La déchéance de nationalité : un meurtre symbolique
« Le barbare, c’est celui qui croit en la barbarie ». Sibylline, la formule de Claude Lévi-Strauss signifie que la notion de « barbarie » qualifie une représentation du monde conduisant à dénier à l’Autre, c’est-à-dire à celui qui n’appartient pas à ma tribu, son appartenance à l’espèce humaine : « C’est celui qui le dit qui l’est » en quelque sorte. Les anciens peuples se désignaient eux-mêmes comme humains, et rejetaient spontanément les étrangers dans les ténèbres de la sauvagerie ou de la bestialité. On sait que les Grecs ont tenu pour « barbares » tous ceux qui n’étaient pas fichus de parler grec. Mais pourquoi évoquer aujourd’hui des visions du monde aussi archaïques, ridicules et déshonorantes ? Pour la raison suivante : nous avions cru pouvoir nous enorgueillir, depuis que nous avions accompli un certain « tournant axial de l’humanité » (1), de proclamer appartenir tous à une seule et même Humanité. Nous soutenions que la distinction entre Nous (les bons, les humains) et les Autres (non seulement étrangers, mais encore indignes de prétendre à l’humanité, inassimilables) n’avait plus cours depuis que trois Révolutions avaient avalisé l’idée que « les hommes naissent libres et égaux en droit », et ceci à titre définitif, non révocable. Nous déclarions que les êtres humains, c’est-dire tous les individus (les « Irremplaçables » de Cynthia Fleury), tenaient leur dignité et leur statut non pas de leur affiliation à une communauté ou à une ethnie, mais de leur appartenance à l’espèce humaine puisque : « Tout homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition » (Montaigne).
« Tout homme est tout l’homme ». C’est cet axiome, socle de l’humanisme métaphysique, que le projet de déchéance de la nationalité française met à mal. S’il y a un point sur lequel les partisans et les adversaires du projet s’accordent, c’est que cette mesure n’est qu’un « symbole ». Or, ce que dit ce symbole, c’est que la sanction usuelle pour certains crimes ou même délits (lesquels exactement?) est insuffisante et inappropriée, qu’il faut lui substituer une peine qui frappe le criminel d’indignité, qui le déboute de son droit au statut d’humain, qui le renvoie clairement à sa condition de barbare. Le terroriste, c’est celui qui n’a plus sa place dans notre communauté ni dans aucune communauté. Ayant fait la démonstration de son inhumanité, il ne peut prétendre être réhabilité : on ne peut donc que l’éliminer. Puisque la peine de mort a été abolie en France – on se demande bien pourquoi d’ailleurs – puisque l’on ne peut pas le renvoyer au bagne ou dans un quelconque Guantanamo, il ne reste plus qu’une seule solution : le frapper d’infamie par un type de peine qui le disqualifie une fois pour toutes en tant qu’être humain. La déchéance de nationalité est un meurtre symbolique qui relève beaucoup plus de la loi du talion que de la Justice au sens où nous l’entendons normalement dans un Etat de droit.
Il me semble en effet que la philosophie de notre système juridictionnel conduit au contraire à offrir au condamné la possibilité d’une hypothétique rédemption à l’issue d’une peine qui peut être longue, mais qui jamais ne lui dénie le statut d’être humain. Après tout, nous savons qu’il existe des djihadistes repentis, et nous étions convaincus du fait que s’il y a des actes inhumains, il n’y a pas pour autant d’hommes inhumains. Tous les criminels, même les tueurs d’enfants, comme Patrick Henry, par exemple, ont le droit d’avoir des droits, notamment celui de se voir offrir la possibilité, à terme, de réintégrer l’humanité. Or il se trouve qu’il n’est pas de rédemption concevable pour le « déchu de nationalité », puisque la sanction le renvoie en fin de compte aux marges de l’humanité.
Après avoir purgé sa peine, il sera un paria condamné, dans le cas où il disposerait d’une double nationalité, à frapper à la porte de nations telles que la Syrie, l’Irak, la Turquie ou l’Algérie, jugées a priori barbaro-compatibles. En fin de compte, nous procéderions avec ces recalés de l’humanité comme avec nos résidus nucléaires, redirigés vers les déchetteries de la planète en ce qui concerne les premiers – ou vers nulle part en ce qui concerne les terroristes, ces rebuts radio-actifs de la communauté humaine.
La déchéance de la nationalité, quelques soient les arguties et les circonlocutions avancées pour lui donner une forme plus juridiquement présentable, est indéniablement une mesure d’extrême-droite peu compatible avec une conception humaniste, autrement dit non-barbare, de la barbarie.
Nota Bene : Laurence HANSEN-LØVE vient de publier Charlie l’onde de choc. Une citoyenneté bousculée, un avenir à réinventer (avec Catfish Tomei, éd. Ovadia, 2015) et Cours particulier de philosophie, Questions pour le temps présent (Ed. Belin, 2016).
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[1] Un basculement vers une philosophie individualiste et universaliste qui dérive pour une part au moins du stoïcisme et surtout du christianisme : « Vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. Et si vous êtes à Christ, vous êtes donc la postérité d’Abraham, héritiers selon la promesse » Galates, 3, 27.
Professeur agrégée de philosophie, Laurence Hansen-Love a enseigné en terminale et en classes préparatoires littéraires. Aujourd'hui professeur à l'Ipesup, elle est l'auteur de plusieurs manuels de philosophie chez Hatier et Belin. Nous vous conseillons son excellent blog hansen-love.com ainsi que ses contributions au site lewebpedagogique.com. Chroniqueuse à iPhilo, elle a coordonné la réalisation de l'application iPhilo Bac, disponible sur l'Apple Store pour tous les futurs bacheliers.
Commentaires
Merci Laurence pour votre article, dont je partage largement les conclusions. Je m’interroge seulement sur un point.
Force est de constater que la déchéance de nationalité a une longue histoire, qui n’est pas d’extrême-droite. C’est la Constitution de 1791 (première constitution française libérale au sens où la souveraineté n’appartient pas au Roi, mais à la nation-peuple) qui l’introduit et le code civil de 1804 qui la consacre : le Français qui « se comporte en fait comme le national d’un pays étranger » (art. 23-7), c’est-à-dire « manifestant un défaut de loyalisme à l’égard de la France», ou qui n’a pas renoncé à exercer des fonctions auprès d’un État étranger malgré une demande du gouvernement français (art. 23-8), peut se voir retirer sa nationalité par décret en Conseil d’Etat. La déchéance de nationalité a été renforcée ensuite pendant la Première guerre mondiale puis avant la Seconde à l’endroit des Français qui auraient soutenu l’Allemagne nazie ou l’Union soviétique.
Autrement dit, à mon avis, la déchéance de nationalité n’est pas la traduction d’une pensée d’extrême-droite identitaire ( sur le mode « ces gens là ne sont pas Français, ils sont autres Autres, barbares, parce qu’ils ne sont pas des Français de souche, catholiques comme moi et comme tout le monde »). Elle s’inscrit bien plus volontiers dans l’idée que la nationalité/citoyenneté est un choix volontaire et libre de l’individu d’appartenance à la nation/République « France ». Autrement dit, on en arrive à cette conception volontariste de la citoyenneté qui est à la fois universelle et locale : potentiellement tout le monde est Français s’il souhaite être membre du corps public qu’est la République française ; en même temps, dans les faits, tout le monde ne l’est pas (et heureusement ! un Napoléon le souhaitait par exemple ou la colonisation au 19e encore, et ça n’a pas donné grand chose de bon …). Les deux niveaux d’analyse (universel et local) se complètent : dans un tel cadre, le paradigme du « barbare » me semble un peu réducteur.
Dans le moule républicaniste, tant que la déchéance ne crée pas d’apatrides, il n’est donc pas si évident qu’elle soit contraire à l’article de la DDHC aux termes desquels « nous naissons tous libres et égaux en droit ».
En d’autres termes, je me demande si, au fond, la déchéance de nationalité n’est pas un peu le corollaire d’une conception de la nationalité radicalement républicaine (comme un acte de volonté) et non la manifestation d’une conception fermée et identitaire qui fait les joies d’une partie de l’extrême-droite. Et oui, à partir du moment où on est Français parce qu’on souhaite faire partie de la République, et bien si on refuse d’en partager le contrat social, il n’est pas illogique d’en perdre les bénéfices.
Par où l’on voit aussi que cet esprit républicain, s’il est poussé trop loin, peut devenir dangereux voire totalitaire, ce que Jacques Julliard a très bien montré dans son formidable ouvrage « La faute à Rousseau ». C’est aussi à mon avis ce qu’a voulu maladroitement montré Emmanuel Todd dans sa critique de l’unanimisme de « Je suis Charlie » pensé comme flash totalitaire.
Je reste cependant persuadé que la France ne peut se permettre d’abandonner cette conception volontariste de la nationalité issue de la Révolution française (et qui remonte en réalité plus loin, à l’Ancien Régime, à Jean Bodin et à la définition de la souveraineté du Roi (le Roi est empereur en son royaume) comme opposition à la Papauté). C’est ce qui fait le ciment de la France depuis des siècles et il serait triste et dangereux de le perdre. Il faut juste veiller à ce que cette vision républicaniste ne se radicalise pas (ce qui est depuis quelques temps, me semble-t-il, le penchant de la partie « philippiste » du Front national de Marine Le Pen ; en réaction à mon avis à une République/nation qui a été largement abandonnée par les partis au pouvoir depuis plusieurs décennies maintenant).
par Alexis Feertchak - le 4 février, 2016
Bon, je veux bien retirer « de droite » ou d' »extrême droite » mais je ne vois pas pourquoi on pourrait renvoyer chez eux les bi-nationaux… car comment croyez-vous que des terroristes seront accueillis en Algérie ou ailleurs? Pas à bras ouverts je pense… Il me semble qu’en République, même si quelqu’un a rompu le contrat social, on doit le juger sur place et non se débarrasser du problème en l’expédiant sur une autre planète. Ou en « l’éliminant » avec des drones comme on le fait avec es les terroristes qui vivent maintenant dans le territoire tenu par Daesh. Simplement parce que cela ne vaut pas mieux que la peine de mort, et que l’on a aboli la peine de mort, qui est une sanction absolue, alors qu’il ne peut y avoir de crime absolu..
par Hansen-love - le 4 février, 2016
Je l’avoue , je suis le dernier des ploucs , le Français moyen dans toute son horreur : incapable , malgré les efforts de la classe politique – à l’exception , notable , de François Fillon – et les vôtres , de m’intéresser à ce débat , qui me fait irrésistiblement penser au siège de Constantinople , le 29 mai 1453 .
par Philippe Le Corroller - le 8 février, 2016
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