Le cinéma d’animation, un «pays des merveilles»?
ANALYSE : Comment les techniques propres au cinéma d’animation permettent-elles d’articuler rêve et réalité, enfantillages et gravité, harmonie et horreur, naïveté et dénonciation ? Tel le lapin blanc d’Alice, suivons Jean-Marc et François Goglin afin de découvrir la complexité d’un genre artistique trop souvent réduit à un monde merveilleux.
Docteur en philosophie (EPHE), agrégé d’histoire-géographie, diplômé en psychologie, Jean-Marc Goglin est professeur de lycée dans l’académie de Rouen et chargé de cours en histoire médiévale au Centre théologique universitaire de Rouen. Il a notamment publié La liberté humaine chez Thomas d’Aquin (Éd. TEL-CNRS, 2011).
Elève en classe d’hypokhâgne, François Goglin se destine aux métiers du cinéma et contribue aux sites collaboratifs Sens critique et Allo ciné.
«Par l’imagination nous abandonnons le cours ordinaire des choses. Percevoir et imaginer sont aussi antithétiques que présence et absence. Imaginer c’est s’absenter, c’est s’élancer vers une vie nouvelle.» écrit Gaston Bachelard dans L’Air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement. Le cinéma d’animation se construit sur une illusion de réalité par ses images qui, plastiques, façonnées, fabriquées, sont ancrées dans les puissances de l’imaginaire de son auteur. Cet imaginaire, intimement lié à la réalité mais cédant au songe et à la rêverie, est devenu à travers l’expression des images un refuge et un outil s’émancipant des lois filmiques habituelles : techniquement, avec l’animation, on peut faire ce que l’on souhaite. La technique change en se remettant constamment en question, mais l’idée d’une telle liberté d’expression artistique demeure si l’exploration des images animées enchante, le cinéma d’animation est-il pour autant un pays des merveilles ?
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Par «pays des merveilles», on pense évidemment au récit de Lewis Carroll où le fantastique s’immisce dans le réel de la jeune Alice, comme un film qui nourrit l’esprit du spectateur et qui attise les rêves et fantasmes, comme une animation qui se libère et qui crée ses propres codes. Mais chez Alice, ces «merveilles» tendent aussi bien vers l’onirique que l’horrifique et sont la promesse d’un mouvement donc d’un voyage : le passage d’une émotion à une autre. Le pays étant une communauté, un décor et une population, le spectateur y entre-t-il comme un étranger ? Y est-il accueilli ou rejeté ? Un pays entraîne une dynamique de défense de territoire, une volonté de préserver des valeurs face à d’autres qui ne sont pas en accord avec celles-ci. Faut-il considérer le cinéma d’animation comme l’outil du merveilleux à travers ses techniques et ses imageries, soit une force destinée à un public jeune par assimilation grossière car plus sensible à la beauté du rêve, ou est-il le territoire d’une population aussi belle que malade, et par conséquent destiné à un public plus averti ?
Le cinéma d’animation se construit sur l’évolution des techniques. Il naît en deux temps : premièrement avec le théâtre optique d’Émile Reynaud, puis avec l’invention du cinématographe. Les outils que l’on peut qualifier du réel sont mis au service de l’imaginaire, la création est limitée à l’imagination. Fantasmagorie (1908) d’Émile Cohl est le plus souvent considéré, à tort, comme le premier dessin animé de l’histoire du cinéma. Pour la première fois, la technique de l’image par image n’est pas utilisée pour créer des effets spéciaux mais pour raconter une histoire. Le personnage à l’allure clownesque se déplace dans un univers surréaliste et se soumet aux lois de la transformation. Il apparaît et disparaît aux grès du dessinateur comme il se métamorphose et reprend forme humaine. L’animation est devenue un voyage.
L’onirisme, la profusion ou l’absence de détails, les personnages imaginaires ou réalistes, les effets de surprise et les rires se sont développés pour faire de ce cinéma un pays de vie. Avant le cinéma d’animation, il y avait surtout les séries d’animation. Les premières étaient à destination d’un public familial et étaient inspirées des comic strips. Dès 1923, Walt Disney produit les Alice Comedies, aventures d’une jeune fille qui se retrouve dans un monde cartoonesque. Puis suivirent les Looney Toons de Tex Avery et autres joyeusetés. Le cartoon montre que le cinéma d’animation, alors en voie de perfectionnement technique, est basé sur la création de mouvement qui vient porter ce jeu autour de la réappropriation des repères culturels de l’humain. Les différences entre les personnages ont démontré qu’il était possible de donner une spécificité et une forme de réalisme à un être sans le besoin de préexistence d’un modèle dans le réel. Elles ont également su affirmer les caractéristiques de la technique en les confrontant au monde et à sa rationalisation de l’objet. Le cartoon a défini la liberté d’action de la matière.
Une re-présentation du réel
L’image animée a une esthétique d’amplification. Elle se transforme à l’infini sans que cela passe pour un effet de montage ou un effet optique. Elle donne à voir ce que l’on a envie de voir dans un but expressif. L’ouverture vers l’enfance réside dans cette transformation du personnage et de la narration. Les toons ont popularisé ce cinéma par leur immortalité, leur élasticité et leurs péripéties rocambolesques. Le Coyote dans la série Bip-Bip et Coyote (1990) est voué à subir les échecs de ses pièges : pièges à loups, explosifs, etc. Cela illustre néanmoins l’ingéniosité du cartoon dans la malaxation du corps et son immortalité réjouit les enfants. Les toons font partie des merveilles de l’animation et ont contribué à la réputation enfantine de ce pays qu’est l’animation. En effet, lorsque l’on pense au cinéma d’animation, ou dessin-animé, on pense à ce que regarde l’enfant à la télévision : les séries animées comme Les Zinzins de l’espace, La Famille Pirate, Les Ratz ou encore Shaun le mouton d’Aardman Animations.
Ce qui émerveille les enfants et les révèle au monde sont les émotions dues à des aventures hors du commun, à des personnages imaginaires et à des gags. Le cinéma d’animation est un instrument de l’enfance et une porte vers l’inaccessible : le bonheur de rêver. Pinocchio (1940) devient l’affirmation du pouvoir expressif de l’animation. Son visage s’écarte de la représentation habituelle du personnage avec des arrondis et des traits plus humains. Il transmet également la magie d’un désir d’affirmation : Pinocchio souhaite devenir un vrai petit garçon. Si le constat que l’être humain apparaît comme le modèle à suivre, en dépit de ses contradictions et de sa monstruosité, paradoxale avec ce désir, l’animation permet au spectateur de rêver par une magie omniprésente. L’adaptation du conte de Carlo Collodi par Matteo Garrone (2019) tend d’ailleurs à retranscrire cette magie en adoptant un ton premier degré à l’aide des maquillages et des animations donnant corps et matière à la poésie.
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Les adultes sont toutefois tout aussi concernés par les films d’animations pour enfants. Si Disney occupe tout l’espace publique, Pixar (qui est depuis le 24 janvier 2006 filial à part entière de la Walt Disney Company), Dreamworks, Ghibli et Laika cultivent également l’attrait pour ce cinéma grâce à leurs univers particuliers. Chez Pixar, les toons sont humanisés : ils ne sont pas soumis à la norme humaine mais sont les derniers porteurs d’une émotion oubliée par les humains. Ces histoires et ces personnages nous émeuvent à la différence près que les enfants s’abandonnent à eux tandis que les adultes les acceptent et y plongent.
Comme les jouets dans les Toy Story, dans To die by your side (2011) de Spike Jonze, les personnages des couvertures de livres disposés sur les étagères se réveillent lorsque la librairie ferme. Dans le court-métrage, une histoire d’amour naît entre Mina et le squelette de Macbeth. Les personnages ont une attitude humaine, des comportements humains ainsi que des sentiments. Sergueï Eisenstein écrit dans Walt Disney que «nous savons que ce sont des dessins et non points des êtres vivants, […] néanmoins : nous les percevons comme vivants, nous les percevons en actes et en comportements, nous les percevons comme existants et nous les supposons même comme pensants !» L’adulte retrouve l’enfant qu’il était tout en ayant une interprétation différente de l’image. Ainsi, l’animation tend vers l’émotion liée au rêve mais elle a également la capacité de traiter des sujets importants tout en gardant une nature divertissante : la critique malgré l’émerveillement. L’animation est un vecteur particulier de réflexion que cela soit par le procédé technique ou par l’histoire elle-même.
On vient d’abord voir un film d’animation pour son image. La technique émerveille : un film d’animation peut se faire à l’ordinateur, par dessin ou par peinture. La Passion Van Gogh (2017) est un film d’animation qui passe de l’image photographique à l’image peinte, à la manière de Van Gogh. Chaque plan a d’abord été tourné en prises de vues réelles avec de vrais acteurs, puis peint à l’huile par 91 artistes. Le cinéma d’animation est un pays des merveilles.
Les Hirondelles de Kaboul (2019) de Zabou Breitman et Eléa Gobbé-Mévellec raconte l’histoire d’un Afghanistan sous l’autorité des talibans, où l’oppression est devenue commune et où le rêve s’impose pour sortir d’une terrible réalité. En ce sens, l’animation du film est en accord avec son sujet. La peinture ne recouvre pas l’entièreté de l’image. Le monde est sans limite, il n’y a pas que la censure intellectuelle et la violence mais également un bonheur si l’on sort du cadre taliban. Le dessin reflète la liberté. Makoto Shinkai est dans une recherche visuelle pour reproduire à l’aide de l’informatique les mouvements infinitésimaux des gouttes de pluie ou des rayonnements solaires. Il se sert de la 3D pour une représentation particulaire du réel. Dans The Garden of Words (2013), Makoto Shinkai détaille précisément son image et se sert de ce qui n’est pas réel pour le retranscrire, et ce qu’il y a de plus réel et à louer est la Nature et le Temps.
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Ainsi le cinéma d’animation peut-il représenter le réel. Il n’est pas que fantaisie. Et le cinéma d’animation ne doit pas séparer l’enfance et le monde adulte. Il emprunte autant à la réalité fantasque des enfants qu’à la complexité des plus grands. Kirikou et la sorcière (1998)de Michel Ocelot est pour l’enfant un conte sur la bienveillance et la solidarité. Il est en revanche pour l’adulte, par l’histoire de la sorcière Karaba, la métaphore d’un viol collectif et traumatique. Le cinéma d’animation porte des émotions subtiles pour faire passer des messages. L’animation se politise. Certains films n’en font pas le sujet-phare, d’autres exploitent ce cinéma avec virulence. Fritz the Cat (1972) de Ralph Bakshi est révélateur d’une période contestataire des années 60 et du début des années 70, marquée en particulier par le mouvement hippie et la révolution sexuelle. Friz est un chat pervers, intellectuellement vide et en proie aux sensations fortes.
Le cinéma d’animation est le pays de personnages désinhibés et pornocrates. Ralph Bakshi critique également le studio de Walt Disney lors d’un plan de quelques secondes en montrant les ombres de Donald Duck, Daisy Duck et Mickey Mouse brandissant fièrement le drapeau américain face à des avions venus bombarder des révoltés. Dans Téhéran tabou (2017), Ali Soozandeh a choisi l’animation pour montrer une ville schizophrène déchirée entre rigueur religieuse publique et vies privées loin des contraintes. «Il aurait été impossible de tourner sur place, cela n’aurait jamais été permis, explique le réalisateur à 20 Minutes, installé depuis 1995 en Allemagne. L’animation m’a permis de contourner la censure.» Le cinéma d’animation est alors un pays des merveilles car il libère la parole.
Bien plus que de simples enfantillages
Les techniques changent en même temps que les frontières du cinéma d’animation se redéfinissent. Ces frontières sont menacées et contrastées, d’une part par la dépendance à la technologie, de l’autre par la situation du monde réel lui-même. L’Homme s’est imposé comme maître des choses. C’est ce que Disney a mis en scène par des animaux souhaitant être comme des hommes et les hiérarchisant entre espèces ; la Nature est à leur pieds. Certains films s’inscrivent dans cette volonté de contraster les choses. Le studio Ghibli est dans cette volonté de faire prendre conscience du désastre environnemental (qu’il soit dans les films d’animation ou dans le monde réel). Le cinéma d’animation permet d’accompagner une prise de position de l’auteur et de balancer le regard à travers des histoires plus fantastiques mais plus en prises sur une situation réelle. Princesse Mononoke (1997) de Miyazaki récapitule les figures de la gangrène et de la lèpre sur le corps humain à travers Ashitaka et sur la Nature elle-même. Contrairement à Pompoko (1994) qui dénonce clairement les agissements des hommes envers la Nature, le film porte sur un équilibre qui ne tient qu’à un fil, sur un pays qui se ronge lui-même.
L’Homme et la Nature doivent cohabiter afin de créer une harmonie. L’animal doit être ce qu’il est, l’Homme également, mais sans opposition et dénigrement. Si le pays est dominé par l’être humain, causant violences et rapports de force éthique et physique, le cinéma d’animation ne cesse de s’ouvrir au monde et sur les possibilités. Dans le film Le Congrès (2013) d’Ari Folman, Robin Wright se rend dans le monde des toons où tout est possible : modification du corps et du décor. Ari Folman ne cesse de se demander si l’illusion ne serait pas, au fond, préférable à l’insoutenable réel. Nous avons perdu la Nature par une surestimation de nous-mêmes et un entêtement à tout vouloir contrôler, nous avons également perdu notre identité dans le monde réel à cause d’une technologie qui nous prive de toute vie hors des frontières et des normes établies.
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C’est pourquoi le cinéma d’animation se centralise sur une nouvelle génération qu’il croit capable de redresser la barre. Dans The Iron Giant (1999) de Brad Bird, un enfant rêveur se lie d’amitié avec un robot géant et va le protéger de l’Homme qui souhaite en avoir l’emprise. Dans Kubo and the Two Strings (2016) de Travis Knight, c’est un enfant qui va protéger le monde avec l’aide de deux animaux guerriers. Dans L’Île aux chiens (2018) de Wes Anderson, un enfant est celui qui sauve le peuple canidé. Dans The Breadwinner (2018) de Nora Twomey, la jeune Parvana décide de se couper les cheveux et de se travestir en garçon afin de venir en aide à sa famille qui a été arrêtée par les talibans. La figure de l’enfant et celle qui paraît la plus sensible au désastre humain et environnemental. Le cinéma d’animation est un pays à reconquérir par une jeunesse plus attentive aux maux du monde.
Le cinéma d’animation n’est donc pas réservé qu’aux enfants, et s’il est poétique, n’est pas exclusivement merveilleux. Il s’est popularisé et s’est assombri ou orienté vers des expressions réservées aux adultes avec la volonté d’ébranler la standardisation du dessin animé. De plus, ce type de cinéma d’animation s’est éloigné du merveilleux et des contes épurés pour laisser place à l’organique et à la putréfaction. «Il y a les contes acceptables, genre Disney, avec tout mon respect pour le cinéma. C’est peut-être moins comme cela aujourd’hui, bien sûr, mais à l’époque où on a grandi, c’était… On avait le sentiment, comment dire, quand on castre un chien ou un chat cela leur enlève leurs attributs et cela devient fade. À l’origine, les contes n’étaient pas comme ça. Nous on veut des films avec du sang dedans.» confient les frères Quay à Tracks en mars 2020. Les frères Quay représentent l’horreur. Street of crocodiles (1986) capture l’essence de l’étrange et du cauchemar dans le cinéma d’animation, dans le sens où ce cinéma crée un monde étrange et pervers : des poupées dissèquent une autre poupée, la parole est remplacée par la mécanisation d’un mouvement répété.
La relation directe entre l’animation d’objets non organiques et le corps humain dérange. Le pays des merveilles est loin. Là où le cartoon se rapporte à l’immortalité et à l’incassable, le stop-motion se rapporte le plus souvent à une réflexion sur le macabre et la résurrection ainsi que sur le corps comme objet de violence. Le stop-motion stimule les sens et le corps-même du personnage. Les frères Quay n’embellissent pas l’objet, mais le rendent plus dérangeant. Ils transforment le corps et le meurtrissent, ils bouleversent l’enfance en amenant une poésie lugubre et des figures malades et inhumaines. Dans The Maker (2011) de Christopher Kezelos, une poupée (un lapin blanc, comme dans Alice au pays des merveilles) doit donner vie à une autre poupée avant que son temps ne s’achève : à la fin, la première poupée est réduite en poussière laissant la seconde seule. Le cinéma d’animation est un pays de rapports de force entre le créateur et sa création, entre le corps et l’objet, entre l’Homme et la Nature, le Temps et le corps. L’animation révèle les processus mécaniques complexes de la technologie qui sont devenus nos relations avec la Nature dans le monde moderne.
La mort hors champ
Ce même traitement caractérise la mort des personnages. Dans Akira (1991) de Katsushiro Ôtomo, le corps prend le dessus sur l’être humain. Tetsuo Shima est soumis à son organisme : il se transforme à la fin du film en matière musculaire et sanglante jusqu’à disparaître. Dans Fritz the cat, le corbeau Duke, joueur de billard de son état, reçoit une balle en plein cœur. Le sang gicle. Dans Les Feebles (1989), réalisé par Peter Jackson, un personnage en mange un autre vivant tandis que ce dernier crie. Dans le premier épisode de Babar (1989), la mère du petit éléphanteau est tuée par un braconnier. Son meurtre est au ralenti, la violence est amplifiée par les cris de Babar, perdue et cherchant sa mère. Il est déboussolé. La suite de l’épisode se concentre sur son deuil jusqu’à ce qu’il retrouve le braconnier et menace de le tuer. La mort, tantôt graphique tantôt édulcorée et hors-champ lorsque le film s’adresse à un plus jeune public, est pourtant omniprésente.
Le cinéma d’animation est un pays aussi bien de la vie que de la mort, à l’image de la réalité. Jan Švankmajer est un réalisateur surréaliste tchèque connu pour ses films d’animation dont le stop-motion devient le moyen de représentation de la putrescence, de la chaire en décomposition, une animation loin du merveilleux. Il a d’ailleurs réalisé une version d’Alice au pays des merveilles, démente et sanguinaire, consistant en une violence constante contre les objets inertes. Le meurtre de l’objet par sa dégradation inévitable et montée en accéléré est caractéristique d’un cinéma qui se réjouit de la liberté de l’animation. Un film d’autant plus représentatif de ce constat est Qui veut la peau de Roger Rabbit ? (1988) réalisé par Robert Zemeckis. Le monde des hommes se mélange au monde des toons, ces derniers sont tout aussi mortels. Si le meurtre ne correspond pas à celui de l’objet, il correspond à la chasse aux toons. Pour beaucoup, le film est un traumatisme de l’enfance : entre scènes de torture (un personnage de dessin animé est plongé vivant dans un bain d’acide), simulation de scènes de sexe et alcoolisme.
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Le cinéma d’animation peut également s’inscrire dans la provocation et renverser les codes habituels. Ce fut le cas dès les années 1910 avec des comics strips sans continuité scénaristique et ayant seulement pour but de divertir. Eveready Harton in Buried Treasure (1928) est considéré comme le premier dessin-animé pornographique au monde. Le personnage principal est doté d’un pénis surdimensionné et autonome. La simple situation-prétexte suffit à décliner les gags et le sacrilège : l’homme ne parvenant pas à pénétrer la jeune femme doit au préalable extirper de son vagin un réveil, une chaussure à talon et un crabe, tandis qu’un autre pénètre un âne.
Dans les années 1970, les films d’Eiichi Yamamoto ont déstabilisé la production d’animation. Les Mille et Une Nuits (1969) est le premier film d’animation à caractère érotique de l’histoire du Japon. Deux autres films s’inscrivent dans cette volonté d’érotisation onirique destinée à un plus large public : Cleopatra (1970) et Belladonna (1973). Ce sont les qualités visuelles, plus que les histoires, qui suscitent l’intérêt et l’adhésion. Le style est très figuratif et l’esthétique proche du cinéma avant-gardiste : les idées fusent, les scènes de sexe n’ont que pour limite dans leur caractère la créativité de l’auteur. Les étreintes physiques fusionnent pour transformer les corps en symboles et en expressions dans un mouvement psychédélique propre à la rêverie d’un acte bestial mais artistique, d’une libération des sens par une séparation nette entre le corps et le décor ; un élan dans la nuit pour vivre les mille et une merveilles.
Un parfum de scandale
Dans Belladonna, le viol de l’héroïne au début du film est représenté par son corps se déchirant en deux. Une coulure rouge vif délimitée par ses jambes écartées alterne montée et descente le long de son ventre. South Park le film (1999) réalisé par Trey Parker rentre pour sa part dans le Guinness des records comme le film d’animation le plus obscène jamais réalisé avec plus de 221 actes de violence et 399 jurons. D’autres films ont suivi cet exemple de gratuité comme le satirique The Haunted World of El Superbeasto (2009) de Rob Zombie, qui n’a pour objectif que de divertir et qui, a sa sortie en DVD, fut interdit aux moins de 18 ans aux États-Unis pour sa violence et ses scènes de sexe explicites.
Le plus bel exemple de renversement dans le cinéma d’animation serait tout de même Sausage Party (2016) de Seth Rogen et Evan Goldberg qui narre l’histoire de produits alimentaires menacés par la consommation humaine. Un film en apparence destiné à un public familial mais ce sont les compères Seth Rogen et Evan Goldberg qui sont derrière le projet. Habitués au politiquement incorrect, ils ont scandalisé dans une séquence finale où une sexualité libérée et communautaire (le titre du film n’en est que plus provocateur) devient le point d’ancrage d’un cinéma d’animation résolument pas adapté aux plus jeunes. Le cinéma d’animation repousse les frontières, empiétant néanmoins sur d’autres territoires, pour élargir la liberté du pays. C’est la population qui doit désormais suivre.
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Finalement, le cinéma d’animation est-il un «pays des merveilles» ? Il l’est pour les créateurs qui repoussent les limites de la créativité. Un dessin à la main n’a pas le même impact sur le regard que du stop-motion ou de l’animation 3D. L’animation permet l’écriture de nouvelles histoires fantasques, obscènes, où les codes et les lois de la réalité sont bousculés. La réalité devient celle du spectateur à travers la conception des décors et des personnages. Le cinéma d’animation dépend donc de la mise en forme et est le lieu de la représentation. Certains spectateurs peuvent entrer plus facilement dans l’univers des films d’animation japonais et rester à l’entrée du territoire épuré des films Disney. Le cinéma d’animation regorge de créatures différentes : aguicheuses comme Betty Boop, terrifiantes comme Oogie Boogie, envoutantes comme Paprika, touchantes comme Ernest. En ce sens, pour les personnages, le cinéma d’animation est un pays des merveilles à défaut d’être un pays du merveilleux car il peut représenter le réel. Certains personnages sont conduits au bonheur, d’autres meurent et tombent dans l’oubli.
Docteur en philosophie (EPHE), agrégé d'histoire-géographie, diplômé en psychologie, Jean-Marc Goglin est professeur de lycée dans l'académie de Rouen et chargé de cours en histoire médiévale au Centre théologique universitaire de Rouen. Il a notamment publié La liberté humaine chez Thomas d'Aquin (Éd. TEL-CNRS, 2011).
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