Mark Lilla : «Le réactionnaire pense en naufragé»
BONNES FEUILLES : L’historien des idées américain a publié en 2017 un ouvrage majeur, L’Esprit de réaction, que traduit Desclée de Brouwer. Loin d’être un conservateur, le réactionnaire partage la radicalité du révolutionnaire, mais est animé d’un désespoir étrangement exalté, explique le professeur de Columbia qui, loin des caricatures, vise juste en écrivant : «Nous nous devons de comprendre leurs espoirs et leurs craintes, leurs conceptions et leurs convictions, leur aveuglement mais aussi parfois leur perspicacité».
Professeur de Littérature à l’Université Columbia de New York, Mark Lilla est un historien américain des idées, spécialiste de l’héritage des Lumières. Il écrit fréquemment dans la New York Review of Books et pour le New York Times. Auteur de nombreux ouvrages, il en a notamment publié deux traduits en français : La Gauche identitaire (éd. Stock, 2017) et L’Esprit de réaction (éd. Desclée de Brouwer, 2019).
Qu’est-ce que la réaction ? Rendez-vous dans n’importe quelle bibliothèque universitaire et vous trouverez des rayons entiers, dans presque toutes les langues, consacrés à l’idée de révolution. Sur la réaction, vous aurez bien du mal à en trouver ne serait-ce qu’une dizaine. Nous avons des théories qui expliquent comment naissent et triomphent les révolutions, pourquoi elles apparaissent et pourquoi elles dévorent leurs enfants. Nous n’avons rien de tel sur la réaction : avec une certaine autosatisfaction, nous nous contentons d’affirmer qu’elle est imputable, au mieux, à l’ignorance et à l’intransigeance. Il y a là une attitude déconcertante. L’esprit révolutionnaire, après avoir inspiré partout dans le monde de grands mouvements politiques pendant deux siècles, est peut-être éteint, mais l’esprit réactionnaire qui s’est dressé pour lui faire face a survécu et démontré, du Moyen-Orient à l’Amérique profonde, qu’il était une force tout aussi capable de peser sur l’histoire. Il y a là une curieuse ironie, mais plutôt que de l’analyser, on se contente en général d’une vague indignation, qui conduit ensuite au désespoir. Le réactionnaire est le dernier «Autre» repoussé aux confins de la recherche intellectuelle respectable. Nous ne le connaissons pas.
Lire aussi : Néoréactionnaires : victimes ou coupables de déchéance de pensée ? (Alexis Feertchak)
Le mot «réaction» est intéressant. Il est entré dans le vocabulaire politique européen au XVIIIe siècle, sous l’influence des écrits scientifiques d’Isaac Newton. Dans son traité majeur De l’Esprit des lois, Montesquieu décrivit les évolutions politiques en termes dynamiques, comme une série ininterrompue d’actions et de réactions. Il considérait la révolution (qu’il estimait cependant rare et imprévisible) comme une de ces actions politiques. Elle pouvait aussi bien renverser une monarchie pour installer une démocratie que transformer une démocratie en oligarchie : il n’était possible de prédire ni son issue ni les réactions qu’elle déclencherait.
C’est avec la Révolution française que les deux termes changèrent de sens. Dès les premiers éclats du mouvement insurrectionnel à Paris, les observateurs y virent un moment charnière de l’histoire. Les Jacobins décrétèrent qu’il s’agissait là de l’an I, et allèrent jusqu’à renommer les mois de l’année, afin qu’aucun citoyen ne confondît le passé et le présent. Tous les développements historiques précédents furent réinterprétés comme des prolégomènes à ce grand événement, et toute action à venir allait être orientée vers la fin prédéterminée de l’histoire : l’émancipation des hommes. À quoi ressemblerait alors la politique ? Hegel imagina la naissance des États-nations bureaucratiques ; Marx, celle du non-État communiste où vivraient des hommes libres s’adonnant à la chasse le matin, à la pêche l’après-midi et à la critique après dîner.
Si le temps était un fleuve
Malgré ces différences, ils étaient l’un comme l’autre convaincus du caractère inévitable de l’arrivée. Pour eux, le fleuve du temps ne coulait que dans une seule direction, et le remonter relevait de l’impossible. Pendant la période jacobine, quiconque résistait au courant ou se montrait peu enthousiaste quant à la destination était étiqueté «réactionnaire». Le terme prit dès lors la connotation moralement négative qu’il conserve encore aujourd’hui. Au cours du XIXe siècle, pourtant, il devint clair que tout critique de la Révolution n’était pas nécessairement un réactionnaire au sens strict du terme. Des libéraux réformistes comme Benjamin Constant, Madame de Staël ou Tocqueville pensaient que l’effondrement de l’Ancien Régime était inévitable, mais réprouvaient la Terreur qui s’était ensuivie, et ont cru que les promesses de la Révolution étaient valables et encore réalisables. Du côté des conservateurs, derrière Edmund Burke, on rejetait le radicalisme de la Révolution, mais plus encore le mythe historique dont elle s’était enveloppée par la suite.
Aux yeux de Burke, concevoir l’histoire comme une force impersonnelle transportant les hommes vers des destinations déterminées était une erreur, et une erreur dangereuse, puisque n’importe quel crime pouvait être justifié au nom de l’avenir. (Les libéraux et socialistes réformistes ajoutaient que cette idée encouragerait la passivité.) Burke affirmait que l’histoire se développait dans le temps avec lenteur, inconsciemment, sans que personne pût en prévoir les résultats. Si le temps était un fleuve, alors il ressemblait plutôt au delta du Nil, dont les centaines d’affluents empruntent toutes les directions imaginables. Les malheurs arrivaient quand les dirigeants croyaient deviner la fin de l’histoire. Cela s’illustra dans la Révolution française elle-même qui, au lieu de mettre fin au despotisme en Europe, eut pour conséquences immédiates et imprévues la montée d’un général corse sur un trône impérial, et la naissance du nationalisme moderne, ce qu’aucun Jacobin n’avait prévu.
Lire aussi : La violence du langage s’exerce sans plus se dissimuler (Dominique Lecourt)
Les réactionnaires ne sont pas des conservateurs. C’est la première chose à savoir sur eux. Ils sont, à leur façon, aussi radicaux que les révolutionnaires, et aussi enivrés par les mythes historiques. L’espérance millénariste dans un nouvel ordre social et une humanité renouvelée inspire les révolutionnaires ; les réactionnaires sont hantés par la peur de l’Apocalypse et d’un nouvel Âge sombre. Pour les premiers penseurs contre-révolutionnaires comme Joseph de Maistre, 1789 n’était pas le commencement, mais la fin d’une éclatante aventure. Presque en un instant, la puissante civilisation catholique européenne était devenue une magnifique épave. Ce ne pouvait être dû au hasard. Pour l’expliquer, Maistre et ses nombreux successeurs fabriquèrent une sorte d’histoire d’épouvante. Elle racontait, sur le ton du mélodrame, comment des siècles de changement culturel et intellectuel avaient préparé l’avènement des Lumières, qui corrompirent l’Ancien Régime de l’intérieur, si bien qu’il se désagrégea à la première secousse. Cette histoire constitua ensuite le squelette de toute l’historiographie réactionnaire européenne, puis mondiale.
Post hoc ergo propter hoc1 est le credo du réactionnaire. Son histoire commence dans un État heureux, ordonné, où chacun connaît sa place et vit en harmonie avec l’ensemble, soumis à Dieu et à la tradition. Bientôt surgissent, promues par des intellectuels – écrivains, journalistes, professeurs – des idées parasites qui remettent en cause cette harmonie et sapent la volonté des chefs à maintenir l’ordre. (La trahison des élites est un élément fondamental de tout discours réactionnaire.) Une fausse conscience descend sur la société, qui s’avance, de son plein gré, avec joie même, vers sa propre destruction. Seuls ceux qui ont conservé vivante la mémoire des traditions voient ce qui se passe. La société peut revenir sur ses pas comme se précipiter vers sa chute : tout dépendra de l’action de ces résistants. Aujourd’hui, les islamistes politiques, les nationalistes européens et les membres de la droite américaine racontent la même histoire à leurs enfants idéologiques.
Une figure clairement moderne
Le réactionnaire pense en naufragé. Là où d’autres voient le fleuve du temps suivre son cours comme il a toujours fait, il voit passer sous son regard les débris flottants du paradis. Il est en exil hors du temps. Le révolutionnaire voit un avenir radieux, invisible aux autres, et cela l’électrise. Le réactionnaire, immunisé aux mensonges modernes, voit le passé dans toute sa splendeur et cela l’électrise aussi. Il se sent avantagé par rapport à ses adversaires, parce qu’il est le gardien de ce qui s’est vraiment passé, non le prophète de ce qui pourrait être. Cela explique le désespoir étrangement exalté qui irrigue la littérature réactionnaire, le sentiment aigu d’avoir une mission – comme il était dit dans le premier numéro du magazine réactionnaire américain National Review, cette mission consiste à «se tenir en travers de l’histoire et crier “stop!”» Le caractère militant de sa nostalgie fait du réactionnaire une figure clairement moderne, et non traditionnelle.
On comprend également la vitalité tenace de l’esprit réactionnaire, même en l’absence de programme politique révolutionnaire. Mener une vie moderne dans le monde d’aujourd’hui, soumis à de perpétuels changements sociaux et technologiques, c’est éprouver, sur le plan psychologique, une révolution permanente. Marx l’avait très bien vu, qui décrivait comment tout ce qui était solide partait en fumée, comment ce qui était sacré était profané ; sa seule erreur fut de laisser entendre que la seule abolition du capitalisme suffirait à redonner au monde son équilibre et sa dignité. Le réactionnaire est plus près de la vérité quand, dans sa mythologie historique, il s’en prend à la modernité tout court, dont la nature est de perpétuellement se moderniser. L’angoisse face à ce processus est maintenant une expérience universelle, ce pourquoi les idées réactionnaires antimodernes attirent partout dans le monde de nouveaux partisans qui ont peu en commun, sinon le sentiment d’une trahison historique. Toute transformation sociale de grande ampleur laisse derrière elle un nouvel Éden susceptible d’être un objet de nostalgie. Les réactionnaires de notre temps ont compris que la nostalgie pouvait être un puissant stimulant politique, peut-être même plus puissant que l’espérance. L’espérance peut être déçue.
Lire aussi : L’avenir du politiquement correct, c’est le populisme ! (André Comte-Sponville)
La nostalgie est irréfutable. L’esprit du révolutionnaire moderne a inspiré de grandes œuvres littéraires. Mais le réactionnaire n’a pas encore trouvé son Dostoïevski ou son Conrad2. Le clerc rétrograde et frustré sexuellement, la brute de droite sadique, le père ou le mari autoritaire sont des archétypes familiers dans notre littérature et notre culture audiovisuelle. Leur omniprésence est un signe de paresse créative digne des séries B, où les shérifs portent des chapeaux blancs et les bandits des chapeaux noirs. Mais le réactionnaire politique engagé est mû par des passions et des conceptions aussi intelligibles que celles qui motivent le révolutionnaire, et il développe des théories non moins sophistiquées pour expliquer le cours de l’histoire et éclairer le présent. Considérer que les révolutionnaires pensent et que les réactionnaires se contentent de réagir aveuglément relève purement et simplement du préjugé. Il est tout simplement impossible de comprendre l’histoire moderne sans comprendre comment la nostalgie politique des réactionnaires a contribué à la façonner, ou de trouver du sens au présent sans reconnaître qu’en tant qu’exilés auto-déclarés, ils peuvent parfois, aussi bien que les révolutionnaires, voir leur époque plus clairement que ceux qui s’y sentent chez eux. Nous nous devons de comprendre leurs espoirs et leurs craintes, leurs conceptions et leurs convictions, leur aveuglement mais aussi parfois leur perspicacité.
1. «À la suite de cela, donc à cause de cela», sophisme qui consiste à traiter l’antécédent comme une cause. (N.d.T.)
2. À l’exception notable de Thomas Mann. Son personnage de Leo Naphta, dans La Montagne magique, est une création brillante : juif tuberculeux converti au catholicisme, ordonné prêtre jésuite, qui finit par se découvrir des sympathies pour le communisme, mais qui aurait tout aussi bien pu choisir le fascisme. Sa nostalgie des temps médiévaux et sa conviction que l’histoire moderne s’est horriblement fourvoyée précipitent Naphta dans une sorte d’hystérie intellectuelle. Il croit que l’humanité ne pourra se racheter qu’en rétablissant, par une révolution violente, un régime absolutiste autoritaire. En modelant son personnage sur le philosophe et révolutionnaire marxiste Georg Lukács, Mann montrait à quel point il comprenait les ressemblances entre le révolutionnaire et le réactionnaire. En échouant à s’y reconnaître, Lukács montrait à quel point il ne se comprenait pas lui-même.
Pour aller plus loin : Mark Lilla, L’Esprit de réaction, éd. Desclée de Brouwer, 2019.
Professeur de Littérature à l’Université Columbia de New York, Mark Lilla est un historien américain des idées, spécialiste de l’héritage des Lumières. Il écrit fréquemment dans la New York Review of Books et pour le New York Times. Auteur de nombreux ouvrages, il en a notamment publié deux traduits en français : La Gauche identitaire (éd. Stock, 2017) et L’Esprit de réaction (éd. Desclée de Brouwer, 2019).
Commentaires
Et si ce qui distingue le « réactionnaire » du « progressiste » tenait essentiellement à leur rapport au temps ? Le premier vit dans un présent qu’il sait être d’abord l’aboutissement du passé . C’est un héritier, plein de gratitude pour la civilisation qui l’a façonné et le porte. Le second vit pour un futur, qu’il imagine forcément meilleur. Il est prêt à la « révolution » pour le faire advenir. Le premier est réformateur par souci de coller au réel : que tout change pour que rien ne change . Le guépard est son livre de chevet.
.
par Philippe Le Corroller - le 9 octobre, 2019
En voici un sujet qui pourrait être cher à mon coeur…
A regarder le mot « réactionnaire », et le mot « révolution », on peut voir le même préfixe, et ce préfixe est à l’opposé du préfixe… « pro »…
Le mot « révolution » porte bien ses paradoxes dans son écriture.
J’offre un de mes livres préférés pour comprendre toute la luminosité de certains penseurs « réactionnaires » : « Le Guépard », de Lampedusa, qui est un chef d’oeuvre du genre, mais surtout, un roman magnifique. Et il ne date pas d’aujourd’hui, non plus.
Un détail : il n’y a pas si longtemps que ça, la société lettrée ne considérait pas les journalistes comme des maîtres à penser. Il y avait une certaine méfiance à l’égard des.. nouvelles…Un journaliste n’avait pas le statut d’un écrivain, et ils ne maniaient pas la même langue, non plus.
« Là où d’autres voient le fleuve du temps suivre son cours comme il l’a toujours fait, le réactionnaire voit passer sous son regard les débris flottants du paradis » :…. oui, quand je vois la banlieue verdoyante où j’ai aménagé il y a trente ans s’amenuiser au profit de constructions en béton mastoc et laid, je fulmine contre le temps qui suit allègrement son cours comme il l’a toujours fait, et la destruction de mon petit coin de paradis… et je ne suis pas seule à le faire, d’ailleurs. QUI regarderait la dévastation de son habitat avec un esprit serein ? Je dois me contenter de ma… résignation ? en me félicitant d’être une belle âme devant l’inévitable ?? Comme quoi des mots très généraux peuvent s’appliquer à des situations o combien concrètes, et tangibles. Il vaut mieux s’en souvenir pour éviter de se laisser emporter dans l’ivresse… des mots.
Un détail de plus : je ne crois pas qu’il est exact d’étiqueter les nationalistes européens, la droite américaine, et les islamistes, en les parquant ensemble dans une grande généralisation. Il y a un dicton qui dit que l’ennemi de mon ennemi n’est pas mon ami. Je crois que le ras le bol envers la modernité, et son caractère si exalté (!) ne se cantonne pas à ces seules catégories, d’ailleurs.
Les idées « nouvelles/modernes » qui sont présentes en France depuis quelque temps viennent de quelque part : elles viennent surtout des campus universitaires américains, et ont cours dans certains milieux, et classes sociales. Elles sont arrivées en France par la langue anglo-américaine , langue internationale de l’informatique, et grande colonisatrice devant l’éternel, en sachant que le Web permet de coloniser… sans colons ! sans déplacement ! sans risque immédiat et apparent, en tout cas. Il y a une grande affinité entre la révolution française, et la république américaine, et ceci, depuis les débuts de la république américaine, d’où l’échange constant des idées entre les deux pays.
Lire l’historien des idées américain Christopher Lasch sur ces sujets permet d’entendre une pensée critique de la modernité d’une exceptionnelle rigueur intellectuelle. En nostalgique que je suis, je trouve que cette rigueur intellectuelle fait de plus en plus défaut dans les milieux intellectuels contemporains.
En tout cas, je remercie l’auteur de son honnêteté, et de sa décence intellectuelle à refuser de disqualifier les personnes qui manifestement ne partagent pas ses convictions.
par Debra - le 9 octobre, 2019
Oui, M. Le Corroller, pour « Le Guépard »…
On peut ajouter que « Le Guépard » traite d’un homme qui voit sa fin approcher… et les hommes qui voient leur fin approcher ont plus de matière pour regarder en arrière qu’en avant.
par Debra - le 9 octobre, 2019
Laissez un commentaire