disait André Gorz, je pense que le capitalisme est incompatible par nature avec l’écologie, à condition qu’on distingue capitalisme et libéralisme.

Le capitalisme est fondé sur la surproduction et sur l’incitation à ce que les individus achètent des biens rares, par exemple une voiture de plus en plus sophistiquée, attachée à un certain privilège et que les autres ne peuvent posséder. L’anthropologie qui sous-tend le capitalisme divise les êtres. Il est également lié à l’obsolescence programmée des objets. Il crée ainsi des pauvretés relatives et des besoins toujours nouveaux et frustrés, qui sont incompatibles avec la sobriété. Cela dit, le capitalisme est une machine à tout récupérer, y compris l’écologie.

Enfin,  le capitalisme est à l’origine de la transformation de l’élevage en agro-business, fondé sur la réduction des coûts de revient et sur l’augmentation de la production. Cela ne me dérange pas que l’on produise ainsi les téléphones portables ni qu’on les vende sur un marché totalement libéralisé. Par contre, avec les animaux, il est inacceptable qu’on les entasse dans des cages minuscules ou dans des bâtiments surpeuplés pour produire plus en dépensant moins. On les rend fous, on les torture, ce système pour lequel le profit est le seul objectif ne tolère aucune limite et il est incompatible avec le respect pour le vivant.

Le libéralisme, c’est autre chose : c’est l’idée de l’initiative, du marché. Dans son Second traité du gouvernement civil, au chapitre V, Locke fonde le droit de propriété et il ne s’oppose pas au droit de cueillir plus de pommes que ce dont j’ai besoin, pour en vendre et amasser de l’argent. Cependant, il y a une limite à ma cupidité. Un, le gaspillage est interdit et, deux, je ne peux pas priver les autres hommes, en quantité et en qualité, de l’accès aux aliments. Une norme pré-morale, la conservation de l’espèce, contient le libéralisme dans les bornes de la modération. Même Adam Smith, qui est le premier à parler de l’aliénation du travail, propose de compenser celle-ci par un système d’éducation, notamment pour les enfants des ouvriers : ce libéralisme n’est pas sauvage, contrairement au capitalisme.

Ce dernier est aveugle aux types de biens produits. Or, on ne peut pas vendre les aliments de base comme des téléphones portables. Pour des raisons d’éthique et de justice, on ne peut pas produire de la viande comme on produit des boulons. L’homme s’octroie sur le vivant un droit qu’il n’a pas, car les normes éthologiques des animaux bornent le droit de l’homme d’en user comme bon lui semble. L’injustice vient de la confusion du type de biens.

Pendant très longtemps, le marché a été réglementé, notamment pour l’alimentation. Pendant la Guerre froide, les Occidentaux ne souhaitaient pas que la faim rende tout le monde communiste ! De même, en 1981, Jack Lang a proposé le prix unique du livre pour que les librairies ne soient pas laminées par les supermarchés. Il y a peut-être des produits que l’on doit protéger et que l’on ne peut pas fabriquer comme des stylos.

En somme, un libéralisme économique réglementé, un peu comme dans le monde de Locke, serait acceptable. Mais aujourd’hui, nous avons atteint le non-sens et la folie. Si l’écologie et l’économie ont la même racine, c’est bien qu’il faut repenser la place de l’économie dans notre vie, faire en sorte que l’économie serve l’existence humaine et non l’inverse.

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iPhilo : vous proposez une alternative écologique, mais avez-vous pensé à la possibilité qu’elle engendre des monstres ? Je pense à cette idée de troisième chambre qui représenterait le long-terme, les autres êtres vivants et qui aurait un droit de véto. Elle serait en somme une chambre d’experts : n’y-a-t-il pas là le danger d’un glissement vers l’écofascisme ?

CP : Je reprends cette troisième chambre à Dominique Bourg et j’essaie justement d’éviter l’expertocratie. Cette chambre a seulement pour rôle d’examiner les mesures qui sont prises dans un domaine particulier en veillant au volet environnemental et animal. La plupart du temps, ces volets ne sont pas pris en compte dans les politiques publiques. Les politiques atomistes que l’on édicte font bien sûr un peu d’écologie, mais sans une cohérence d’ensemble. On vote le Grenelle de l’environnement et, tout de suite après, la prime à la casse !

Loin de moi de dire que tout le monde devrait devenir végane. Dans le cadre libéral,  donc pluraliste, chaque société négocie à sa manière ce qu’elle veut faire et la souveraineté de l’individu sur ses choix de vie est fondamentale. L’amélioration de la condition animale, et non le véganisme – idéal personnel de Corine Pelluchon – , fait partie intégrante de la théorie de la justice que je propose. Mais chaque société ira plus ou moins loin : je ne prône pas, en tant que philosophe politique, l’abolition de l’élevage, mais il s’agit de revenir à un élevage plus extensif. Les animaux sont des êtres sensibles qui éprouvent leur vie à la première personne ; leur existence nous oblige.

L’éco-fascisme, ce sont des normes écologiques que l’on impose de l’extérieur. Il y a une dimension universelle dans mes propositions, comme le principe d’irréversibilité pour les techniques ou le droit à l’alimentation, qui, chez Rawls, existe seulement sur le papier. Mais c’est un universel en contexte : chaque société négocie et discute ces principes en fonction de ce qu’elle veut ou peut faire. Le passage ne se fait pas de la morale à la politique, mais de l’ontologie à la politique et il est médiatisé par l’herméneutique. On passe ainsi de descriptions des structures de l’existence (alimentation ou habitation) au geste politique, où l’on négocie des accords sur fond de désaccord.

L’éco-fascisme vient du fait qu’on a coupé l’écologie de l’existence, c’est le dualisme dont on parlait en introduction et qui conduit à l’écologie punitive. Dans ce cas, on oublie le libéralisme qui est fondé sur la souveraineté du sujet à choisir son style de vie. C’est pour cela que je commence par renforcer la distinction « droit/morale » que l’on trouve chez Mill: elle permet d’éviter les « il faut vivre comme ça ! ». L’idée est d’éviter cette moralisation de la vie politique, qui aboutit au paternalisme et est une forme de violence. Cependant, quand on s’interroge sur le partage des nourritures au sein d’un monde commun tel que je l’ai défini et sur les dommages créés aux autres vivants et aux générations futures, il est nécessaire de dépasser le credo libéral qui fait de la coexistence pacifique entre vous et moi, de la sécurité, et de la réduction des inégalités les seules finalités du contrat social.  C’est donc en modifiant à sa base le libéralisme, en examinant la philosophie du sujet sur laquelle il repose, que j’ai ajouté d’autres finalités politiques au contrat social classique et l’ai fait bouger de manière radicale. Cependant, je conserve l’esprit du libéralisme originaire de Locke, à savoir la confiance dans l’individu et la tolérance.

Dans le Passé d’une illusion, François Furet dit qu’avec la chute du communisme, l’idée d’une autre société était devenue impossible. Je crois que nous sommes à une période où nous pouvons de nouveau ouvrir les possibles. Le rôle du philosophe aujourd’hui est peut-être de proposer une création imaginaire qui rafraîchisse le sens des mots éthique, justice, condition humaine. En s’appuyant sur la phénoménologie qui part de faits vécus par chacun, le philosophe peut proposer des principes qui permettent d’organiser la société en essayant de faire advenir l’idéal qu’il propose. C’est en ce sens qu’il faut renouer avec l’idée du contrat social, au lieu de faire des politique par décrets. Ce travail s’inscrit sur le long terme, horizon de la philosophie.

Pour aller plus loin : Corine PELLUCHON, Les nourritures. Philosophie du corps politique, éditions du Seuil, 2015.

 

Corine Pelluchon

Agrégée et docteur en philosophie, Corine Pelluchon est Professeur à l'Université de Franche-Comté (Besançon). Spécialiste de Léo Strauss, elle consacre ses recherches à l'éthique appliquée, notamment l'éthique médicale, animale et environnementale. Auteur de plusieurs ouvrages, elle a notamment publié Leo Strauss, une autre raison, d'autres Lumières (Vrin, 2005, Prix François Furet 2006) ; L'Autonomie brisée. Bioéthique et philosophie (PUF, 2009) ; Eléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature (Le Cerf, 2011, Grand prix Moron de l'Académie française 2012) et dernièrement Les Nourritures. Philosophie du corps politique (Seuil, 2015).

 

 

Commentaires

Très bel entretien, vaste et qui donne à réfléchir. Il paraît néanmoins presque irréaliste parce que vos solutions nécessiteraient que nous changions radicalement de système … mais comme vous dites si bien, avec F. Furet, il est temps d’ouvrir de nouveau les possibles et de faire travailler les philosophes … sur le long terme ! Vous y êtes.

par Michel Bernard - le 25 mai, 2015


Bonjour Madame,

Brillante et vivante contribution d’iphilo.S’agissant d’écologie,votre discours est par trop élitiste,et ne peut s’adresser qu’à une minorité.

Je crois à la vulgarisation du savoir pour sensibiliser les citoyens à des comportements respectueux, et user de pédagogie en expliquant par la logique, les tenants et les aboutissants.

Les écologistes du moment s’éloignent de l’essentiel, parlent moins d’écologie que de sujets qui alimentent la petite politique politicienne.Nous verrons le contenu et les avancées sorties du futur sommet.

On ne peut bouleverser les comportements, les changements d’habitudes avec des raccourcis. Des temps longs sont nécessaires;et nous essayons de parler de culture,de comportements individuels, et d’une approche philosophique de l’existence.

par philo'ofser - le 26 mai, 2015


Cet entretien est intéressant. Mme Pelluchon, en réhabilitant le mot « nourritures » de la disgrâce où il était tombé fait un acte… salvateur à mes yeux.
Mais je relève néanmoins ce qui me semble une énormité. En parlant de l’Homme en opposition ? aux animaux, l’Homme n’intègre pas son statut d’un animal parmi d’autres qui m’est si cher, et qui me semble une alternative possible.. au péché originel… tombé en désuétude, pour des raisons assez compréhensibles.
Penser l’Homme comme un animal parmi d’autres permet de contrôler cet hubris qui ravage la planète à intervalles réguliers…
Et ça permet, qui plus est, de conserver la possibilité que l’Homme soit.. un prédateur, (ou, au moins, un omnivore…) parmi d’autres prédateurs/omnivores.
Cela devrait même… donner un gros coup de pied dans la fourmilière de l’idée de l’Homme souverain sur ses.. CHOIX de vie, et de société… idée qui ne résiste pas vraiment à une observation soutenue.
Quiconque a jamais observé les fourmis élever les pucerons pour en faire leurs.. esclaves.. bien nourris, et bien traités, comprendra toute la subtilité de relations possibles dans le monde terrien. Encore faut-il pouvoir observer, ou avoir l’idée, ou l’envie d’observer de tels phénomènes.
Pour l' »économie », je constate toujours avec le même désespoir la fâcheuse tendance à éliminer la polysémie de ce mot pour le réduire à une vulgaire question de thunes, ou de travail monnayé…sans plus…Pourrait-on émettre l’hypothèse que le capitalisme… c’est réduire l' »économie » à UNE question de thunes, ou travail monnayé ? Le capitalisme moderne, en tout cas…En quel cas, ses origines sont à remettre sous la loupe…

par Debra - le 26 mai, 2015


Le capitalisme incompatible avec l’écologie ? Je n’en suis pas si sûr . Je serais même plutôt de l’avis contraire . Les grands groupes industriels et les Pme innovantes ont parfaitement compris que la  » croissance verte  » constituait désormais le coeur même de leur avenir . La simple lecture du quotidien économique  » Les Echos  » en apporte tous les jours mille exemples . Ce ne sont pas les rêveries des écologistes qui font vivre l’écologie…mais les fonds de pension qui choisissent d’y investir , les start-up qui défrichent l’inconnu , les business angels qui les accompagnent dans l’espoir d’un profit maximum. Nous faisons simplement face à une nouvelle révolution industrielle et , une fois de plus , le capitalisme va montrer sa capacité à résoudre les problèmes que son développement peut créer . Quant au concept de « volonté générale  » , cher à Rousseau , vous me permettrez quelque méfiance à son égard : on fait quoi quand la  » volonté générale  » se trompe ? Rousseau qui voulait  » forcer les hommes à être libres  » : monstrueux concept , si bien repris , depuis Robespierre , par tous les systèmes totalitaires . L’auteur des Rêveries d’un promeneur solitaire attire la sympathie…mais vraiment pas celui du Contrat social !

par Philippe Le Corroller - le 27 mai, 2015


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