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Montaigne, la peste et la mort

6/07/2020 | par Jean-Claude Fondras | dans Art & Société | 3 commentaires

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RÉCIT : En 1585, alors qu’une peste frappe Bordeaux, Michel Eyquem de Montaigne écrit son admiration pour «la fermeté et la simplicité» des paysans qui se préparaient à mourir. Le médecin et philosophe Jean-Claude Fondras raconte dans iPhilo cette page d’histoire qui résonne tristement avec l’actualité. Faut-il «suivre la Nature», comme nous y invite l’auteur des Essais ?


Médecin, Jean-Claude Fondras a exercé en milieu hospitalier comme anesthésiste-réanimateur, avant d’être responsable, pendant quinze ans, du service de traitement de la douleur et de soins palliatifs du Centre hospitalier de Bourges (France). Egalement docteur en Philosophie, il a notamment publié Soins palliatifs (avec Michel Perrier, éd. Doin, 2004) ; La Douleur, expérience et médicalisation (éd. Les Belles Lettres, 2009) et Santé des philosophes, philosophes de la santé (éd. Nouvelles Cécile Defaut, 2014).


De juin à décembre 1585, une épidémie de peste sévit à Bordeaux, un chroniqueur de l’époque lui attribue quatorze mille morts, soit un tiers de la population locale. Il n’y a pas de remède si ce n’est le conseil résumé par un adage attribué à Galien : «Cito, longe fugeas, et tarde redeas», c’est-à-dire «Fuis vite, longtemps et reviens tard». Montaigne a relaté cet épisode dans l’avant-dernier de ses Essais. Quand l’épidémie s’est déclarée, il séjournait en dehors de la ville et devait s’y rendre pour participer à la cérémonie de passation de pouvoir à son successeur à la tête de la mairie. Montaigne cependant ne voulut pas prendre de risques et ne se rendit pas à Bordeaux. Il s’en explique dans une lettre aux magistrats municipaux dans laquelle il se demande si cela «vaut que je me hasarde d’aller en la ville vu le mauvais état en quoi elle est, notamment pour des gens qui viennent d’un si bon air, comme je fais [comme moi]»[1]

Montaigne décide alors de fuir la région avec sa famille, ce qu’il fit pendant six mois. Il faut savoir qu’en cette même année débute ce que les historiens désignent comme la huitième guerre de religion, simplement appelée troubles à l’époque. De surcroît, en Gascogne comme ailleurs, sévissaient des bandes armées de pilleurs dits « picoreurs », qui profitaient du désordre général. Le terme actuel d’insécurité traduit mal la situation de Montaigne et de ses proches. À son retour dans sa propriété, en février 1586, Montaigne reprend la rédaction du livre III de ses Essais. Le chapitre intitulé «De la physionomie» contient une méditation nouvelle sur la perspective de la mort à la lumière de cette expérience. Montaigne y développe une position antithétique à celle d’un autre essai très antérieur, «Que philosopher c’est apprendre à mourir», paru dans le Livre I et composé probablement entre 1570 et 1572[2]

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Dans ce nouvel essai rédigé au décours de l’épidémie de Bordeaux, en 1585, Montaigne fait état de son admiration devant « la fermeté et la simplicité » des paysans de sa région et en particulier de ceux qui cultivent ses terres et sa vigne : «Tous se préparaient dans l’indifférence à mourir le soir ou le lendemain, avec un visage et une voix si peu altérés qu’ils semblaient avoir accepté cette fatalité, et que leur condamnation fût universelle et inévitable». Dans ce contexte d’une  confrontation immédiate à la mort, Montaigne souligne la nécessité de «suivre la Nature» plutôt que les discours sophistiqués, ce à quoi parvient facilement «cette masse de paysans frustes». À partir de cette observation, Montaigne repense la question, en  opposition nette avec ce qu’il écrivait antérieurement dans son essai du Livre I. Montaigne prônait alors une longue préparation à la mort par une méditation quasi-quotidienne : «Le but de notre chemin, c’est la mort ; c’est l’objet inéluctable de notre destinée», et c’est pourquoi nous pouvons nous dire : «n’ayons rien d’aussi souvent en tête que la mort : à chaque instant, que notre imagination se la représente». Dans le Livre III des Essais, l’auteur prend l’exact contre-pied : «Mais il me semble que si la mort est bien son terme, ce n’est pas le but de la vie. C’est sa fin, son extrémité, ce n’est pas pour autant son objet», et il ajoute : «La vie doit être elle-même son propre but, son dessein ; elle doit tendre à se régler, se conduire, se supporter. Savoir mourir n’est que l’un des nombreux articles que comporte le devoir essentiel de savoir conduire sa vie». Et il serait des plus légers si notre crainte ne lui donnait du poids. Méditer continuellement sur la mort est donc inutile et même nuisible, car «nous troublons la vie par le soin de la mort, et la mort par le soin de la vie».

 Si on examine de plus près le contenu des Essais, on remarque la diversité des références et leur emploi acceptant contradictions et paradoxes. Il y a des arguments épicuriens dès l’essai du Livre I, à dominante stoïcienne, et des éléments stoïciens dans l’essai du Livre III, où dominent les thèses épicuriennes et hédonistes. On sait que Montaigne, qui se décrit feuilletant ses livres un peu au hasard de sa bibliothèque, avoue philosopher «à sauts et gambades» ; on sait aussi que ses essais sont dictés à un secrétaire au fil de ses pensées, ce qui favorise un certain éclectisme, une écriture en demi-teinte et une insouciance fréquente à l’égard d’un esprit de démonstration. Cette méthode d’écriture met aussi en évidence les tensions psychologiques selon les périodes de sa vie et confirme l’intuition de Pierre Hadot selon laquelle «stoïcisme et épicurisme semblent bien correspondre à deux pôles opposés, mais inséparables de notre vie intérieure, la tension et la détente, le devoir et la sérénité, la conscience morale et la joie d’exister»[3].

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Illustrée de références à la philosophie antique, donc à l’ère préchrétienne, la position de Montaigne est bien peu religieuse et Pascal ne s’y est pas trompé qui estime qu’ «on ne peut excuser ses sentiments tout païens sur la mort». Montaigne s’inscrit en effet dans une tradition philosophique qui prend acte lucidement de la finitude de la vie humaine mais qui, en quelque sorte, la banalise et ne fait de la mort ni un mystère insondable ni un enjeu crucial, paraphrasant alors la célèbre Lettre à Ménécée d’Épicure. Cette orientation philosophique n’est pas isolée dans l’histoire de la pensée occidentale, puisqu’on la retrouve explicitement chez Spinoza et Nietzsche. Elle est présente chez des penseurs contemporains, que ce soit dans la philosophie de tradition continentale ou analytique. Il en est ainsi chez André Comte-Sponville, s’inspirant directement de Montaigne[4], chez Thomas Nagel[5] ou chez Ruwen Ogien, se demandant avec une pointe d’ironie et de provocation, alors qu’il est lui-même confronté à un cancer d’évolution fatale «que signifie exactement « se préparer à mourir »,  problèmes de notaire et de pompes funèbres mis à part ?»[6].  Pour ces différents auteurs, il ne s’agit pas d’ignorer ou de nier la finitude de notre existence mais d’une décision réfléchie de cesser de cultiver toute forme de fascination pour la mort.

Cette attitude argumentée n’a rien de commun avec l’occultation de la mort comme tendance dominante dans les représentations modernes dont certains anthropologues et historiens nous rebattent les oreilles. On voit resurgir, à l’occasion de la pandémie, une dénonciation d’un déni de la mort qui serait à la fois d’ordre psychologique, social et culturel, voire conceptuel. Il y a ici confusion entre au moins trois niveaux de réalités : la peur de mourir dont l’origine est notre nature biologique, les représentations sociales de la mort propres à chaque société et à chaque époque, et l’idée que chacun se fait de sa propre mort. Dans le sillage de cette caricature de la modernité, teintée parfois d’une certaine nostalgie passéiste envers les sociétés traditionnelles, s’engouffrent maints conseillers, mentors, guides, accompagnateurs et autres coachs qui tiennent à nous proposer, et parfois à nous vendre, un nouvel art de mourir.  

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Le Dr Paul Keeley, consultant en médecine palliative à la Glasgow Royal Infirmary, écrit à propos de l’actuelle pandémie : «Le fait d’avoir ainsi renoué avec la mortalité va peut-être nous inciter à nous interroger sur notre façon de mourir, en tant qu’individus et en tant que société. Nous devrions le faire. Mais dès que les pubs auront rouvert, il est probable que nous n’en ferons rien.»[7]. Ce médecin a tort d’envisager les plaisirs de la vie comme un obstacle à la pensée de la mort. Il sous-estime les capacités de discernement de nos contemporains, en reprenant à sa manière cette remarque de Montaigne dans son essai du Livre I : «Les gens vont et viennent, courent, dansent, et de la mort nulle nouvelle». À l’inverse, toujours avec Montaigne, mais avec le Montaigne tardif écrivant le dernier essai du Livre III, nous pouvons accepter la perspective de la mort tout en cultivant l’ensemble des joies de la vie : «Et pourtant, je me dispose à la quitter [la vie] sans regret. Mais comme quelque chose dont la nature est ainsi faite qu’on doit la perdre […] Il ne convient vraiment qu’à ceux qui se plaisent à vivre de mourir sans déplaisir».

Il doit être possible de nous interroger sur notre façon d’envisager la mort, d’en tenir compte dans notre existence et notre vie sociale, tout en décidant de lui tourner le dos et de retourner délibérément à ce qui remplit l’ordinaire de nos vies. Montaigne l’a admirablement formulé : «Je veux qu’on agisse, et qu’on allonge les tâches de la vie autant qu’on le peut ; je veux que la mort me trouve en train de planter mes choux, sans me soucier d’elle, et encore moins de mon jardin inachevé».  

[1] À Messieurs les jurats de Bordeaux, Lettre du 30 juillet 1585, in Montaigne, Œuvres complètes, Éd. Gallimard, Paris, 1962, pp.1393-1394.
[2] Que philosopher c’est apprendre à mourir est le chapitre 20 du Livre I des Essais dans l’édition de Bordeaux (1588) qui est celle de l’édition de référence de Pierre Villey (Éd. PUF, Paris, 1965) et le chapitre 19 de l’édition de 1595 sur laquelle repose l’adaptation en français moderne de Guy de Pernon (2008) disponible en édition numérique ; les citations proviennent de cette édition avec mention du paragraphe.  
[3] Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Éd. Albin Michel, Paris, 2002.
[4] André Comte-Sponville, Mourir guéri ?, in Impromptus, Éd. PUF, Paris, 1996, pp.73-96. 
[5] Thomas Nagel, La mort, in Qu’est-ce que tout cela veut dire ?, Éd. de l’Éclat, Paris, 1993.
[6] Ruwen Ogien, Mes Mille et une nuits, Éd. Albin Michel, Paris, pp.73-74. 
[7] Paul Keeley, Will coronavirus change the way we talk about death ?, in The Spectator, 14/05/2020, trad. Courrier International, 31/05/2020.

 

Jean-Claude Fondras

Médecin, Jean-Claude Fondras a exercé en milieu hospitalier comme anesthésiste-réanimateur, avant d'être responsable, pendant quinze ans, du service de traitement de la douleur et de soins palliatifs du Centre hospitalier de Bourges (France). Il est également docteur en Philosophie et membre du Laboratoire d’éthique médicale de l’université François Rabelais à Tours. Il a notamment publié Soins palliatifs (avec Michel Perrier, éd. Doin, 2004) ; La Douleur, expérience et médicalisation (éd. Les Belles Lettres, 2009) et Santé des philosophes, philosophes de la santé (éd. Nouvelles Cécile Defaut, 2014).

 

 

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