La vie, seul impondérable qui nous reste
TRIBUNE : A l’heure de l’épidémie de coronavirus, que ce soit en matière sanitaire ou économique, nous n’obéissons plus qu’à un seul impératif, bien formulé par Emmanuel Macron : «Quoi qu’il en coûte». L’humanité est réduite à s’adapter au pire, regrette le philosophe Sylvain Pasquali qui estime que nous acceptons notre nouveau sort car nous le croyons temporaire et conjoncturel. Est-ce vraiment le cas ?
Professeur agrégé de philosophie, Sylvain Pasquali enseigne au lycée Marc Bloch et au lycée international des Pontonniers, à Strasbourg. Membre de l’association la philosophie «Hors ses murs», il a également collaboré à la revue CUT pendant plusieurs années.
Le confinement décidé par le président de la République, en mettant à l’arrêt des secteurs entiers d’activité, rappelait le primat du biologique sur l’économique. Il fallait protéger les Français, notamment les plus fragiles, «quoi qu’il en coûtât».
Une fois l’épidémie temporairement jugulée par le confinement, l’attention du gouvernement s’est naturellement tournée vers l’ampleur de la crise économique. La relance économique apparaissant à son tour comme vitale, il fallait la soutenir, à nouveau quoi qu’il en coûtât. Quitte à faire exploser massivement la dette publique, et avec elle tous les principes ordo-budgétaires qui avait guidé les politiques économiques françaises et européennes depuis des décennies.
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Il ne s’agit donc plus, dès lors, de faire jouer le primat du biologique contre les intérêts économiques, mais de composer avec deux impératifs de salubrité publique, sanitaire et économique. Il faut protéger les Français et du virus et de la très grande pauvreté.
Le télétravail apparut évidemment comme une solution, puisqu’il maintient l’activité économique tout en la soustrayant à la socialisation inhérente au travail en présence réelle, vecteur de contamination. Si la présence réelle du travailleur fut immédiatement reconnue comme nécessaire pour un certain nombre de tâches (soigner les malades, transporter les marchandises, ramasser les ordures…), le cas de l’enseignement est significatif : d’abord mis au télétravail, les enseignants doivent à présent regagner physiquement les classes, non parce que l’enseignement à distance est moins bon – ce qu’il est effectivement – mais parce que la présence en classe des jeunes est la condition de la remise au travail de la population active.
Atteinte au visage humain
L’école, qui avait été identifiée en mars comme le principal vecteur de l’épidémie (les écoles ont fermé avant les bars et les discothèques, avant que le confinement général ne soit décrété), est maintenant regardée comme vitale économiquement. Il s’agira alors d’ouvrir l’école «coûte que coûte», en refusant de faire jouer l’impératif sanitaire contre les impératifs économiques. Les écoliers et les professeurs retourneront donc en classe, mais tout le monde sera masqué, le gel hydroalcoolique abondera et la vigilance sanitaire battra son plein.
Si l’on peut douter de l’efficacité d’un tel protocole sanitaire, les professeurs et les parents d’élèves qui s’en inquiètent se trompent peut-être de combat. En effet, le coût de cette mesure ne saurait être placé sur le plan de la survie, puisqu’elle est au contraire la parade au danger qui pèse sur la survie économique du pays, compte tenu du virus. Encore une fois, on ne peut plus opposer l’économique au sanitaire, car l’économique est vital.
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En prétendant résoudre la contradiction du sanitaire et de l’économique, ce protocole sanitaire déplace le coût de la crise sur le plan symbolique et civilisationnel. Le port du masque porte atteinte, cela va sans dire, au visage humain. Un cours a pour but d’éclairer les visages, et cela suppose évidemment que la parole professorale soit incarnée, et non visuellement muselée. Réduit au rang de gardes chiourmes, de transmetteur purement fonctionnel de connaissances aseptisées, le professeur n’aura définitivement plus d’autre autorité que celle de la police.
L’éducation nationale n’est pas seule à devoir assumer le coût civilisationnel de la crise. L’obligation du port du masque, étendue à tous les travailleurs, est en passe d’être élargie à tout l’espace public. Dans l’antiquité grecque, le travail était l’activité privée par excellence, au sens où il relevait de l’administration du foyer, l’oikos, qui a donné son nom à notre mot «économie» (oikonomia). Les femmes, les esclaves, n’étaient pas citoyens, n’avaient pas droit de cité sur l’agora. Se distinguant nettement du politique, l’économique n’était conçu que comme sa condition de possibilité. La grandeur de la modernité, s’il en est une, est bien d’avoir perçu la dignité civilisationnelle du travail. Le travail cesse d’être uniquement perçu comme la production de richesses ou l’effort de survie, pour être regardé plus fondamentalement comme un principe civilisateur. Par le travail, le travailleur accède à son humanité et s’inscrit comme sujet dans l’espace civilisationnel. Si le travail aliéné est bien celui qui empêche le travailleur d’accéder à son humanité, nous avons aujourd’hui affaire à l’apparition brutale d’une nouvelle forme d’aliénation du travail. Masqué, le travail réduit le travailleur à une pure fonction bioéconomique, et l’apparente par là à l’esclave de l’antiquité. Pour paraphraser Marx, le travail masqué est l’esclavage moderne.
Mépris des morts
L’espace public, intégralement masqué, n’est plus un lieu où les visages se donnent à voir les uns aux autres. Cette comparution des visages, lumière native et involontaire de l’agora, interdit le port de la cagoule dans les manifestations ou le port du voile intégral dans la rue. Il faut donc se rendre à ce constat : le masque sanitaire ne sécurise l’espace public qu’en le détruisant.
Reste à savoir si l’on peut comparer le coût symbolique, politique, civilisationnel de la crise actuelle à son coût bioéconomique. La politique menée indique clairement que la valeur symbolique est secondarisée par rapport à la valeur de la vie. Ainsi, par exemple, les mesures de protection des vivants se sont accompagnées d’un mépris de l’accompagnement symbolique des morts. Jusqu’où notre attachement à la vie peut-il justifier nos abandons de l’ordre symbolique qui nous donne parole et visage humain ? La réponse à cette question a été donnée par le président : il fallait protéger les français «quoi qu’il en coûtât». Symboliquement s’entend, pouvons-nous à présent compléter.
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Pourquoi la pilule passe-t-elle si bien ? Parce que nous regardons peut-être la vie comme le seul impondérable qui nous reste : les dieux ont disparu ; le symbole est devenu relatif ; et la nature humaine, plastique et malléable, doit s’adapter aux seules réalités biologiques : nous arriverons bien à être humains sans visage ; nous serons simplement humains autrement. C’est pourtant une bien maigre consolation que de constater que l’humanité s’adapte au pire, notamment par le renoncement. Ce qui fait accepter un tel renoncement symbolique, c’est en vérité qu’on le pense conjoncturel et provisoire : l’espoir d’un vaccin, d’un retour à la normale, est dans tous les esprits. Si l’on peut à bon droit s’inquiéter des habitudes contractées pendant cette parenthèse sanitaire, d’une adaptation pérenne à un mal provisoire, le problème nous paraît plus immédiat : la politique sanitaire menée actuellement atteste dès à présent de l’immense supériorité, dans nos esprits, du vital sur le symbolique, de l’économique sur le civilisationnel. Cette supériorité se mesure notamment par le traitement médiatique qui a été réservé en France à la manifestation anti-masques qui vient d’avoir lieu à Berlin, massivement décrite comme celle d’un ramassis de conspirationnistes, de nazis et d’esprits sectaires. Il s’agit donc de présenter ces manifestations comme exclues du sain débat politique, alors que la question qu’elles soulèvent est en vérité des plus fondamentales, et constitue peut-être le principal enjeu politique du moment.
Professeur agrégé de philosophie, Sylvain Pasquali enseigne au lycée Marc Bloch et au lycée international des Pontonniers, à Strasbourg. Membre de l’association la philosophie «Hors ses murs», il a également collaboré à la revue CUT pendant plusieurs années.
Commentaires
Quelques remarques sur ce texte que j’apprécie bien par certains côtés…
Pour la manifestation anti-masques à Berlin et son traitement dans les médias français (traitement que je ne suivrai pas car j’ai abandonné les « actualités » et les « nouvelles » depuis un certain temps déjà…), je suppose que le sentiment général de bon nombre de Français sur cette question peut être énoncé ainsi : « Il n’est pas RAISONNABLE OU PRUDENT de se déplacer sans un masque compte tenu du risque possible pour soi et pour les autres. » Ne pas porter de masque serait une infraction portée au « raisonnable » et « prudent » tombant sur le jugement d’irresponsable ou pire encore, criminel. Il me semble que la tendance générale va vers la sécurisation à tout prix de nos vies… BIOLOGIQUES, réduites à leur enveloppe corporelle et ses pièces détachées, en laissant de côté nos « coeurs » et nos « âmes » (mais c’est quoi ça ??) comme des invisibles auxquels nous n’accordons aucune foi. Pourtant, il y en a un qui a dit il y a fort longtemps maintenant que nous ne vivons pas que de pain, mais d’un au-delà du pain. Il avait une vision assez réaliste du coeur humain.
Pour le travail, je trouve le dossier bien plus complexe. Avant l’épisode du Corona virus, le travail était déjà en danger comme activité susceptible de donner du sens à l’être humain en l’occupant vers un but.. NOBLE ? Le danger étant que si le travail n’est plus une activité occupant l’être humain d’une MANIERE noble et vers un but noble (et valorisé par le corps social comme noble…) il tombe en esclavage sans même qu’on puisse voir les… « mâitres » ou seigneurs, et même sans que les.. « maîtres » et « seigneurs » se reconnaissent comme tels ! LOL. (Mais comme j’ai déjà dit maintes fois ici, un peuple qui crie « ni Dieu ni Maître » à tue-tête s’expose au risque d’une grande inconséquence à long terme, et passe à côté des subtilités du problème de la liberté dans son intrication avec… l’esclavage. Depuis quand le service n’est-il QU’un esclavage, même s’il comporte des contraintes ?…)
De là on voit peut-être la très grande… perversion de l’esprit moderne : estimer que le travail MONNAYE puisse confèrer un statut nécessaire et suffisant pour donner une reconnaissance sociale et garantir la noblesse du travail pour le travailleur et la société. S’imaginer que le fait de rémunérer le travailleur avec de l’argent sera suffisant pour faire disparaître le spectre de l’esclavage. Cette équation permet de comprendre le moteur de la modernité qui, en faisant entrer de plus en plus d’activités dans la sphère marchande, faisant disparaître ainsi des lieux AUTRES que la sphère marchande par la même occasion, nous mène droit vers l’esclavage, au fur et à mesure que l’Homme subodore l’intérêt… partout. (Plus on met les oeufs dans le même panier, plus le panier risque de casser sous le poids, et laisser tomber et casser TOUS LES OEUFS. Logique.)
Pour le statut des femmes… travailleuses dans la maison, on pourrait se demander combien ça coûte de faire disparaître au moins UN lieu d’où le travail monnayé et son cortège seraient exclus, et ce que ce statut.. nécessairement ? invisible fait pour instituer le domaine PUBLIC conjoint au domaine privé (et intime). Et si… le domaine « public » ne pouvait vouloir dire, avoir un sens, que par rapport à ce qu’il n’est pas ?…Dans ce cas de figure, le sens du mot « domestique » serait le nerf de la guerre en ce moment. Il est à examiner attentivement. (Un coup d’oeil rapide permet de voir que la valeur du « domestique » n’est pas élevée en ce moment…)
La dernière fois que j’ai regardé, je n’ai pas vu un monde où TOUT serait/pourrait être… visible, et ce n’est pas.. réaliste d’imaginer qu' »on » pourrait créer ce monde par notre simple (et folle…) volonté de le faire…
Cette semaine j’ai discuté avec une femme d’un certain âge qui me prêchait le souverain bien de l’indépendance financière pour les femmes, mais… il serait.. FOU d’imaginer que l’indépendance financière résume la liberté pour l’Homme, y compris la gente féminine…
par Debra - le 6 septembre, 2020
J’avoue mon incompréhension de la société qui nous est proposée aujourd’hui. D’un côté nous montrons un haut degré de civilisation en faisant passer la protection de la vie des plus fragiles avant l’économie. De l’autre, nous jouons aux apprentis sorciers avec cette vie, en fabriquant, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des enfants délibérément sans père ou sans mère. Quelle est la cohérence entre ces deux choix ?
par Philippe le Corroller - le 6 septembre, 2020
Bonjour. C’est un philosophe qui s’exprime.Et sa réflexion semble porter ,notamment, sur le coût d’une pandémie. Il me semble que cette reflexion est insuffisante ,qu’elle est floue vu que peut-être nanti de quelques compétences en Économie il ignore allègrement le fait Financier…. Malheureusement, de nos jours,la politique des pays occidentaux se fait à la Corbeille… Ce que révèle,montre et démontre ,le cours de cette pandémie, c’est l’envol irrésistible de la »valeur » des actions d’Apple,Amazon,Tesla,etc… C’est à quel point l’ultralibéralisme pourrit le capitalisme et notre quotidien. Quel que soit le COÛT ,les zoonoses,les pandémies, qu’ils poussent à créer, il faut que les fonds de pension d’Arabie Saoudite ou de Norvège et les actionnaires tout aussi lémuriens remplissent leur tonneau de Danaïdes ! Apple « devrait » payer totalement ses impôts….Tous ces gains financiers devraient compenser les pertes des PME durant la pandémie … Mais non : on va s’arranger avec la notion mensongère au niveau Étatique de « dette » et puis c’est le quidam citoyen qui devra payer ! Que le quidam aille au boulot malgré la pandemie puisque la Corbeille le veut ! On augmente le nombre d’élèves par classe, et celui des contractuels pour plaire à une finance malade …On augmente la flexibilité du travailleur et les media ecourtent son temps de reflexion… S’il veut appréhender correctement les réalités de son époque, et non pas se contenter d’agiter dans le vide son chapeau d’agrégé notre philosophe ne doit pas faire l’économie d’une réflexion sur l’autonomie mortifère du monde financier
par Candide - le 7 septembre, 2020
Ancienne étudiante à l’école des arts décoratifs, et amie de Sylvain Pasquali, je cherche à le contacter pour lui poser quelques questions sur le plan professionnel. J’ai perdu ses contacts ( mail et autres) et je suis obligé de passer par des sites divers et variés pour le retrouver.
Habitant sur Paris, et de passage à Strasbourg du 18 au 25 février, j’aimerais beaucoup revoir Sylvain et prendre de ses nouvelles.
Je vous remercie de votre attention.
Barbara Martinez
Colloc de la smala rue des Juifs…
par Martinez Barbara - le 9 février, 2022
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