Pascal, penseur grandiose de la petitesse humaine
ANALYSE : Pascal est à la fois un grand scientifique, un grand philosophe et un grand croyant. Comment est-ce possible, se demande le co-rédacteur en chef d’iPhilo, Sylvain Portier ? Philosopher, c’est tout remettre en question, alors qu’avoir la foi, c’est croire sans avoir besoin de preuve. Être scientifique, c’est juger que le vrai est forcément rationnel et démontrable, alors qu’être croyant c’est se fier à son cœur. Pascal parvient à dépasser ces contradictions, une prouesse qui permet de saisir pourquoi il a tant insisté sur le caractère dérisoire de l’existence humaine.
Docteur en philosophie, Sylvain Portier est professeur de lycée en Loire-Atlantique, conférencier et rédacteur en chef d’iPhilo. Il a notamment publié Fichte, philosophe du Non-Moi (Éd. L’Harmattan, 2011), Philosophie, les bons plans (Éd. Ellipses, 2016) et Philosophie, contrôle continu (Éd. Ellipses, 2014 et 2020). Il a réalisé des conférences pour les Éditions M-Éditer. Un compte philosophique Instagram peut être suivi.
Blaise Pascal naît le 19 juin 1623 à Clermont (aujourd’hui Clermont-Ferrand) dans une famille auvergnate bourgeoise. Il perd sa mère alors qu’il n’a que 3 ans. Son père, très intéressé par les sciences et les mathématiques, était conseiller du roi et fréquentait de nombreux intellectuels, dont un certain René Descartes. En 1631, il décide de partir avec ses enfants à Paris et de les éduquer lui-même. Il remarque rapidement d’extraordinaires dispositions intellectuelles chez Blaise. À 11 ans, celui-ci compose un court Traité des sons et aurait démontré la 32e Proposition du Livre I d’Euclide concernant la somme des angles des triangles. Les travaux de Pascal en géométrie sont si précoces que Descartes, en voyant l’un de ses manuscrits, aurait cru qu’il était de son père. À 18 ans, il commence le développement d’une machine à calculer capable d’effectuer des additions et des soustractions – ce que l’on appellera la pascaline. Il est également à l’origine de l’invention de la presse hydraulique qui s’appuie sur le principe aujourd’hui dit de Pascal. On lui attribue également l’invention de la brouette et du haquet.
Il réalise des expériences sur le vide à la suite des travaux de Torricelli. De 1646 à 1654, il travaille sur la question de la pression atmosphérique afin d’établir une théorie générale de l’équilibre des liquides. Il s’intéresse également au calcul infinitésimal et ses recherches arithmétiques menées dans le Traité du triangle constitue une importante préparation au travail de Leibniz. Dans De l’Esprit géométrique, il développe enfin une théorie de la définition qui ouvrira la voie à de riches réflexions épistémologiques sur ce que sont les axiomes et les définitions en géométrie. En 1655, sont publiées Les Provinciales, un ensemble de lettres qui défend notamment la position des Jansénistes contre les Jésuites et les Dominicains (thomistes) sur les questions de la grâce et de l’autorité légitime en matière de religion. Voltaire jugera d’ailleurs que Les Provinciales sont «le meilleur livre qui est jamais paru en France».
«Tout ce qui est l’objet de la foi ne le saurait être de la raison.»
Il opte pour un style de vie ascétique, même s’il goûte à la vie mondaine des intellectuels de son époque. Son père, fervent chrétien, lui laisse cet adage, qui n’est pas sans faire penser à certaines formules des Pensées de Pascal : «tout ce qui est l’objet de la foi ne le saurait être de la raison». À la mort de son père, il s’oriente de plus en plus vers la contemplation religieuse et devient mystique. Il ne souhaite toujours pas se marier ni avoir d’enfant. C’est le 23 novembre 1654, entre 10h30 et minuit et demi, que Pascal vit une expérience mystique intense, la dite Nuit de feu. Il la décrit dans une brève note que l’on appelle le Mémorial, dont voici un extrait représentatif :
«Depuis environ dix heures et demi du soir jusques environ minuit et demi. Feu. Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude, certitude, sentiment, joie, paix. Dieu de Jésus‑Christ. Je l’ai fui, renoncé, crucifié. Je m’en suis séparé. Que je n’en sois jamais séparé ! Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Évangile. Renonciation totale et douce.»
Il coud soigneusement ce document dans son manteau et le transfère lorsqu’il change de vêtements. C’est l’un de ses serviteurs qui le découvrira par hasard après sa mort. Suite à cette bouleversante expérience religieuse, il décide de loger dans le plus ancien des deux couvents de Port-Royal pour une retraite de quinze jours. Il y séjourne ensuite souvent.
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C’est dès ses 18 ans que Pascal commence à avoir de grands soucis de santé, notamment des migraines, des problèmes de circulation du sang et des perturbations du système nerveux. En 1662, cet état de santé s’aggrave, et il est de plus en plus sujet aux maux de tête – son autopsie révélera de graves problèmes abdominaux et des lésions cérébrales. Il ne peut donc pas achever l’écriture de son texte théologique le plus important, Apologie de la religion chrétienne. À sa mort, de nombreuses feuilles sont retrouvées lors d’un tri et sont regroupées sous le titre de Pensées. Elles sont publiées pour la première fois en 1670 et leur succès est immédiat. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que le philosophe Victor Cousin en publie la version complète dont nous disposons.
Sa notoriété n’a d’égal que les hommages qui lui seront faits. On peut par exemple citer le concours de mathématiques Pascal, qui est ouvert à n’importe quel élève du Canada de moins de 14 ans. En informatique, Pascal est un langage de programmation nommé ainsi en sa mémoire. Un cratère lunaire porte également son nom, et la Banque de France a émis un billet de banque de 500 francs à son effigie. Cela ne manque d’ailleurs pas d’ironie lorsque l’on connaît l’importance qu’il accorde à la foi et à la spiritualité, tout en fustigeant le matérialisme, le consumérisme bourgeois et la tendance humaine au narcissisme ! En 2017, le Pape François a évoqué à son sujet la possibilité d’une procédure en béatification.
Les diverses dimensions de la misère humaine
Contre celui de Descartes, le projet de Pascal est de montrer le désordre, la confusion de la totalité du monde extérieur et intérieur : «J’écrirai ici mes pensées sans ordre et non pas peut-être dans une confusion sans dessein. C’est le véritable ordre et qui marquera toujours mon objet par le désordre même.» (Pensées, fr.532). L’on retrouve une idée proche chez Montaigne et chez Nietzsche, dont l’émiettement de la pensée présentée sous forme de fragments et d’aphorismes n’est pas séparable de la conception même qu’ils se font du monde et du pouvoir du langage. Plus précisément, le fil rouge de l’œuvre de Pascal est un dénigrement de tout ce qui pourrait faire la grandeur de l’homme. Nous en expliquerons les raisons profondes plus tard. L’on pourrait même parler d’une sorte de déconstruction existentielle, cette attaque se faisant sur plusieurs fronts. Tout d’abord, l’ego qui, rappelons-le, est le pilier de la philosophie de Descartes : Pascal explique bien en quoi ce prétendu ego, ce moi est un fantôme, une substance insaisissable. Cela a bien sûr des répercussions métaphysiques, mais aussi tout simplement humaines.
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En effet, si le moi se dérobe, cela signifie que je ne suis pas autre chose que ce que Pascal appelle des «qualités empruntées» : mon intelligence, ma beauté, ma gentillesse, ma culture, ma patience, mes connivences sociales avec telle ou telle personne… Tout cela, je ne le suis pas réellement : si j’étais né ailleurs, ces qualités seraient très différentes, et je ne les conserverais peut-être pas toujours. Plus profondément, lorsque l’on veut être aimé, on veut précisément ne pas l’être pour ses qualités contingentes, mais pour soi-même :
«Celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.» (Pensées, fr.41).
Après avoir ruiné le soi, Pascal s’attaque aux différentes facultés de celui-ci : la perception, la conscience, l’imagination et la raison. Or, force est de constater que la perception n’est pas fiable et que le monde est tellement vaste que notre petite perception nous masque l’infinité et la complexité de l’univers. C’est en ce sens que pour montrer également la petitesse de l’homme face au monde, Pascal écrira : «le silence éternel des espaces infinis m’effraie» (Pensées, fr.206). La Nature est bien sûr également fascinante, mais elle nous ramène tout de même à la misérable échelle, à la «disproportion de l’homme» dans le domaine de ce que nous pouvons prétendre avoir vu et connaître, à la fois individuellement et au plan global de l’humanité. Schopenhauer rejoindra sur ce point le diagnostic pascalien en soulignant que le fait que l’homme soit doté d’une conscience de soi, qu’il puisse se percevoir lui-même en train de percevoir le monde n’est pas non plus une marque de grandeur mais, au contraire, ne fait que redoubler son malheur : il est non seulement un être dont la puissance intellectuelle et physique est réduite, mais il le sait et peut s’en affliger. C’est le sens de la célèbre métaphore du «roseau pensant» selon laquelle «l’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant», Pascal en concluant que nous devons prendre soin de bien méditer notre condition, «toute notre dignité [consistant] donc dans la pensée» (Pensées, fr.113).
De même, l’imagination est souvent trompeuse et nous fait croire en de nombreuses choses irréelles ; elle est «une maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours» (Pensées, fr.78). Certes, l’imaginaire est une féconde source de création et de plaisir, par exemple en art, et Gaston Bachelard, au XXe siècle, consacrera une très belle œuvre à ce thème et à celui de la rêverie, à partir des quatre éléments naturels que sont la terre, l’air, l’eau et le feu. Mais l’imagination est aussi cette «folle du logis», selon l’expression pascalienne, qui est capable de nous fait croire n’importe quoi, que ce soit dans la vie courante ou en philosophie. Et ce pouvoir mystificateur agit non seulement sur un plan intellectuel mais aussi sur un plan social, puisque nous avons une tendance à survaloriser par exemple un costume ou des titres institutionnels car nous imaginons que cela a une véritable valeur. En ce sens, l’imagination est «cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer» qui «dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands», ce qui revient à dire qu’elle «dispose de tout, fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout du monde» (Pensées, fr.78). Ainsi, ceux qui parviennent à utiliser son pouvoir sont-ils plus à même de plaire à l’opinion, et nombre de discours totalement incohérents ont plus d’effet sur le peuple que des discours rationnels, car ils cristallisent davantage son imaginaire. Pascal donne l’exemple d’un magistrat et d’un prêtre, qui sont persuasifs (à défaut d’être convaincants) car leur charisme, leur assurance, leurs vêtements, etc. font que tout le monde imagine qu’ils ont de bonnes raisons d’affirmer ce qu’ils affirment. Les grands orateurs, notamment en politique, le savent bien. À l’inverse, il suffit qu’une personne, qui tient pourtant un discours rationnel, soit enrouée ou «mal rasée» pour qu’on ait de lui une mauvaise image et qu’on ne l’écoute pas. Il va ainsi de tout chez les hommes, qu’il s’agisse de ce que nous pensons être juste, beau ou capable de nous rendre heureux : nous y croyons parce que nous en avons une certaine image, construite par notre vie en société et notre culture, et que nous prenons comme guide.
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Enfin, Pascal le sait fort bien puisque c’est un grand scientifique, la raison peut être source de vérité. Son pouvoir n’en a pas moins des limites, et l’ignorer serait faire preuve d’une vanité et d’une impudence qui, sans que l’on s’en rende compte, aggraverait la misère de notre condition. C’est d’ailleurs aussi pourquoi il rejette les prétendues preuves de l’existence de Dieu ou de la survie de l’âme après la mort, avancées par des théologiens comme Anselme et des philosophes comme Descartes, qu’il va jusqu’à qualifier d’une formule dont la violence restera célèbre : «inutile et incertain» (Pensées, fr.887). D’une part, la raison est incapable de fournir de telles démonstrations de façon rigoureuse ; d’autre part, le Dieu dont il est ici question n’est, pour Pascal, qu’une abstraction intellectuelle, ce qu’il nomme «le Dieu des philosophes», et non pas le vrai Dieu que nous devons rechercher et pouvons, cette-fois, trouver :
«Tous ceux qui ont prétendu connaître Dieu et le prouver sans Jésus-Christ n’avaient que des preuves impuissantes.» (Pensées, fr.189) ; «Il est non seulement impossible, mais inutile de connaître Dieu sans Jésus-Christ.» (Pensées, fr.191).
En ce sens, Pascal est totalement aux antipodes du scientisme et du positivisme qui se développeront à la fin du XIXe siècle et feront l’apologie du pouvoir de la raison et de la science, dans laquelle ils verront la marche d’un véritable progrès historique de la connaissance et de l’humanité même de l’homme.
Le «divertissement» et la conversion à Dieu
Incapacité de l’homme à être heureux en réalisant ses désirs ou en ne les réalisant pas. Rôle de l’imagination qui aggrave cette situation. L’homme fuit non seulement les questions métaphysiques profondes mais l’inaction, car il ne supporte pas de s’ennuyer. Il serait ici possible de faire un parallèle avec les analyses de «l’ennui» faites par Heidegger dans ses Concepts fondamentaux de la métaphysique, où celui-ci est décrit comme n’étant pas la simple expérience du temps qui semble long mais, plus profondément, celle d’une totale indifférence aux choses, d’un vide proche de «l’angoisse» qui nous éveille à l’existence du Néant. Dans l’ennui, il ne se passe rien et je peux méditer sur le fait même que rien ne se passe – sauf le temps lui-même dans une sorte de vide temporel, de suspension existentielle. J’éprouve alors un sentiment grave et une perte de sens qui peut devenir aussi vertigineuse qu’angoissante et, lorsque l’ennui cesse, si c’est bien là une libération, je peux continuer de me dire que ce que j’ai ressenti lorsque je m’ennuyais continue d’être vrai : tout, ici-bas, n’est finalement que néant, comme si lorsque rien ne se passait, c’était le Rien, le Néant lui-même que je voyais passer. Afin de vivre sans s’ennuyer, l’homme va se divertir, le «divertissement» étant à proprement parler un passe-temps. C’est d’ailleurs pourquoi il est généralement collectif, afin que chacun voie se renforcer l’illusion qu’il est source de bien-être, alors qu’il n’est qu’une échappatoire à soi-même. Inlassablement, les Pensées annihilent nos espoirs d’être heureux en réalisant nos désirs terrestres, dénie toute véritable valeur à ce que le théâtre de la vie en société nous montre comme estimable, et souligne le caractère à la fois vaniteux, terrifiant, absurde et épuisant de l’existence d’un homme achoral, qui ne sait pas écouter son «cœur».
De ce point de vue, tous les hommes sont similaires, étant donné que le roi tout comme l’homme du bas peuple vit dans le «divertissement» et l’illusion de partager avec d’autres une vie qui a un sens, puisque «rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans divertissement» (Pensées, fr.622). Pour caractériser l’état de l’homme qui erre dans sa quête du bonheur et d’une vie substantielle, Pascal utilise l’expression de «ténèbres impénétrables» (Pensées, fr.400). Or, ce «divertissement» possède de multiples formes, et nous ne devons pas le réduire aux jeux, aux loisirs et à la fête : tout ce qui nous permet de fuir l’ennui en fait partie, comme le travail, nos passions, le sport, l’art, la culture, les voyages, l’amour pour une personne ou pour ses enfants, la séduction, le sexe, l’engagement politique ou militant, ou encore les addictions à l’alcool, aux jeux vidéo ou aux réseaux sociaux. Depuis le péché originel, l’homme n’a cessé de tendre à se défier lui-même, de plus en plus, et c’est en ce sens que «le moi est haïssable» (Pensées, fr.597). Là est le douloureux constat que nous devons commencer par faire si nous voulons pouvoir trouver la paix : «Qui ne hait en soi son amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé.» (Pensées, fr.617). Pascal trouverait d’ailleurs sans doute dans notre dépendance collective aux nouvelles technologies une confirmation de ses thèses, au regard du temps que nous passons et perdons à scroller sur nos smartphones ou, surtout chez les célébrités et (par mimétisme) chez les jeunes, à se photographier narcissiquement et à partager ces images afin de se rassurer quant à leur valeur sociale. Comment ne pas faire ici un lien évident entre un puéril «divertissement», seulement voué à esquiver la prise de conscience de la vacuité de l’existence, et la vanité d’un moi qui ne cesse de se mettre en scène pour éviter de devoir se reconnaitre comme superficiel et «haïssable» ?
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Ces multiples formes de «divertissement» se donnent à nous comme autant de voies vers le bien-être, et nous nous étonnons que celui-ci reste inaccessible. Dans des pages qu’auraient pu écrire Schopenhauer ou Kierkegaard, Pascal analyse et critique cette idée vague de bonheur, montrant qu’en recherchant du plaisir et la satisfaction de nos désirs, nous ne pouvons que nous rendre malheureux. Ceux-ci, souvent embellis par le pouvoir trompeur de l’imagination, ne nous laissent pas en paix tant qu’ils ne sont pas assouvis, mais nous réduisent à l’ennui s’ils le sont. L’on peut en ce sens mettre en parallèle le bonheur et le «divertissement». Pascal insiste sur le fait que, comme le désir, celui-ci ne fonctionne que si on a l’illusion d’avoir un but à atteindre :
«tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qui ne joue point. Vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu et non pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien. Il ne s’y est échauffera pas et s’ennuiera.» (Pensées, fr.136).
Comme nous le disions, Pascal souligne également l’aspect contingent et arbitraire des coutumes, des traditions et des valeurs (cela est beau ; cela est juste ; cela est mal), qui passent pourtant pour éminemment respectables et importantes. Cette attitude renforce la misère de l’homme qui se contraint à obéir à des règles et à respecter des titres, qui ne sont que fumées et constructions contingentes. Comme il l’écrit au sujet de la morale et de la justice : «Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.» (Pensées, fr.126). La misère des uns va donc de pair avec la vanité des autres, et nos prétendues certitudes sont, au plan moral et social, d’une totale contingence. Il en va d’ailleurs de même d’un point de vue historique, et Pascal ne voit guère, dans le devenir des sociétés humaines, un quelconque progrès. D’une part, celui-ci ne peut être défini que par rapport à des valeurs ayant une valeur objective – idée que le relativisme de Pascal lui fait rejeter. D’autre part, il n’est pas certain que les hommes, même s’ils ont atteint un plus grand confort matériel, soient plus heureux de nos jours qu’hier, puisqu’ils continuent à rechercher dans les animations du «divertissement» la seule forme de félicité en laquelle ils aient foi.
Or, selon Pascal, la seule solution envisageable est à la fois la plus simple et la plus difficile : elle consiste à ne pas suivre, en certaines choses, sa «raison» mais son «cœur», à n’avoir foi qu’en elle pour découvrir la vérité et le bonheur authentiques. Certains commentateurs ont été jusqu’à considérer que le «cœur» remplace en un sens, chez Pascal, le «cogito» chez Descartes, dans la mesure où il est le fondement de la vérité et la faculté des principes. Comme le dit Pascal, c’est le cœur qui saisit aux vérités primordiales et indémontrables et à ces notions primitives que sont l’espace, le temps, le mouvement, l’égalité, la majorité ou la diminution : «Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ; on le sait en mille choses.» (Pensées, fr.423). La raison ne peut pas remonter indéfiniment la chaîne des propositions et c’est le cœur qui nous donne accès à ces axiomes. S’en remettre au «cœur» est d’ailleurs la seule solution face aux sceptiques antiques (comme les pyrrhoniens) ou à ceux qui, comme Descartes, entendent nous faire rationnellement douter de ce dont, au fond de nous, nous ne doutons pourtant pas, même après la lecture de leurs belles œuvres critiques. C’est en vain que nous nous engagerions dans ces polémiques :
«Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point. […] Le cœur sent qu’il y trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit double de l’autre.» (Pensées, fr. 110)
L’on pourrait également parler ici d’une intuition ou d’un instinct : « Cœur, Instinct, Principes » (Pensées, fr.110) ; «Instinct et raison, marques de deux natures.» (Pensées, fr.112). Mais Pascal préfère utiliser le terme de «cœur» afin d’insister bien entendu sur la dimension vécue et sur le rapport à la foi vivante en Dieu. Ce n’est en effet qu’avec Dieu que l’homme peut trouver un véritable repos, qui ne soit pas un ennui et un vide, en s’attachant indéfectiblement au seul vrai «point fixe», selon une image qu’il utilise souvent, qui soit : «Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison.» (Pensées, fr.424).
Toute la difficulté est que «Dieu se cache» (Pensées, fr.449), en tout cas au pouvoir vaniteux de la raison. Mais en quoi consiste plus précisément ce Dieu ? À la différence de Descartes, Pascal n’affirme pas qu’il soit infini, mais seulement qu’il y a une analogie possible entre Dieu et l’infini – analogie qui permet de dire que l’existence de Dieu est connaissable sans que le soit pour autant «sa nature». Et sur ce point, il ne faut pas se méprendre sur la question de la contemplation de la nature infinie développée vers Pascal, et qui pourrait nous y faire voir une conception romantique. L’infinité de la Nature, à la fois dans l’infiniment petit qui la compose et dans l’infiniment grand jusqu’où elle se déploie (ce que l’on nomme les deux infinis pascaliens), n’est pas là pour nous faire percevoir quelque chose de divin dans cette Nature, voire une preuve téléologique de son existence, car cela serait encore une consolation esthétique et métaphysique.
Prendre conscience de cette double infinité doit tout au contraire nous faire prendre conscience de notre petitesse et du gouffre qui sépare notre connaissance (non seulement actuelle mais éternelle) de ce qui existe réellement, au vu du «petit espace que je remplis, et même que je vois, abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent» (Pensées, fr.206).
Le «pari» et la nécessité de «s’abêtir»
L’un des autres textes célèbres de Pascal au sujet de Dieu, dont nous ne pouvons pas faire l’économie, est le «pari», où il expose un théologique calcul de probabilités… lui qui était très intéressé par le poids réel du hasard dans les jeux de hasard (dés, cartes). Et lorsque l’on sait que le mot probabilitas renvoie à la croyance, par opposition à la certitude, l’on comprend que les travaux scientifiques menés par Pascal sur les probabilités sont intimement liés à sa philosophie de la religion et à sa théorie du «pari». Il y explique qu’il vaut toujours mieux parier sur l’existence de Dieu que sur son inexistence car nous avons tout à y gagner. Mais il faut commencer par rappeler que ce n’est là qu’un fragment, qui n’est pas représentatif du rapport de Pascal à la foi, mais qu’il considère lui-même comme un marchepied vers ce qu’il veut vraiment dire. Faut-il ou non parier sur l’existence de Dieu ? Étrange question formulée ainsi, étant donné qu’il s’agit, comme le dirait notre auteur, non pas d’une question de raison, de raisonnement, mais de cœur. Mais même en mettant le cœur entre parenthèse, il semblerait que la raison nous enjoint de parier sur Dieu. En effet, dit Pascal, nous n’avons ainsi pas grand-chose à perdre, et tout à y gagner, entendons le Paradis, la Vie éternelle :
«Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter.» (Pensées, fr.397)
Reste à étudier plusieurs points qui peuvent faire hésiter quant à cette habile conclusion. D’une part, Dieu reconnaîtrait-il les siens s’il sait (puisqu’Il sait tout, «sonde les reins et les cœurs») qu’ils n’affirment son existence et se soumettent à ses lois que par calcul de probabilité ? D’autre part, qui ne s’est jamais converti à la foi catholique, qui intègre bien sûr ses rites et pratiques (sans quoi cela n’est que vil discours), en lisant le texte du pari de Pascal ? De plus, selon le dogme de l’Église, seuls les baptisés font partie de ceux dont l’âme peut être sauvée, et non pas toute personne s’étant contentée de parier sur l’existence de Dieu. Enfin, l’argument selon lequel nous avons tout à y gagner et rien à y perdre est fallacieux étant donné que croire en Dieu n’est pas un acte abstrait et désincarné (comme le «Dieu des philosophes», tant décrié par Pascal lui-même), mais doit impliquer, comme dans toutes les religions, nombre d’obligations et d’interdictions bien concrètes concernant les manières de s’habiller, de faire l’amour, de manger, de travailler, etc. – ce qui change tellement la façon de vivre que cela n’est pas sans perte dans ce pari.
Dans sa réflexion sur la grandeur et la misère de l’homme, la raison cède ainsi la place à la foi, et la philosophie à la théologie : aux yeux de Pascal, seule la croyance dans le Dieu catholique peut nous donner de l’espérance, cet espoir qui reste lorsqu’il n’y a raisonnablement plus d’espoir. Mais ce Dieu ne doit pas être une production intellectuelle abstraite, puisqu’elle serait alors encore une production de la raison (au pouvoir limité) ou de l’imagination (souvent trompeuse). Cette conception dogmatique et ésotérique est bien sûr clivante et, n’étant pas nous-mêmes théologiens mais philosophes, nous n’entrerons pas ici dans le débat théologique d’une prétendue supériorité et universalité de la parole catholique (cathos signifiant précisément universel en grec). Contentons-nous de souligner quatre points majeurs, qui sont intimement liés, et qui sont ceux qu’avancent souvent les catholiques. D’une part, la foi est une expérience vécue qui peut aller jusqu’à nous faire entendre la parole catholique d’anges ou de la Vierge Marie, ou voir celle-ci ou Jésus Christ, et, comme nous le disions, Pascal a vécu, durant la Nuit de feu, une telle expérience mystique. D’autre part, seule leur religion affirme l’existence d’un Dieu incarné, puisque Jésus Christ est à la fois «fils de Dieu» et Dieu lui-même, qui «s’est fait chair». Enfin, seul Jésus est la preuve vivante, incarnée, que la mort n’est ni le dernier mal ni le dernier mot de la Vie, puisqu’il a su, par sa résurrection, en triompher – ce qui n’est pas le cas des prophètes des autres religions monothéistes. Aussi Pascal voit-il en Jésus la seule voie raisonnable (pour employer un terme à double sens) vers le Salut de l’âme, et dans l’Église, c’est-à-dire la communauté chrétienne concrète des hommes de foi baptisés au nom de Jésus, prêtres et fidèles, le témoignage vivant de la «parole de Dieu» en tant que «Verbe» («Logos») originaire. C’est notamment dans Le Mémorial et dans Le Mystère de Jésus que Pascal traite plus spécifiquement de la question de la parole de Jésus et de l’importance de cette autre forme de parole qu’est la prière.
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Il en va une fois encore de la foi comme de l’amour : soit nous vivons un coup de foudre – dans le cas de Pascal et d’autres croyants, il s’agit d’une révélation ou d’une extase ; soit la foi doit advenir en nous, et cela demande un certain travail, dont le résultat n’est pas certain. C’est ce que Pascal appelle «s’abêtir» : il faut faire mécaniquement les gestes de la foi (ex : prier, aller à l’Église, s’agenouiller, lire la Bible) à défaut d’être véritablement habitée par elle et, peu à peu, passer du faire comme si à un authentique sentiment religieux. Cela est d’ailleurs sans doute vrai de toute forme de passion (sportive, intellectuelle, etc.) et, en ce sens, «l’abêtissement» renvoie à l’acquisition d’habitudes, de pratiques incarnées, mais, plus fondamentalement, au renforcement de notre humilité, contre l’orgueil rationaliste que nous avons hérités du Péché originel, et qui est précisément l’obstacle essentiel au «cœur».
Ce grand penseur français anticipa ou influença ainsi les réflexions existentielles de Schopenhauer, Kierkegaard, Heidegger et Sartre. Il a également eu le mérite d’interroger la valeur de l’athéisme, du déisme (qui affirme l’existence de Dieu sans adhérer à telle ou telle religion concrète) et du théisme (qui considère que seule une foi incarnée dans un credo et une Église a de la valeur). Et nul autre mieux que Pascal n’aura su mettre en lumière l’éternelle opposition entre ceux qui ont foi en la raison et ceux qui donnent raison à la foi.
Docteur en philosophie, Sylvain Portier est professeur de lycée en Loire-Atlantique, conférencier et rédacteur en chef d'iPhilo. Il a par exemple publié Fichte, philosophe du Non-Moi (Éd. L’Harmattan, 2011), Philosophie, contrôle continu (Éd. Ellipses, 2020), Vingt philosophes incontournables (Éd. Ellipses, 2021) et Philoophie en fiches - Terminale (Éd. Ellipses, 2022), et a réalisé plusieurs conférences, notamment pour les Éditions M-Éditer.
Commentaires
Cher Sylvain Portier, merci pour cette lumineuse introduction à Pascal. Ça donne envie de le (re)lire !
par Mme Michu - le 25 novembre, 2020
Bien d’accord avec Mme Michu : vous donnez vraiment envie de se replonger dans Pascal . Je l’ai découvert, il y a longtemps …grâce à Giono . Celui qui est pour moi ( et quelques autres ! ) l’un des quatre ou cinq géants de la littérature française du 20ème siècle a titré , on le sait , Un roi sans divertissement , l’un des chefs-d’oeuvre de sa deuxième période . Reprenant , bien sûr , la célèbre phrase de Pascal : Un roi sans divertissement est un homme plein de misères . Car son héros , Langlois , est bien un personnage pascalien : découvrant que son ennui pourrait le conduire au meurtre comme « divertissement « , il se suicide en remplaçant son cigare par un bâton de dynamite : » C’est la tête de Langlois qui atteint enfin les dimensions de l’univers » . Merci beaucoup, cher Sylvain Portier : vous m’avez donné envie de relire Pascal et Giono en parallèle ! Le confinement n’est pas forcément un calvaire .
par Philippe Le Corroller - le 25 novembre, 2020
[…] aussi : Pascal, penseur grandiose de la petitesse humaine (Sylvain […]
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