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Le plaisir, une évidence sans au-delà ?

8/04/2021 | par Guillaume Morano | dans Art & Société | 2 commentaires

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UN MOT, UN PARADOXE : Depuis un an, iPhilo publie régulièrement une entrée du très beau Dictionnaire paradoxal de la philosophie. Après les thèmes de la consolation, du désir, de l’attention, de l’oubli et du monstre, nous allons suivre la réflexion menée par Guillaume Morano à propos du plaisir : son expérience est immédiate et irrécusable, mais se suffit-il à lui-même ?

Nous parlons le plus souvent des choses dans le silence des contradictions qui les animent. C’est le principe du Dictionnaire paradoxal de la Philosophie de Pierre DulauGuillaume Morano et Martin Steffens que de mettre en lumière plus de cent notions élucidées par l’épreuve de leur propre paradoxe. Car, si la contradiction n’était pas partout, la pensée ne serait chez elle nulle part.


Professeur agrégé de philosophie en classes préparatoires au Lycée Montaigne de Mulhouse, Guillaume Morano a publié Schopenhauer pas à pas (Ellipses, 2010), ainsi qu’une Introduction aux grands philosophes (Ellipses, 2012). Il a co-écrit le Dictionnaire paradoxal de la philosophie (éd. Lessius, 2019) avec Martin Steffens et Pierre Dulau. Avec ce dernier, il a récemment publié L’Âge du Minotaure (éd. Kimé, 2020).


Qu’il s’agisse du plaisir de manger ou de boire, du plaisir sexuel, ou du plaisir de voir quelqu’un qui nous est cher, le plaisir est, avant toute autre qualification, ce que nous éprouvons immédiatement comme bon. Cette immédiateté recouvre deux sens distincts et complémentaires. Elle signifie d’abord que le plaisir n’est jamais une médiation vers autre chose que lui-même. Si nous consentons au plaisir, c’est toujours «pour le plaisir». C’est dire que nous n’appréhendons jamais le plaisir comme un moyen de parvenir à une fin qui lui serait extérieure : nul ne cherche, dans le plaisir, autre chose que le plaisir lui-même.

L’heureuse immédiateté du plaisir

L’immédiateté du plaisir signifie que sa bonté se passe de toute médiation rationnelle : nous n’avons nul besoin de prouver par des raisons ou des arguments que le plaisir est bon. Pour le reconnaître, il suffit que nous l’éprouvions. Il y a de ce point de vue une évidence irrécusable du plaisir. Nul ne peut douter qu’il jouit au moment où il jouit, nul ne peut se tromper sur le fait que lui plaît ce qui lui plaît. Rien n’est d’ailleurs plus évident que le plaisir : nous pouvons toujours douter de ce que nous concevons (nos idées peuvent être fausses), de ce que nous percevons (nous pouvons être trompés par nos sens), et même de ce que nous ressentons (nous pouvons douter de la réalité de notre amour), mais nous ne pouvons jamais douter que le plaisir éprouvé est bien un plaisir.

Un Rêve, Pierre Brunclair (1884)

Cette évidence du plaisir vient fondamentalement de son indifférence objective : le plaisir n’est pas moins vrai, quels que soient la nature ou le degré de réalité de l’objet qui le suscite. En atteste le plaisir éprouvé en rêve, lequel est bien réel, quand bien même l’objet qui le suscite ne l’est pas. Ainsi en va-t-il, selon La Mettrie, de la jouissance du rêve érotique :

«car quoique ces objets charmants qui me procurent un rêve délicieux ne soient point avec moi, je n’en suis pas moins avec eux, et je ne ressens pas moins les mêmes plaisirs que s’ils étaient présents»[1]

Sans doute y a-t-il bien toujours quelque chose qui donne du plaisir. Mais, dans le plaisir, la sensation éprouvée estompe paradoxalement son motif : nous sommes présents au plaisir, plus qu’à ce qui nous plaît, de sorte que le plaisir peut se passer de la présence réelle de ce qui le cause, ou de toute considération sur sa nature. Nous pouvons ainsi jouir sans jamais craindre d’être trompés par ce qui nous fait jouir, puisqu’il est toujours vrai que nous jouissons au moment où nous jouissons. Le plaisir n’exige de la sorte, au moment où il est éprouvé, aucun au-delà. Ni but supérieur qui lui donnerait son sens, ni norme extérieure qui en attesterait la vérité. Dans le plaisir, nous pouvons ainsi nous reposer dans la certitude tranquille de ce que nous ressentons.

L’insuffisance de l’immédiat

L’heureuse immédiateté du plaisir est cependant au principe d’une double insuffisance. Parce que le plaisir suscite l’adhésion immédiate, il ne comporte jamais en lui-même le principe de sa mesure. Lorsque nous jouissons du plaisir de boire un verre, ce plaisir ne nous dit jamais par lui-même quand il serait bon que nous nous arrêtions de boire, de sorte que le dernier verre est toujours l’avant dernier. De la même manière, c’est le plaisir de la première cigarette qui suscite toutes les autres. Tout plaisir appelle ainsi sa reproduction indéfinie, de sorte que jouir, c’est toujours prendre le risque de s’abandonner. Le terme de cette démesure est alors l’écœurement ou le dégoût, l’addiction ou l’obsession. Dans l’écœurement, nous souffrons par excès même de ce qui nous faisait jouir, et dans l’addiction, nous faisons l’expérience paradoxale d’un agrément qui n’est plus nécessairement consenti. L’expérience du plaisir se retourne ainsi paradoxalement contre elle-même, puisque nous souffrons de ce qui nous faisait jouir et que nous cessons de consentir à ce qui nous plaît.

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L’immédiateté pose par ailleurs le problème de la valeur même des plaisirs éprouvés. Parce que le plaisir est toujours réel, quel que soit l’objet qui le suscite, il n’indique jamais en lui-même si ces objets sont profitables ou nuisibles, légitimes ou condamnables. L’immédiateté du plaisir exclut qu’il puisse fournir en lui-même le critère de sa valeur. Le plaisir de l’opium ne nous dit rien du risque d’overdose qu’il contient, le plaisir zoophile ou nécrophile de la déviance qu’il constitue, et le plaisir de faire souffrir, dans le cadre de la perversité, de la cruauté, du sadisme, ne contient pas en lui-même le principe de sa condamnation morale : il existe des plaisirs nuisibles, contre natures ou vicieux, mais qui n’en sont pas moins des plaisirs, et ce n’est jamais dans la jouissance même que nous sommes amenés à reconnaître leur insuffisance. C’est dire que le plaisir est indice de lui-même, mais non de l’utile, du naturel ou du juste. Comme on le voit, l’évidence intransitive du plaisir est au principe de son indifférence morale.

Nous avions précédemment conclu que le plaisir n’exigeait aucun au-delà : ni but pour le justifier, ni norme pour le vérifier.Au regard de ce qui précède, le plaisir ne semble cependant plus se suffire à lui-même, et c’est au cœur même de sa suffisance que nous trouvons les raisons de son insuffisance. Que requiert dès lors l’expérience du plaisir ? Si le plaisir est aveugle à la fois à sa mesure et à sa valeur, c’est qu’il exige un principe de discernement qui ne soit pas le plaisir, une norme extérieure qui permette de déterminer sa juste mesure et de juger de sa valeur morale, qu’il s’agisse de la santé, du bonheur ou encore du bien moral. Le critère de la santé nous permet de déterminer la juste mesure des plaisirs, le bonheur, leur nature profitable ou nuisible, et le bien moral leur caractère légitime ou condamnable. Comme on le voit, c’est en raison même de son immédiateté que le plaisir exige le recours d’une médiation. Que risque-t-on cependant à mettre le plaisir sous tutelle ? Ne menace-t-on pas de ruiner le plaisir en le soumettant à une norme extérieure ? On voit bien ce que cette soumission a de problématique : si avant de jouir, ou au moment où nous jouissons, nous devons nous demander si notre plaisir est légitime ou profitable, cela nous gâche notre plaisir. L’on ne déguste pas un verre de bon vin en s’inquiétant de la santé de son foie, pas plus que l’on ne jouit vraiment de l’infidélité conjugale dans les troubles du remords. En définitive, il n’y a pas de vrai plaisir possible si celui-ci doit être précédé d’un calcul ou jugé à la lumière d’un principe.

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Le plaisir est donc à la fois ce qui exige l’extériorité d’une norme et ce qui l’exclut, à la fois dépendant et mis en péril par la nécessité de sa régulation extérieure. Pour ne pas mal vivre le plaisir, il faudrait s’arracher à son immédiateté sensible, mais c’est cela même qui nous empêcherait de le goûter pleinement. Pour réellement en jouir, il faudrait s’y absorber, mais au risque de s’y perdre et d’en souffrir. Parce que le plaisir est immédiat, il exige au final la médiation, mais parce qu’il ne se vit précisément que comme immédiat, il l’exclut. Pour le dire autrement, le plaisir est à la fois ce qui appelle et ce qui refuse la transcendance du bien.

La résolution hédoniste

La valeur philosophique d’un hédonisme se jugera alors essentiellement au regard de sa capacité à sauver le plaisir de cette douloureuse contradiction. Une première solution, sans doute la plus grossière, consiste à assumer la nature illimitée et moralement indifférente du plaisir. Tel est le parti pris d’un Calliclès ou encore d’un Sade, pour qui le souci de la santé comme celui des normes morales n’apparaissent jamais que comme les symptômes d’une peine à jouir. Mais c’est chez Épicure que la contradiction se trouve le plus authentiquement résolue. La réponse épicurienne tient en une double résolution. À l’accusation selon laquelle le plaisir ne contient pas le principe de sa valeur, Épicure va répondre par une théorie du bien moral. Celle-ci apparaît notamment dans la Maxime capitale XXXIV, à propos de la pratique de la justice :

«L’injustice n’est pas un mal en elle-même, mais elle l’est dans la crainte liée au soupçon qu’elle ne puisse rester inaperçue de ceux qui sont chargés de punir de tels actes[2]

Dans cette maxime, le plaisir est tout d’abord posé comme le vrai mobile de la vertu. Il en est le mobile, dans la mesure où c’est essentiellement la crainte du châtiment qui nous conduit à la poursuivre. Nul n’est ainsi juste par amour de la justice, mais seulement par souci de s’épargner la douleur et de ménager son plaisir. Mais de manière plus radicale, le plaisir est également posé comme le critère de la vertu. Dans ce cadre, ce n’est pas la justice qui nous permet l’évaluation morale des plaisirs, mais le plaisir qui nous permet d’établir la valeur de la justice elle-même. La résolution du paradoxe précédent consiste ici dans un retournement radical : à l’objection selon laquelle le plaisir ne contient pas en lui-même le principe de sa valeur, Épicure répond qu’il est au contraire le critère de toute valeur, y compris de la valeur des valeurs morales. Le prix à payer pour sauver le plaisir de l’objection précédente, c’est d’inverser le rapport d’indexation du plaisir et du bien moral, et priver ainsi le bien moral de toute bonté intrinsèque.

Quant à l’objection de la démesure, la résolution tient toute entière dans la distinction opérée entre les désirs naturels et les désirs non naturels. Selon cette distinction, l’illimitation n’est pas un caractère naturel du plaisir, mais la conséquence d’une dénaturation du désir. Un désir est dit naturel lorsqu’il trouve son fondement dans un certain état du corps, qu’il s’agisse d’un manque ou d’un excès objectif de matière. Ainsi les désirs de boire ou de manger sont-ils la conséquence en nous d’un manque objectif d’eau ou de nourriture. La satisfaction de ces désirs provoque un plaisir qui correspond à la restauration de l’équilibre corporel perdu. Le plaisir se trouve donc ici naturellement circonscrit dans d’étroites limites, puisqu’il ne saurait excéder la mesure du manque objectif qui définit le corps désirant (Maximes capitales XV-XIX). De leur côté, les désirs non naturels ne se fondent pas sur un état réel du corps, mais sur un jugement erroné qui nous conduit à juger indispensable ce dont le corps n’a nul besoin. Ainsi jugeons-nous à tort la richesse, le pouvoir, la gloire ou encore la personne aimée indispensables à notre bonheur. Or, ces désirs ont tous en commun l’illimitation de leur objet, de sorte qu’ils croissent à mesure qu’on les contente : plus nous sommes connus, plus nous désirons l’être, plus nous accumulons de richesses, plus nous croyons en manquer, et plus nous sommes puissants, plus nous souffrons du pouvoir qui nous manque, et plus nous possédons celle que nous aimons, plus elle semble nous échapper. La satisfaction du désir non naturel, à l’inverse du plaisir qui accompagne la satisfaction du désir naturel, comporte en conséquence le principe d’une frustration indéfiniment reconduite.

À terme, l’ensemble de cette analyse innocente bien le plaisir du soupçon de démesure qui l’accompagne : loin que le plaisir comporte en lui-même un principe d’illimitation, c’est seulement lorsque nous perdons ce critère naturel, au profit de la satisfaction de désirs dénaturés, que nous nous condamnons aux souffrances de la démesure. Alors que le plaisir semblait à la fois appeler et refuser la transcendance du bien, l’effort d’Épicure consiste en ce sens à restaurer la pleine suffisance de son immanence, de sorte à pouvoir le constituer comme seul contenu de la vie bonne.

[1] De la volupté, Paris, Éd. Desjonquères, 1996, «Anti-Sénèque ou le souverain bien».    
[2] Lettre, maximes, sentences, Paris, Éd. Livre de Poche, 1994, trad. Balaudé, Maxime capitale XXXIV.

Pour aller plus loin : DULAU, MORANO, STEPHENS, Dictionnaire paradoxal de la philosophie, éd. Lessius, 2019.

 

Guillaume Morano

Professeur agrégé de philosophie en classes préparatoires au Lycée Montaigne de Mulhouse, Guillaume Morano a publié Schopenhauer pas à pas (Ellipses, 2010), ainsi qu’une Introduction aux grands philosophes (Ellipses, 2012). Il a co-écrit le Dictionnaire paradoxal de la philosophie (éd. Lessius, 2019) avec Martin Steffens et Pierre Dulau. Avec ce dernier, il élabore actuellement une pensée profonde et incisive sur l’âge du technocosme et le triomphe de la «cyberéthique».

 

 

Commentaires

Succulent papier ! J’avoue y avoir pris…un grand plaisir. Il m’a rappelé une anecdote, que je trouve également délicieuse .  » Décidément, tout ça ne vaut pas un beau cul  » aurait dit Valéry au moment de mourir, en désignant d’un regard sa bibliothèque.  » Impossible  » s’insurgeront les esprits raisonnables : un tel homme n’aurait pu désavouer ainsi ce qui fut toute sa vie c’est à dire la volonté de savoir, le goût de la connaissance, l’admiration pour les plus belles productions de l’esprit.  » Pourquoi pas ?  » diront d’autres, évoquant le fait qu’il fut, c’est avéré, un homme de passions ( au pluriel ! ). Or justement c’est cette incertitude, cet entre-deux qui font tout le sel de cette anecdote…le plaisir qu’on y prend.

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