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Covid-19 : un million de vaccins… par jour !

15/01/2021 | par Michel Juffé | dans Science & Techno | 4 commentaires

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TRIBUNE : Le philosophe Michel Juffé, qui a longtemps travaillé sur la question des catastrophes naturelles, se livre à un petit exercice pour imaginer ce que serait (et devrait être selon lui) une véritable «mobilisation générale» pour parvenir à vacciner 50 millions de Français en quelques mois.


Né en 1945, docteur en philosophie, Michel Juffé fut conseiller au sein du Conseil général de l’écologie et du développement durable (2003-2010) et enseignant aux Ponts-et-Chaussées, au CNAM et à l’Université de Marne-la-Vallée. Auteur d’une douzaine d’ouvrages, il a notamment publié Sigmund Freud – Benedictus de Spinoza, Correspondance, 1676-1938 (Gallimard, 2016), Café-Spinoza (Le Bord de l’eau, 2017), A la recherche d’une humanité durable (L’Harmattan, 2018) et dernièrement Nietzsche lecteur de Heidegger (L’Elan, 2020).


Le gouvernement français s’est engagé à accélérer pour mettre fin à l’épidémie de Covid-19, en France. Il estime que 60% de la population des plus de 15 ans doit être vaccinée, au plus tard au cours du 2e semestre 2021. Il projette qu’on parviendra à vacciner «plusieurs dizaines de milliers d’individus par jours» d’ici mars, et plus de cent mille par jour ensuite. 

Nous sommes très loin du compte : pour être à peu près sûr d’un effet durable il faut vacciner près d’un million de personnes par jour pour avoir terminé à mi-avril ou cinq cent mille par jour pour y parvenir fin mai et non d’ici la fin de l’année 2021. Tout retard dans ce calendrier multiplie les risques de décès, de cas graves entraînant des séquelles durables, et le besoin de confinements et autres restrictions plus dures.

Lire aussi : Face au Covid, tous épidémiologistes ? (Alexis Feertchak)

Pourquoi un tel écart entre ce qui est souhaitable (ce que je vais m’efforcer de démontrer) et une lenteur déguisée en vitesse («ne pas confondre vitesse et précipitation») ? Comment y remédier ?

Je commence par le souhaitable, en répondant à quatre questions : 

1. Qui faut-il vacciner ? 2. Qui peut vacciner ? 3. Dans quels délais faut-il vacciner ? 4. A quel rythme faut-il vacciner ? 

Qui faut-il vacciner ?

Toute la population ! Pourquoi ? Parce que le taux d’immunité collective, qui garantirait la protection de l’ensemble d’une population, est à géométrie variable. Ainsi, pour le Covid-19, une étude (Pasteur) datant du 15 avril 2020, indiquait que 60 à 70% de la population devrait être vacciné pour que la transmission du virus devienne rare. Comme à l’époque de l’étude le taux de propagation (R0) était mesuré à 3,3 (cestà-dire qu’en moyenne une personne porteuse du virus en contaminait en moyenne 3,3), que veulent dire ces 60 à 70% quand ce taux fluctue entre 0,9 et 1,2 ? De plus, le niveau de protection varie en fonction des mesures-barrières prises et rien ne garantit l’homogénéité de ces mesures dans un pays ou une région. Bref, en réalité on ne sait pas quel taux de protection (notamment par vaccination) doit être atteint pour que l’épidémie reflue, et le nombre de 70% – pourtant répété à l’envie jusqu’à présent – est fantaisiste.

Vacciner tout le monde : qu’est-ce à dire ?

Je ne vais pas entrer dans le détail des calculs ; je l’ai fait dans mon blog sur Mediapart. Je compte 72 millions de résidents, clandestins inclus. Si j’enlève – pour le moment – les moins de 18 ans, je parviens à 57 millions. Si je compte 10% de réfractaires complets (ce sera sûrement moins, surtout si le « passeport vaccinal » est établi), j’arrive à 51 millions. J’ai inclus tous qui ont déjà contracté le virus, car rien ne prouve qu’ils ne peuvent pas l’attraper à nouveau, la durée de l’immunité post-infection n’étant pas (encore) établie.

Comme j’ai compris qu’il faudra deux doses pour assurer une protection durable (comme le montrent les études israéliennes), nous avons besoin de 102 millions de doses. La France a pré-acheté 200 millions de doses ; ou, plus précisément, a obtenu de l’Union européenne un droit de tirage de ces 200 millions de doses. Reste à savoir dans quels délais ces doses (qui proviennent de plusieurs fabricants) seront disponibles.

Qui peut vacciner ?

Probablement entre 650.000 et 750.000 professionnels sont aptes à vacciner, et disponibles pour ce faire, en comptant médecins (y compris spécialistes et dentistes), pharmaciens et infirmiers. Sans compter les vétérinaires, les kinésithérapeutes, les aides-soignants et autres personnels de santé. 

En admettant que les infirmiers et médecins hospitaliers sont peu disponibles (une bonne partie s’occupent des soins des malades du Covid hospitalisés,  et les autres soins continuent), comptons 200.000 (sur 800.000). Ajoutons-y 260.000 infirmiers libéraux, 100.000 médecins généralistes, 42.000 dentistes, et 50.000 pharmaciens répartis en 22.500 officines, et un nombre indéterminé de médecins spécialistes (ils sont plus de 120.000). D’où cette fourchette de 650 à 750 milles vaccinateurs potentiels.

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A condition que la liste ci-dessus des vaccinateurs soit valide, alors que les pharmaciens (en date du 14 janvier 2021, 12h) ne sont autorisés à vacciner que pour la grippe, avec des conditions très restrictives, et que les infirmiers ne peuvent vacciner qu’en présence d’un médecin (d’où l’utilité des centres de vaccination, où plusieurs infirmiers peuvent vacciner en présence d’un seul médecin).

Soyons optimistes : tous les obstacles seront franchis d’ici la fin du mois de janvier, et 650.000 vaccinateurs seront jugés aptes à vacciner. Et ils auront vacciné tous les personnels soignants.

Soyons prudents : une partie d’entre eux sera indisponible (congés, maladies, autres urgences), disons 150.000.

Nous supposerons donc que tous les jours 500.000 soignants pourront vacciner… au moins une personne.

Dans quels délais devrait-on être vacciné ?

Il est à craindre que, entre les nouveaux variants plus contagieux, les rebonds imprévisibles de l’épidémie, la lassitude et par suite le relâchement des précautions (au bout de 10 à 12 mois de restrictions), le virus se remette à proliférer rapidement (par exemple, R effectif à 1,5). Auquel cas le plus vite la population entière sera vaccinée, le plus vite l’épidémie prendra fin, et on peut se fixer 4 mois (à dater du 1er janvier 2021) comme délai raisonnable, soit 120 jours, soit une date butoir au 30 avril 2021. En ce cas, il faut que, en moyenne, 425.000 personnes soient vaccinées par jour, y compris jours fériés, chômés, etc. Si on veut que deux doses soient administrées durant la même période on monte à 850.000. Si on admet qu’on ne parviendra pas à vacciner tous les jours au même rythme et qu’il sera très difficile de vacciner durant les jours fériés, il vaut mieux parvenir à 1 million de vaccinations par jour.

Chacun devra, en moyenne, vacciner 2 personnes par jour. Admettons aussi que chaque vaccination prenne, en moyenne, 20 minutes, chaque vaccinateur devra donner 1 heure de son temps par jour (déplacements et attentes inclus). C’est apparamment peu, mais en réalité beaucoup, car les autres tâches ne disparaissent pas pour autant. on peut penser que les choses seront oragnisées de telle sorte que les vaccinateurs travaillent par vacations de demi-journées ou tout autre solution raisonnable.

A quel rythme devrait-on vacciner ? 

On peut admettre (avec un léger arbitraire) que les plus urgents sont :

  • Les plus de 75 ans, y compris les résidents des logements médicalisés (EPHAD et autres) : 6,34 millions soit 9,5% de la population française. Si on ajoute, en admettant la même proportion, 513.000 résidents étrangers (sur 5,4 millions), on arrive à 6,853 millions ;
  • Le personnel nécessairement en contact étroit avec la population : soignants, pompiers, forces de l’ordre. Je ne compte pas les enseignants, peut-être à tort. J’ai mis à part le personnel soignant, qui se vaccine lui-même, selon ses propres modalités. Si on compte les pompiers (253.000), les policiers nationaux (153.000), les policiers municipaux (23.000) et les gendarmes (97.000), on parvient à un total de 526.000 ;
  • Les aides à domicile, plutôt exposés, sont 400.000 en France ;
  • Les sans domicile fixe (sans limite d’âge), population la plus fragile qui soit : 300.000 (selon la fondation abbé Pierre).
  • Ajoutons 800.000 personnes qui présentent des « pathologies à haut risque », quel que soit leur âge. Exemples : insuffisance rénale, transplantés, cancéreux traités, trisomiues 21 (exemples donnés par le ministre de la santé).

On parvient à un total de 8,88 millions de personnes à vacciner d’urgence, qu’on va arrondir à 9 millions pour simplifier. Si on leur applique la règle de 1 million de vaccinations par jour, il faudra 9 jours pour les vacciner tous. C’est probablement impossible, étant donné les délais d’acheminement, de mise à disposition, de prise de contact avec ces millions de personnes. Ne peut-on envisager qu’elles seront vaccinées en 20 jours au plus (1re dose) ? Puis, 10 nouveaux jours pour la 2e dose (en admettant que les capacités de vacciner auront presque doublé au bout des 20 premiers jours) ? Ainsi la totalité des plus exposés serait vaccinée en un mois. Un mois que l’on peut faire commencer au 18 janvier, même si 500.000 personnes sont vaccinées à cette date, car il s’agit principalement des personnels soignants.

Lire aussi : Contre la peur (Dominique Lecourt)

Si, et seulement si, 16 millions de doses sont disponibles entre mi-janvier et mi-février, alors tous ces prioritaires seront vaccinés. 

Ce serait un allègement pour tous, les pires craintes étant écartées.

Une deuxième vague de vaccination peut toucher le reste de la population à vacciner, soit 40 millions, et ce sans établir d’autres priorités, car les cas sont trop variés : plus ou âgés, plus ou moins en contact, plus ou moins mobiles, déjà cas positif plus ou moins graves, etc. Si on s’en tient au rythme de 1 million par jour, il faudra 80 jours pour vacciner deux fois tout le monde, en commençant, disons, le 15 février. Soit une fin de vaccination à la mi-mai. Et plus probablement à la fin mai. 

Pendant ce temps, la disponibilité – annoncée par le gouvernement – sera le 2,7 millions de doses fin janvier, 8,5 (cumulés) fin février, 19 (cumulés) fin mars, 36 (cumulés) fin avril, 61 (cumulés) fin mai, 94 (cumulés) fin juin. C’est donc fin mars qu’il y aura suffisamment de doses pour que tous les prioritaires soient vaccinés et mi-juin pour tous les autres. C’est donc un retard acceptable par rapport au souhaitable. Et il se pourrait que d’autres vaccins soient disponibles dans les semaines qui viennent.

Oui, 

… à condition qu’on passe effectivement à la fréquence d’un million par jour, ce qui est loin d’être le cas, avec la prévision affichée d’un million de vaccinés fin janvier, de deux millions en février et de quatre millions en mars (soit 135.000 par jour).

… à condition que tous moyens (lieux, personnes, instruments, formulaires, etc.) soient disponibles en temps utile. Le moins qu’on puisse dire est que, au 14 janvier, l’organisation de ces moyens est opaque et que les détails fournis par autorités sur le déroulement de la vaccination se font attendre.

Lire aussi : Montaigne, la peste et la mort (Jean-Claude Fondras)

Seule une mobilisation générale – surmontant tous les corporatismes, procédures interminables, contrôles superflus, arrières-pensées électorales – orchestrée et organisée par l’ensemble des pouvoirs publics (Etat et collectivités territoriales), et faisant appel aux établissements publics et privés, nous permettra de combattre rapidement et efficacement cette épidémie.

 

Michel Juffé

Né en 1945, Michel Juffé est un philosophe français, intéressé aux questions d'éthique, de philosophie politique et d'écologie. Il fut conseiller du vice-président du conseil général de l'écologie et du développement durable (2003-2010) et a enseigné dans plusieurs grandes écoles et universités. Auteur d'une douzaine d'ouvrages, il a récemment publié Sigmund Freud – Benedictus de Spinoza, Correspondance, 1676-1938 (Gallimard, 2016), Café-Spinoza (Le Bord de l'eau, 2017), Liberté, égalité, fraternité... intégrité (L'Harmattan, 2018), A la recherche d'une humanité durable (L'Harmattan, 2018) et, dernièrement, Éclats d’un monde disparu (Élan des mots, 2020), Nietzsche lecteur de Heidegger (Élan des mots, 2021) et Vlad le destructeur (Élan des mots, 2022).

 

 

Commentaires

 » Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre « , telle était , nous dit la tradition ,l’inscription gravée à l’entrée de l’Académie ,l’école fondée à Athènes par Platon . Avec votre travail remarquable , vous vous inscrivez dans la lignée de ces philosophes familiers des sciences , à commencer par la première d’entre elles , les mathématiques . On ne peut que vous en remercier , très sincèrement . Je partage , par ailleurs , votre postulat de départ : c’est bien toute la population qu’il faut vacciner, si nous voulons atteindre cette immunité collective , sans laquelle il est vain d’espérer un retour à la normale ! Je me permettrais même la question pieds dans le plat : ne faudrait-il pas rendre la vaccination obligatoire ? Un passeport vaccinal permettrait ainsi la réouverture des restaurants , cafés, cinémas, théâtres , tous ces lieux de convivialité et de culture qui nous manquent tant. Et donc le redémarrage d’une économie dont des pans entiers sont en train de s’effondrer, mettant aux abois des centaines de milliers de Français.
Evidemment , j’entends déjà les cris d’orfraie de nos bien-pensants , à gauche essentiellement , leur territoire naturel , mais aussi à droite et au centre mou :  » Atteinte insupportable à la liberté ! « . Ma liberté consisterait donc à user de désinvolture à l’égard des autres, à mettre en péril leur santé , voire leur vie , par paresse intellectuelle ou pusillanimité ? Ma foi , je m’en fais une idée plus haute et j’imagine que ne suis pas le seul .
En revanche , je ne me cache pas la difficulté d’une telle opération : pour imposer une telle mesure , il faudrait un charisme , une stature morale à la Charles de Gaulle . Mais il va bien falloir nous en sortir , non ?

par Philippe Le Corroller - le 15 janvier, 2021


Merci pour votre commentaire élogieux. Le problème, pour l’obligation, est que ce qu’Aristote nommait la « prudence » est mal compris. Ainsi le principe de précaution est-il décrié alors qu’il n’est qu’un aspect de cette « prudence ». Ici la précaution, c’est d’en faire le plus possible et non de ne rien faire.
Avec de virus les choses sont évidentes : plus nous irons vite, plus nous serons protégés. Le mieux serait bien sûr l’obligation, avec – en plus – des délais imposés. Mais on préfère mille restrictions et mille dangers plutôt que d’accepter de se plier à un ordre, qui n’est que l’ordre public visant à respecter l’intérêt général. Il faut croire que le « suspens » est plus apprécié que la sécurité. Pourtant nous ne sommes pas au théâtre et les mrts ne se relèvent pas une fois la pièce finie. Sans parler des séquelles durables de ce ceux qui ont « guéri ».

par Michel Juffé - le 15 janvier, 2021


Bravo

par Fijalkow - le 17 janvier, 2021


Il est nécessaire et urgent de démultiplier cette initiative!

par Deléage - le 17 janvier, 2021



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