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Le philosophe n’est pas un professeur de bonheur

25/06/2019 | par Eric Delassus | dans Art & Société | 8 commentaires

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BONNES FEUILLES : Nous publions avec l’autorisation de son auteur et de son éditeur un extrait du dernier ouvrage d’Eric DelassusPhilosophie du bonheur et de la joie, qui vient de paraître chez Ellipses. Loin des marchands de bonheur qui font aujourd’hui florès, le philosophe spinoziste assume un postulat moins agréable : le bonheur est une chose rare et difficile à atteindre.


Docteur en philosophie, Eric Delassus est professeur agrégé de philosophie au lycée Marguerite de Navarre à Bourges. Auteur de nombreux ouvrages, il vient de publier Philosophie du bonheur et de la joie chez Ellipses et anime le site internet de philosophie http://cogitations.free.fr. Suivre sur Twitter : @EDelass


Que le lecteur ne s’attende pas à trouver ici un manuel de bonheur. Sans soutenir, pour le moment, que le bonheur est impossible ou inaccessible, il semble raisonnable de considérer, au tout début de ces réflexions, que le bonheur comme «tout ce qui est beau est difficile autant que rare [1]».

Lire aussi : Le bonheur à hauteur d’homme (Robert Misrahi)

L’auteur de ces lignes n’a donc pas la prétention de posséder le secret du bonheur, si tant est qu’un tel secret existe. Être philosophe ne signifie pas s’ériger en maître à penser, se poser en donneur de leçons ou en fabriquant de recettes de vie. Trop nombreux sont ceux qui aujourd’hui se prétendent investis du droit de donner des conseils et de juger les conduites des hommes, voire de les condamner sans appel, alors qu’il est fort probable que dans leur vie quotidienne, bien que se prétendant philosophes, ils ne sont pas plus heureux ni vertueux que n’importe lequel d’entre nous.

Si la philosophie peut nous permettre de supporter l’existence et nous consoler parfois, ses vertus en la matière ne dépassent pas «celle d’un carré de chocolat ou d’un bon vieux film de Frank Capra [2]», comme le soulignait avec humour dans l’une de ses dernières interviews le regretté Ruwen Ogien. Personnellement, je dirai la même chose d’un verre de bon whisky ou de vin de Sancerre. Certains diront que c’est faire peu de cas de la philosophie que de procéder à de telles comparaisons, je leur répondrai qu’ils font, quant à eux, peu de cas des vertus du chocolat, des films de Frank Capra, du whisky ou du vin de Sancerre. Seul, peut-être, un philosophe comme Spinoza est parvenu à un tel degré de puissance dans la pensée qu’il a pu faire que ses idées produisent en lui des affects susceptibles de le faire accéder à une pleine et entière joie d’exister. Cela dit, Spinoza n’idéalise pas pour autant les vertus de la philosophie. Il reconnaît que les causes externes qui produisent nos affects sous leurs formes passionnelles, c’est-à-dire qui suscitent en nous des sentiments, des émotions, des passions et des désirs qui ne sont pas l’expression de notre seule puissance d’exister, sont plus puissantes que la raison qui, lorsqu’elle guide l’homme, lui permet de vivre et d’agir «selon la seule nécessité de sa nature», autrement dit, en plein accord avec lui-même :

Mais la puissance de l’homme est extrêmement limitée, et infiniment surpassée par la puissance des causes extérieures ; et par suite nous n’avons pas le pouvoir absolu d’adapter à notre usage les choses qui sont en dehors de nous [3].

Il serait donc présomptueux de prétendre que l’on peut donner des leçons de bonheur parce que l’on est philosophe, ou que l’on tente de l’être. Être vraiment philosophe n’est-ce pas d’ailleurs sans cesse tenter de l’être ?

Lire aussi : «La philosophie m’a montré que vérité et bonheur pouvaient aller ensemble» (André Comte-Sponville)

Aussi, n’aurai-je pas l’outrecuidance de me poser en professeur de bonheur, moi qui peste souvent contre la fortune, ou contre un Dieu auquel je ne crois d’ailleurs pas, lorsque je suis victime du moindre petit tracas de la vie quotidienne. Être philosophe, ce n’est pas avoir réponse à tout. La philosophie est avant tout l’art de poser des problèmes, c’est-à-dire de révéler les paradoxes qui se dissimulent derrière ce qui apparaît comme des évidences incontestables. Or, le bonheur, avant d’être une réalité, est d’abord un problème dans la mesure où, s’il est ce que nous désirons tous, il est également ce dont le contenu et le sens nous échappent le plus souvent. Chacun en a déjà fait l’expérience, nous croyons que nous allons enfin être heureux lorsque nous aurons atteint tel ou tel objectif – être reçu à l’agrégation, créer son entreprise, trouver un travail ou accéder enfin à la retraite -, mais une fois parvenu au but, nous nous apercevons que la satisfaction est de courte durée et que la félicité à laquelle nous aspirions n’est toujours pas au rendez-vous. Pour paraphraser Saint-Augustin [4], il en va, en un certain sens, du bonheur comme du temps, si l’on ne me demande rien, je sais ce que c’est, ou je crois le savoir, mais dès que l’on me pose la question de sa définition, je ne sais plus que dire ou je ne puis énoncer que des banalités au contenu aussi pauvre qu’imprécis.

Pour aller plus loin : Eric Delassus, Philosophie du bonheur et de la joie, éd. Ellipses, 2019.

[1]    Spinoza, «Œuvres III», Éthique, Cinquième partie, scolie de la proposition XLII, traduction de Charles Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 341.
[2]    Ruwen Ogien, «Ni la maladie ni les souffrances physiques n’ont de justification morale», propos recueillis par Cédric Enjalbert, Philosophie Magazine, N° 106, février 2017.
[3]    Spinoza, Éthique, Quatrième partie, Chapitre XXXII, Op. cit., p. 477.
[4]    «Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus.», Saint Augustin, Confessions, XI, 14, Traduction de J. Trabucco, Garnier-Flammarion, 1964, p. 264.

 

Eric Delassus

Docteur en philosophie, Eric Delassus est professeur agrégé de philosophie au lycée Marguerite de Navarre à Bourges. Il est entre autres l'auteur de De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale (Presses Universitaires de Rennes, 2009) et anime le site internet de philosophie http://cogitations.free.fr. Suivre sur Twitter : @EDelass

 

 

Commentaires

 » Lorsqu’on est heureux / On devrait pouvoir arrêter la vie , arrêter le temps  » , chantait Jacqueline Dulac . Pourquoi est-ce si souvent la chanson qui nous parle du bonheur et de sa perte ? Et qui n’a la chair de poule entendant Jacques Brel :  » Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre, l’ombre de ton chien  » ? Parfois, toute la philosophie du monde dans une chanson , une simple chanson…

par Philippe Le Corroller - le 25 juin, 2019


Voilà, tout est là : « le bonheur, avant d’être une réalité, est d’abord un problème dans la mesure où, s’il est ce que nous désirons tous, il est également ce dont le contenu et le sens nous échappent le plus souvent « .

Il est en effet difficile de conceptualiser la notion de « bonheur » . Procède-telle d’une attente du coeur ? d’une idée de la raison ? d’une chimère de l’imagination ? Comment définir une voie qui serait acceptable pour chaque être humain et lui permettrait dans les actes de s’accomplir de façon durable ? de vivre en harmonie avec soi-même, les autres et le monde ? Ici et maintenant, ou là-bas dans l’au-delà ? Les philosophes n’ont pas manqué de fourbir leurs arguments pour essayer de penser le bonheur (et je ne veux même pas évoquer les religions)… Or, il appartient à chacun de se poser ces questions par lui-même et pour lui-même…

Je vous renvoie également à mon article sur iPhilo : Attendre ou favoriser le bonheur ? : https://iphilo.fr/2015/01/01/nouvel-an-attendre-ou-favoriser-le-bonheur-a-venir/

par Daniel guillon-Legeay - le 25 juin, 2019


« Il appartient à chacun de se poser ces question (la définition, le contenu et la pratique du bonheur) par lui-même et pour lui-même… Et c’est là que les philosophes peuvent être très utiles : non parce qu’ils seraient des professeurs capables de délivrer des formules du bonheur (ce que dit très bien Eric Delassus), mais parce qu’ils ont eux aussi rencontré ces questions dans leur vie (et pas seulement dans leurs écrits), ils ont esquissé des voies possibles en fonction de choix existentiels, voire même ils les ont testées « pour de vrai ». Voyez Epicure, Montaigne, Spinoza, Kant, Deleuze, Hadot, Foucault… Car tout est là : la réflexion (sur le bonheur) ne fait que suivre et éclairer le désir (d’être heureux). Tout n’est pas possible, tout n’est pas également valable ; il incombe à chacun de faire des choix existentiels. Me revient cette très belle formule de Voltaire : « j’ai décidé d’être heureux, car j’ai vu que cela était bon pour ma santé ». Cela ne nous dit pas en quoi consiste la formule du bonheur, mais à tout le moins, à quelle condition il est possible d’être heureux : sans recherche personnelle, sans engagement de notre part, le bonheur a toutes les chances de ne rester que pure velleité. « Aime et fais ce que voudras » disait Augustin. Je crois en effet que tout commence par là.

par Guillon-Legeay Daniel - le 25 juin, 2019


Un très bon cru (on peut laisser indéterminé entre vin et chocolat, d’ailleurs).
J’aime assez bien l’idée qu’on reconnaîtrait le bonheur sous le coup du bonheur, et qu’il échappe à toute tentative de recherche technique et systématique, sous forme de manuel ou autre. Et donc, je n’aime décidément pas la phrase de Voltaire « j’ai décidé d’être heureux, car j’ai vu que cela était bon pour ma santé. »
Il y a quelque chose de mesquin dans cette phrase de Voltaire qui ne me sied pas du tout. Mais je ne connais pas le contexte où elle a été prononcée, mea culpa.
Et oui, les films de Capra rendent heureux aussi…

par Debra - le 25 juin, 2019


Est-ce que le philosophe « est fait » pour le bonheur ? «  aime et fais ce que voudras » est-ce vraiment le bout du bout d’une démarche de philosophe ou n’est-ce pas plutôt une expérience qui le surprend et qu’il essaye d’interroger ?

par Thobois - le 26 juin, 2019


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On fait dire à Voltaire : « J’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la santé ». En fait, Voltaire a écrit dans une correspondance : « […] je me suis mis à être un peu gai, parce qu’on m’a dit que cela est bon pour la santé » (1). Dans ce courrier, il n’est pas question de la santé du corps mais de la réaction d’accablement que l’écrivain aurait ressenti devant les attaques de ses ennemis. La modification et l’usage de cette citation, dont l’occurrence dans la littérature contemporaine et les médias est impressionnante, sont le signe d’une véritable inversion du rapport entre santé et bonheur. Nous sommes passés de la santé composante du bonheur au bonheur composante de la santé. Il s‘agit bien sûr du bonheur au sens psychologique, de l’état mental où l’on se trouve heureux et non du bonheur d’une vie. Cela témoigne d’un double mouvement dans la modernité : la réduction du bonheur à l’instant, ici la période de « gaieté », et l’idée d’un bonheur rabattu sur la santé ou du bonheur comme facteur de la santé, au sens d’un état ressenti comme un bien-être.

(1) Voltaire, « Correspondance avec M. l’Abbé Trublet », 27 avril 1761, in Voltaire, OEuvres complètes, Tome 50, Correspondance générale, VII, Paris, Perronneau, 1821, p. 90-91 (disponible sur le site Internet de la
BNF, gallica.bnf.fr).

par Fondras Jean-Claude - le 10 février, 2021


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