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Heidegger l’obscur

19/01/2020 | par Sylvain Portier | dans Classiques iPhilo | 14 commentaires

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ANALYSE : Après celles de Fichte, Leibniz et Wittgenstein, Sylvain Portier propose dans iPhilo une introduction à la pensée d’un philosophe aussi souvent critiqué que parfois adoré, Martin Heidegger.


Docteur en Philosophie, spécialiste de Fichte, Sylvain Portier est professeur de lycée dans les Pays de la Loire et conférencier. Il a notamment publié :  Fichte, philosophe du Non-Moi (L’Harmattan, 2011) et Philosophie, les bons plans (éd. Ellipses, 2016).


Martin Heidegger est né le 26 septembre 1889 à Messkirch, une petite ville catholique située au nord du lac de Constance, dans une famille d’origine très modeste. Titulaire d’une bourse attribuée par sa ville, il peut entrer à l’Université de Fribourg où il étudie de 1909 à 1911 la théologie, les mathématiques, la physique et la philosophie. Il s’intéresse à la pensée médiévale, notamment à la doctrine de Dan Scott, puis à la phénoménologie de Husserl. De 1915 à 1923, toujours à Fribourg, il est l’assistant de ce dernier. Il épouse une jeune femme d’origine protestante et s’éloigne progressivement du catholicisme. En 1922, il est nommé professeur à l’Université de Marbourg et commence la rédaction d’Être et temps, qu’il rédige en grande partie dans un petit village de la forêt noire où il a fait construire un tout petit chalet qui va devenir le lieu privilégié de son travail.

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Le livre Être et temps sera dédié à Edmund Husserl et paraîtra en février 1927. Il succède dès l’année suivante à Husserl à la chaire de l’Université de Fribourg, et c’est alors que débute sa célébrité. Durant les années du nazisme, le recteur de cette Université, membre du Parti social-démocrate, est contraint de démissionner et demande à Heidegger de lui succéder. Il hésite longuement mais accepte finalement et est élu à l’unanimité. Si ce rapprochement avec le nazisme lui a souvent été reproché, force est de constater que l’on trouve certaines idées ou références réactionnaires chez Heidegger (lire par exemple les analyses de Pierre Bourdieu dans L’Ontologie politique de Martin Heidegger), et que celui-ci, jusqu’en 1976, ne condamnera jamais le nazisme. Parmi plusieurs déclarations ambigües, notons celle-ci, écrite en 1943 : 

«La planète est en flammes ; l’essence de l’homme est sortie de ses gonds ; la réflexion historico-mondiale peut venir seulement des Allemands à supposer qu’ils trouvent et défendent l’allemagnité».

On n’oubliera toutefois pas non plus que, sitôt nommé recteur, il interdit dans les locaux la propagande antisémite et les autodafés. On lui conseille toutefois vivement d’adhérer au parti nazi pour faciliter sa carrière. Il y adhérera mais quittera ses fonctions le 23 avril 1934, un an après sa nomination, et refusera d’assister à la cérémonie de passation de charge de son successeur, qui est saluée par la presse nazie comme étant le premier recteur véritablement national-socialiste de Fribourg. Il fut durant quelque temps l’amant de l’une de ses élèves, aussi intelligente et philosophiquement prometteuse que fascinée par son maître, qui avait alors le double de l’âge de son élève : Hannah Arendt. Durant ces années, il rédigera des ouvrages sur Hölderlin, Nietzsche, Parménide et Héraclite. Le surnom de ce dernier, l’obscur, conviendrait d’ailleurs à Heidegger, qui cultivait sans aucun doute le caractère abscond de ses propos. Il fut souvent attaqué sur ce plan : la phénoménologie, notamment de Husserl et de Fink, avait déjà la fastidieuse particularité de faire s’étaler sur des pages de descriptions technicistes qui, finalement, menaient à bien peu de chose. Dans la même lignée, mais avec une plume certes plus poétique, Heidegger frôle souvent la glossolalie, créant des mots, revenant à l’étymologie grecque des concepts philosophiques par un jeu de l’esprit parfois discutable, interprétant les grandes œuvres (par exemple celles de Nietzsche et de Schelling) avec beaucoup de liberté, multipliant les formules fumeuses et les digressions plus parlantes qu’explicatives.

À la sortie de la guerre, sa pensée deviendra populaire en France et influencera l’existentialisme de Jean-Paul Sartre. Cela est sans doute en partie dû à son charisme, ainsi qu’à son don pour donner à ses textes une ambiance énigmatique et une dimension oraculaire, menant des réflexions qu’il qualifie lui-même de «chemins qui ne mènent nulle part» (Holzwege). Il rédige, en 1947, une Lettre sur l’humanisme afin de clarifier la différence entre sa philosophie et l’existentialisme humaniste de Sartre. En dépit de son rapprochement passé avec le nazisme, il pourra réintégrer ses fonctions de professeur en 1951 et y restera jusqu’en 1957, en tant que professeur émérite. L’une de ses dernières apparitions dans le monde académique à Lyon pendant le semestre d’hiver 1966-1967, où il dirigera un séminaire sur Héraclite. Il décède le 26 mai 1976 dans sa ville natale, où il est enterré. Quelques jours avant, sa mort il choisit de mettre en exergue à l’édition complète de ses œuvres la maxime suivante : «Des chemins, non des œuvres».

L’Être et le temps

Heidegger accorda d’abord un intérêt aux Recherches logiques de Husserl et notamment à la question de la définition d’une chose. Il entretient donc dès le début un rapport ambigu à la phénoménologie au sens strict du terme. La question de l’Être et du temps a toujours été le fil conducteur de son œuvre, même durant la période qui a succédé à ce que l’on appelle couramment le tournant de Heidegger – puisque même après ce dit tournant, il écrivit un article intitulé, en écho à sa première œuvre, Temps et Être. Il reprend ainsi tout bonnement la grande question de Platon et d’Aristote, mais aussi, avant eux, de Parménide et de Héraclite : Qu’est-ce que l’être ? Mais il donne à cette question un sens nouveau, car il ne veut pas constituer une essence pour tenter de comprendre la présence de l’Être. Issu de la tradition phénoménologique, il va donc partir du sujet (qui n’existe que dans le temps) pour lequel la question de l’Être se pose. Aussi commence-t-il, dans Être et temps, par définir l’homme comme «Dasein», terme généralement traduit en français par «être-là» : il est le seul être qui soit un «être-jeté» et même «pro-jeté» dans le monde et dans un avenir incertain, et qui peut s’interroger lui-même sur le sens de son existence. Sartre s’en souviendra, puisqu’il expliquera que, contrairement par exemple à un «coupe-papier», le propre de l’homme est qu’il n’ait pas de nature, pas d’autre essence que sa propre existence : c’est un être libre et ouvert à une temporalité qui n’est pas celle d’une chose ou d’un animal. Tel est le sens de la célèbre citation sartrienne selon laquelle, chez l’homme, «l’existence précède l’essence» – formule étonnamment proche d’une phrase écrite par Heidegger dès le §9 d’Être et temps, qui est le vrai point de départ de l’ouvrage, et selon laquelle «l’essence de l’homme [du Dasein] réside dans son existence».

En ce sens, l’on peut dire, comme le fait Heidegger dans sa conférence intitulée Bâtir, habiter, penser, que seul l’homme «habite» la Nature, parce qu’il vit dans un temps tout autre que les animaux, qui ne se savent pas mortels, et parce qu’il est doué d’une parole qui l’ouvre à un monde au sens fort, c’est-à-dire phénoménologique, du terme : «habiter est la manière dont les mortels sont sur Terre», et l’on pourrait dire qu’il ne se contente pas d’être mais qu’il existe au sens étymologique (ex-sistereêtre au-devant de soi-même). Aussi l’homme et la femme, l’enfant et l’adulte, l’oriental et l’occidental, le technicien et le poète n’ont pas la même existence parce qu’il n’habitent pas le même monde, bien qu’ils y soient présents physiquement. Cette finitude du Dasein, qui habite un monde qui lui est propre et pour lequel le temps est si important, parce qu’il sait que sa mort est inexorable, est le fondement de son existence, de son historialité. C’est ainsi qu’il est : dans et par le temps. Il est donc important de réinterroger le rapport de l’homme, non seulement avec sa petite histoire individuelle, mais aussi avec l’Histoire de l’humanité et celle de l’Occident, depuis Héraclite, Platon et Aristote, dans sa façon de se représenter ce qu’est l’être.

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Plus précisément, Heidegger va développer une analyse «existentiale» de ce qu’il nomme le «on», et qui va nous ouvrir à une réflexion sur ces «existentiaux», ces dispositions affectives et phénoménologiques de l’homme, que sont notamment «l’ennui» et «l’angoisse». En effet, dans «l’ennui», toutes les choses se valent, aucun sel dans l’existence n’est ressenti. S’y produit une mise à distance du monde et de son effervescence, qui nous fait oublier le sens de l’existence. Une prise de conscience de la superficialité des choses émerge et un sentiment du néant de l’existence surgit, mais c’est plus fondamentalement «l’angoisse» qui fait apparaître cela. Au tout début de son Introduction à la métaphysique et dans un petit texte intitulé Qu’est-ce que la métaphysique ?, Heidegger nous offre d’ailleurs de belles pages sur l’angoisse, qu’il est important de bien distinguer de la peur, de l’inquiétude ou du stress. Ce qui est particulier dans «l’angoisse», c’est en effet qu’elle n’a ni cause ni objet, et c’est pour quoi elle est la plus haute expérience humaine possible du néant. La célèbre expérience de «la nausée» chez Sartre semble, une fois de plus, avoir une origine outre-Rhin.

Heidegger procède alors à une réinterprétation critique de la conception de l’Être depuis Platon, Aristote et les présocratiques, et nous enjoint de ne pas confondre «l’Être» et «l’Étant». Ici est le cœur de sa première philosophie, et l’on se doute que nombre de lecteurs n’ont guère adhéré à ce point, qui reste en un sens, c’est vrai, bien plus obscur qu’éclairant. Que nous dit-il ici ? Que l’Être n’est rien de l’Étant, c’est-à-dire de l’ensemble des choses, des entités qui sont. Si Dieu existe et qu’Il a créé le monde, il est, et fait donc lui-même (ainsi que le monde) partie de l’Étant. C’est pourquoi il précise que, en toute rigueur, il ne faudrait même pas dire que l’Être est (puisque ce qui est, c’est l’Étant), mais simplement «qu’il y a Être». Et il précise alors le rapport entre l’Être et le Néant : certes, l’Être n’est pas ceci ou cela, mais il n’est pas Néant, il n’est pas rien. C’est l’expérience du néant qui, par l’ennui et l’angoisse, nous oriente vers la question du «pourquoi» et vers la différence entre l’Être et l’Étant. Ainsi, l’Être n’est pas une chose concrète qui serait présente quelque-part, mais «simple présence», et c’est pourquoi les ontologies des Grecs elles-mêmes auraient négligé cette différence entre l’Être et l’Étant. L’Être est «le il y a», le surgissement de la présence elle-même de l’Étant. Or, c’est aussi le cas du temps : le propre de celui-ci ne réside pas dans une suite de moments présents et, comme le dit Heidegger, à proprement parler : «Le temps n’est pas. Il y a temps» – ce qui explique notre difficulté à le définir, que ce soit scientifiquement ou philosophiquement. De façon paradoxale, l’Être (tout comme le temps) ne se définit donc pas par la présence mais par le retrait, par le retirement. C’est ce que Heidegger nomme la «présence suspensive» (Ereignis) de l’Être, que l’on pourrait rapprocher du Tsimtsoum et du En sof, dans le judaïsme et chez les kabbalistes. Or, comme l’indique le titre même de son premier grand ouvrage, l’Être et le temps sont intimement liés, et se questionner sur ce qu’est l’Être et l’être de l’homme, «cet être pour lequel il y va dans son être de la question même de son être», c’est forcément se questionner sur ce qu’est le temps dans son rapport, non seulement à l’Étant, mais à l’Être.

La maîtrise technique du monde

L’on peut définir l’homme comme un animal technique (tekhné signifiant en grec savoir-fairehabileté), ou encore un animal pratique (praxis désignant une action volontaire, consciente d’elle-même), et c’est là la grande différence entre l’homme et les autres animaux, dont les savoir-faire et les pratiques sont naturels, simplement guidés par l’instinct. Comme l’a bien montré Aristote, chez l’homme, la technique et la pratique renvoient alors toujours à quatre causes : ce dont l’objet est fait (sa matière), ce à quoi il ressemble (sa forme), la fin qu’il vise (son but) et celui qui agit alors (son agent). Mais la technique n’est elle-même ni la matière, ni la forme, ni le but, ni le créateur : elle est plutôt le rapport entre ce dernier et tout le reste. Ce rapport va bien sûr beaucoup varier et évoluer selon, comme nous le disions, les diverses façons d’habiter le monde qui seront inventés, autrement-dit selon les cultures et les époques.

Certes, mais ce que l’on ne remarque pas spontanément et que souligne Heidegger, c’est que la technique est alors liée à l’idée de vérité, et cela intrinsèquement. Afin de comprendre ce point, Heidegger donne l’exemple d’un bijou : la technique est alors la manière dont l’orfèvre va donner une forme à la matière au regard de la finalité, le moyen par lequel il va répondre de son obligation de produire effectivement l’objet précieux. C’est la coupe que va effectuer l’orfèvre, et c’est cela même qui fera de lui non seulement un orfèvre, mais aussi un bon ou un mauvais orfèvre. En ce sens, la technique est donc essentiellement le processus par lequel, dans l’exemple de l’orfèvre, l’énoncé «ceci est une coupe» devient une vérité. Nous commençons à comprendre ainsi que l’essence de la technique est qu’elle est «dévoilement», mot dont l’étymologie, aléthéia, renvoie précisément à l’idée de vérité. Une chose (ici, un bijou) était cachée dans le domaine des potentialités et c’est la technique qui l’a rendue présente, qui l’a amenée devant nous, qui nous l’a dévoilée.

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Nombre de commentateurs ont souligné une certaine technophobie chez Heidegger. Peut-être, au regard de son viscéral traditionalisme bavarois, empreint de fantasmes antiques. Mais ce qu’il dénonce surtout, et qui peut être légitimement entendu, c’est que la technique moderne (qui inclut toutes les technologies) est par essence une «provocation» : même si nous ne devons pas la personnifier, elle cherche de façon «voilée», comme le chant des Sirènes, à nous ensorceler, à nous enjoindre de changer notre rapport au monde en nous faisant «arraisonner» (Gestell) la Nature. Elle nous provoque incessamment en ce sens, et nous en connaissons aujourd’hui les conséquences écologiques qui datent, précisément, de l’Ère industrielle et de l’anthropocène. Mais que signifie plus précisément ce terme ? En allemand, Gestell signifie cadrechâssisétagèrechevalet, bref tout ce qui résulte d’un montage et qui est posé dans un ensemble. Il désigne chez Heidegger le mode de dévoilement de l’essence de la technique moderne, qui est le résultat d’une volonté de commander et de produire. On pourrait donc tout aussi bien traduire ce terme par dispositif, en donnant à ce mot le sens fort d’une mise à disposition de l’Étant, qui fait de celui-ci une sorte de fond, de stock ou de réserve pour l’homme. Il s’en suit une mise à distance du produit et du producteur et une absence de remise en question de l’essence même du geste de ce producteur quand il utilise ce stock, qui est d’ailleurs limité. Au regard de la prise de conscience écologique de ces dernières années, la pensée heideggérienne fait ici sans conteste office de mise en garde avant-gardiste.

C’est là toute la différence, selon Heidegger, entre le moulin et la centrale électrique qui produit son énergie grâce à un barrage. Dans le texte intitulé «La question de la technique» (in Essais et conférences), il prend en effet l’exemple d’une centrale qui a été mise en place dans le Rhin, en référence à l’un des hymnes du célèbre poète allemand Hölderlin, qui s’intitule précisément Le Rhin. Contrairement à l’antique moulin à vent, cette centrale «arraisonne» la Nature car elle somme le Rhin de faire tourner les turbines afin de produire de l’énergie. Le fleuve est ainsi totalement instrumentalisé, et ce que Heidegger nomme «l’énigme de son être», c’est-à-dire le mouvement de son apparition, est oubliée, occultée. La technique moderne repose ainsi sur un discours qui éloigne inconsciemment l’homme de l’Être, qui est loin d’être neutre. Il constitue au contraire une sorte d’incantation d’ordre magique par laquelle l’homme va lier un pacte avec le démiurge techniciste (notre dieu moderne, la sacro-sainte science et les divines technosciences !), et avec une certaine conception de l’Étant dans lequel il «est-jeté». Toute chose (et toute personne ?) devient ainsi un simple ustensile, un moyen qui remplit une fonction pratique, ce que Heidegger nomme, dans Être et temps«l’être-à-portée-de-la-main», par opposition à «l’être-bien-à-main». Ce qu’il veut ainsi souligner, c’est «l’oubli de l’Être», et même oubli de l’oubli de l’Être, puisque l’on ne pense même plus à cet oubli. Cela est selon lui devenu possible parce que la poésie a été délaissée et la philosophie a été trop souvent rapprochée de la science, qui se contente de rationaliser ce qu’elle observe. Et c’est bien sûr en ce sens strict qu’il faut entendre la citation provocatrice de Heidegger selon laquelle «la science ne pense pas».

Entendre la parole de l’artiste

Parmi les techniques, le propre de l’homme, compris comme Dasein, est d’avoir développé l’art. Ce dernier a certes des formes et des buts très différents selon les siècles et les cultures, mais semble être une marque universelle d’humanité. Or, en transformant notre rapport à la technique, nous modifions donc aussi notre rapport à l’art. Cela est visible aujourd’hui, dans une société désenchantée qui repose sur la production, la consommation et les loisirs : la technique y devient centrale et l’art de plus en plus secondaire, ou ludique et superficiel. Il est même récupéré et inféodé à l’approche technique et commerciale par le design, car ce qui est beau étant plus vendeur. En ce sens, l’Histoire de l’humanité peut être vue par le prisme du rapport que l’homme entretient avec la technique et avec l’art, car ce sont eux qui expriment le mieux ce qu’est la vérité de l’homme. Et Heidegger n’hésite pas à affirmer que, dans l’œuvre d’art, «c’est l’avènement de la vérité qui est à l’œuvre». Il considère même que tous les arts (architecture, sculpture, musique, etc.) peuvent, en un sens, être ramenés à la poésie, qui est l’archétype, le modèle de l’art par excellence : «Tout art est essentiellement poème». Parce qu’elle est littéralement une parole, la poésie aurait un pouvoir incomparable quant à la révélation de la Vérité et de l’Être. Cette prétendue supériorité de la poésie reste critiquable, car la musique ou la peinture peuvent tout aussi bien prétendre être des arts hautement métaphysiques, comme l’affirment certains penseurs. Mais ce qui importe c’est que, pour Heidegger, si la poésie prime, cela signifie aussi que toute œuvre d’art contient en elle une sorte de poème caché.

Dans «L’Origine de l’œuvre d’art» (in Chemins qui ne mènent nulle part), Heidegger se livre alors à une longue analyse d’un célèbre tableau de Van Gogh, Une paire de souliers, afin d’en montrer la dimension poétique et d’en faire l’exemple d’une œuvre d’art qui nous «ouvre à l’Être» et au mystère du «Quadriparti» qui sera décrit, notamment dans un texte intitulé « La Chose » (in Essais et conférences), comme le carré dont les côtés relient ces points que sont la Terre, le Ciel, les dieux et les mortels Nous n’avons pas le temps de l’expliciter ici mais, sans parler d’escroquerie intellectuelle, l’inexactitude et le forçage idéologique opéré par Heidegger au sujet des Souliers de van Gogh sont manifestes, que ce soit au plan historique, artistique, ou philosophique (1). Cette théorie demeure néanmoins intéressante dans la mesure où elle fait de l’artiste une sorte de voyant mystique qui parviendrait à accéder à l’Être, et non pas simplement à tel ou tel étant. Il développera cette conception de la poésie dans ses travaux sur Hölderlin, en privilégiant les poèmes qui datent de la période de la maturité du poète, notamment les Élégies. L’originalité de Hölderlin est qu’il ne se contente pas de parler de telle ou telle chose de façon poétique, mais qu’il veut vivre ce qu’il décrit et vivre en général en tant que poète. Autrement dit, comme le souligne bien Heidegger, il ne fait pas de la poésie de manière technique etaccessoire, mais «on serait presque en droit de dire que la poésie et le poète sont l’unique souci de son poétiser».

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On assiste ainsi à un retournement de notre façon de concevoir la parole ordinaire et la parole poétique : pour Heidegger, la véritable parole est poétique, mais elle est victime d’une sorte de dégénérescence dans la vie courante. Par facilité et par pragmatisme, le langage a été réduit au rang d’un simple outil technique, d’un instrument de communication. Heidegger fait au contraire l’apologie du dire poétique, qui serait le mode d’être fondamental de la parole, et écrit dans Hölderlin et l’essence de la poésie que, loin d’être un simple divertissement ou un ornement esthétique, «la poésie est fondation de l’Être par la parole». Seuls les poètes (et les amoureux de la poésie, espérons-le) savent donc «ce que parler veut dire», et c’est pourquoi leur parole ne doit pas simplement être tolérée, respectée, écoutée… mais entendue. Le poème ne transmet aucune information sur le monde : il ne communique rien, en un certain sens, mais ce rien poétique est ce qui permet de «dévoiler» le Néant, qui lui-même fait advenir l’Être. Le poème parle purement, plus fondamentalement que la parole ordinaire. L’on pourrait aussi dire que le poème fait venir à la présence de ce qu’il nomme, qu’il a le pouvoir quasiment magique, celui du Logos antique, de rendre manifeste par la nomination même de ce qu’il nomme. C’est pourquoi l’on peut dire que «en vérité c’est la langue qui parle et non l’homme» et, selon une célèbre et elle-même poétique formulation utilisée dans la Lettre sur l’humanisme, que «le langage est la maison de l’Être», expression qui tend à lier intimement, comme chez les énigmatiques présocratiques, l’Être et le Logos. Nous retrouvons ici notre point de départ : si seul l’homme «habite» ici-bas, il est peut-être temps de cesser de le faire en super prédateur, technicien et en consommateur, et de procéder à une conversion de notre regard sur l’Étant (voire sur l’Être de l’Étant) pour, selon une formule de Hölderlin que Heidegger affectionnait particulièrement, «habiter en poète».

Nous sommes une fois encore face à un propos obscur, qui nous «provoque» par son obscurité même. L’on pourrait en ce sens rapprocher, mais en les opposant, la métaphysique de Platon et la pensée de Heidegger : au Livre VII de La République, dans la célèbre allégorie de la caverne, Platon nous incite à quitter la pénombre de l’ignorance pour aller vers la lumière, puis à redescendre partager ce que le soleil nous avait révélé. Mais, alors que les artistes ne sont pour lui que de simples créateurs d’illusions indignes de la Cité idéale, Heidegger voit dans la parole des poètes la plus authentique et la plus originaire forme du langage. Comme eux, il se plaît à nous perdre par des réflexions qui sont autant de «chemins qui ne mènent nulle part», et nous fait descendre, par ses digressions sur l’Être, dans les profondeurs labyrinthiques et parfois angoissantes de sa caverne. Tel la Pythie, c’est en l’obscurcissant par sa parole qu’il éclaire notre esprit.

[1] Nous pouvons faire trois remarques critiques sur cette interprétation, qui est pourtant restée célèbre :
De façon assez étonnante, Heidegger ne prend quasiment pas en compte le geste stylistique de l’auteur, comme s’il avait pour but de peindre telle chose (ici, des souliers crottés dans un champs), et non pas de les représenter de telle manière, par exemple par le style symboliste ou postimpressionniste.
Dans son analyse, Heidegger commence par parler de la paire de souliers d’un paysan, pour ensuite évoquer lyriquement ceux d’une paysanne. Ce glissement, qui a sans doute pour but d’insister sur la dimension nourricière de la Terre, est d’autant plus étrange que l’on voit mal ce qui permet d’identifier ici le sexe du propriétaire. Il surdétermine donc cette toile afin d’en faire l’illustration d’un thème qui lui est de plus en plus cher à partir de 1935, celui de la Terre, sujet habituel de la pensée réactionnaire.
Vincent van Gogh a en vérité peint une dizaine de fois une paire de souliers, et il s’agit chaque fois des siens, et non pas ceux d’un paysan. Selon Gauguin, il s’agissait de ceux du peintre quand il quitta sa famille pour se rendre en Belgique et prêcher l’Évangile auprès des ouvriers des mines. Ils ne sont donc pas un absolu dissocié du reste de l’Étant, mais au contraire un objet technique qui est intimement lié à une condition sociale, à une dimension religieuse, et à l’expression d’une marche longue et douloureuse. Ils représentent ainsi un objet symbolique car indispensable à sa propre vie de vagabond et d’artiste de génie mécompris par ses contemporains.

 

Sylvain Portier

Docteur en philosophie, Sylvain Portier est professeur de lycée en Loire-Atlantique, conférencier et rédacteur en chef d'iPhilo. Il a par exemple publié Fichte, philosophe du Non-Moi (Éd. L’Harmattan, 2011), Philosophie, contrôle continu (Éd. Ellipses, 2020), Vingt philosophes incontournables (Éd. Ellipses, 2021) et Philoophie en fiches - Terminale (Éd. Ellipses, 2022), et a réalisé plusieurs conférences, notamment pour les Éditions M-Éditer.

 

 

Commentaires

Bonjour,

Heidegger admire Hitler dans ses lettres à son frère et fait preuve d’un antisémitisme sans ambiguïté dans les cahiers noirs.

par Marc - le 19 janvier, 2020


Que nous soyons  » embarqués  » dans la technique , c’est une évidence : pour la plupart , nous commençons la journée en allumant la radio, notre smartphone et notre ordinateur . ( Et personnellement , en voyant mon voisin partir au boulot , droit comme un i sur sa trottinette électrique, alors que j’en suis encore à beurrer mes tartines , j’éprouve ce sentiment délicieux et , j’espère bien , condamnable , d’être un privilégié . ) Certes, pour la plupart , notre profil sur Facebook et/ou Instagram a été analysé par des algorithmes qui nous envoient des  » amis  » avec lesquels nous pensons en rond , paresseusement . Pour autant , sommes-nous  » arraisonnés  » , devenus les créatures aliénées des superbes dystopies d’Aldous Husley ou George Orwell ? Calmos ! Rien ne nous empêche de préférer la liberté d’esprit au politiquement correct des bien-pensants , la matinale de Radio-Classique à celle de France-Inter, Le Figaro au Monde , Roger Scruton à Alain Badiou , Alain Finkielkraut à Laurent Ruquier . ( Et personnellement , aucun ministre ne me fera prendre des vessies pour des lanternes , la fabrication d’enfants sans père ou l’utilisation des mères porteuses pour un  » progrès  » de l’histoire humaine .) Arrêtons de geindre sur les dangers de l’intelligence artificielle : si elle aide le médecin à affiner son diagnostic et son protocole thérapeutique , si elle permet au juriste d’accéder instantanément à la jurisprudence ou à l’architecte d’éviter des erreurs mortelles , si elle accomplit à notre place bien des tâches répétitives , si nous pouvons demain rouler en voiture sans être accroché au volant , où est le problème ?

par Philippe Le Corroller - le 20 janvier, 2020


Huxley , bien sûr .

par Philippe Le Corroller - le 20 janvier, 2020


Merci pour cette brillante présentation de Heidegger.

Durant toute ma vie j’ai cherché, et ce de manière honnête, la Vérité. En ce qui concerne notre philosophe, j’ai interrogé et fréquenté des témoins, des gens qui l’ont bien connu. J’ai aussi beaucoup lu les rapports faits lors de la dénazification après guerre faite en Allemagne dans les milieux intellectuels. Enfin, j’ai bien sûr lu de très beaux textes de Heidegger (j’accorde que certains sont assez abscons) qui portent à la méditation. Mais quand on lit du Jean Beaufret ou du François Fedier, deux très grands philosophes à mon sens, n’en déplaise à beaucoup, je n’ai jamais trouvé une once de nazisme dans leurs écrits.

La malhonnêteté intellectuelle est malheureusement omniprésente actuellement à propos de Heidegger. Pour faire parler de soi, pour faire le « buzz » dans les médias, pour être un bien pensant actuellement, rien de mieux que de « flinguer » ce philosophe, que de lancer sur le Web des pétitions demandant d’arrêter tout enseignement sur heidegger,.. Tous ceux là, je les plains sincèrement. C’est n’avoir rien compris à la philosophie.

par Lobut - le 20 janvier, 2020


Êtes-vous seulement conscient que vous régurgitez ici toute la doxa des années 80 et 90 sur Heidegger, comme si de très nombreux volumes publiés depuis n’avaient pas changé profondément l’interprétation du corpus? Au-delà même de son espèce de sur-nazisme au cube ou de son antisémitisme sans ambages, pourquoi ne pas expliciter ses positions antinomistes et celles gnostiques menant à un apocalyptisme? Ce genre de texte prétendument neutre, j’espère que vous ne le destinez pas à des terminales, sinon, je vous encourage franchement à évoquer plutôt, comme dans un de vos livres, le lien de Zlatan Ibrahimovic à Nietzsche (!), je pense que vous feriez mieux de vous en tenir à ce genre de considérations.

par Stéphane Domeracki - le 24 janvier, 2020


Le projet de Heidegger a été, bien avant la publication d’Etre et temps, de donner ses lettres de noblesse au fond des thèmes racistes et antisémites qui sera aussi celui du nazisme. Il est devenu hitlérien exactement dans la proportion où Hitler s’était solennellement engagé, devant la communauté des « vrais allemands », à en finir « scientifiquement » avec la question juive. Dans la plupart de ses textes publics il évite soigneusement l’antisémitisme vulgaire. Mais il propose un antisémitisme « savant » et aux formulations codées. Par exemple dans le discours du rectorat l’axe qu’il trace entre l’Allemagne et la Grèce a aussi pour but de court-circuiter la référence à Rome et à Jérusalem c’est-à-dire au christianisme et au judaïsme le premier n’étant qu’une sorte d’avatar du second. Ainsi pensait le bon berger de Todtnauberg.

par Jean-Pierre Marchand - le 25 janvier, 2020


Sujet de dissertation proposé après le visionnage d’un documentaire sur les camps d’extermination :

A partir de ces deux citations extraites des Cahiers noirs (Heidegger, Réflexions II-VI, Cahiers noirs, Gallimard Paris 2018 page 200) vous discuterez du projet heideggérien de faire de la philosophie la pensée des principes du nazisme .

Dans quelle mesure le national-socialisme ne peut pas être au principe d’une philosophie mais doit toujours lui être subordonné comme à un principe .

Dans quelle mesure, en revanche, le national-socialisme peut fort bien assumer des positions déterminées et ainsi contribuer à établir une nouvelle position à l’égard de l’être .

par Jean-Pierre Marchand - le 25 janvier, 2020


Merci pour cet article très « éclairant ». Triste que les commentaires tournent autour de la question du « nazisme », qui n’est pas l’objet de l’article. Prenant sans doute ses propres préoccupations pour celles des autres, Stéphane Domeracki, notamment, se focalise sur ça, alors que c’est seulement évoqué 4 lignes. Il a d’ailleurs bien fait d’évoquer « le lien de Zlatan Ibrahimovic à Nietzsche » : j’ai été voir et c’est un bon travail de pop-philo! De la pédagogie et de l’esprit – dont certains « philosophes » ou profs de philo manquent manifestement.

par Julie Meunier - le 26 janvier, 2020


Je n’avais pas été voir les commentaires et appréciations : merci Julie d’avoir remis l’église (de l’Être) au milieu du village (du Dasein).

par Sylvain Portier - le 27 janvier, 2020


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Celui qui a compris l’inversion des valeurs humanistes contenue dans les cours sur Schelling a compris toute la monstruosité diabolique de Heidegger et toute l’horreur contenue dans le « G-G » des cahiers noirs, ‘Güte », « Geduld ». Ayant généré une psychose post-traumatique paranoïaque gravissime doublée d’une attitude éminemment perverse, le petit Martin de Messkirch est devenu à partir de 1919 un personnage infréquentable imbu d’un délire de grandeur incommensurable et d’une frénésie obsessionnelle d’anéantissement génocidaire incurable à forte récidivité.
Michel, 16.03.2021

par BEL - le 16 mars, 2021



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