Qui est Kierkegaard ?
ANALYSE : On le connaît souvent de nom et l’on sait parfois que Søren Kierkegaard est un philosophe danois dont l’œuvre est considérée comme une première forme d’existentialisme. Mais Jean-François Crépel se propose ici de prendre cette question (Qui est-il ?) au pied de la lettre, précisément parce que cette pensée interroge ce que c’est que d’être et d’être soi.
Professeur de philosophie depuis 1999, Jean-François Crépel est enseignant au Lycée Saint-Joseph du Loquidy-la-Salle de Nantes et chargé de cours à l’Université de Nantes. Il collabore avec l’association Philosophia et a notamment donné un cours à l’Université Permanente de Nantes sur le thème «Kierkegaard ou le choix de soi».
La question de l’identité en philosophie ne se résout jamais par une biographie d’auteur, surtout quand cet auteur est le penseur de la subjectivité elle-même ! Dans La condition de l’homme moderne, Hannah Arendt distingue en ce sens le «Qui» et le «Ce que», qui font l’identité d’un homme [1]. En effet, si ce qu’est un homme permet de définir son identité physique (par exemple par la forme de son corps, le son de sa voix) ou même de dessiner un caractère par la description d’un ensemble de qualités qu’il «partage forcément avec d’autres qui lui ressemblent» [2], dire qui est un homme est une tout autre affaire, et souvent note Hannah Arendt nous confondons les deux démarches : «Dès que nous voulons dire qui est quelqu’un, notre vocabulaire nous entraîne à dire ce qu’il est.»[3]. Cela engendre un problème philosophique bien connu :
«l’impossibilité d’arriver à une définition de l’homme, […] toutes les définitions étant des déterminations ou interprétations de ce qu’est l’homme, de qualités qu’il pourrait par conséquent partager avec d’autres êtres vivants, alors que sa différence spécifique se découvre en déterminant quelle sorte de ‘Qui’ il est.»[4]
C’est ce problème que nous allons approfondir afin de mieux saisir la singularité de la conception que Kierkegaard développe de l’existence humaine.
Réflexions sur le Qui et le Ce que
Nous négligeons presque inévitablement le Qui d’un individu quand on cherche à répondre à la question de son identité par une liste de vertus ou de vices, d’œuvres ou de crimes, de qualités ou de défauts, ou même quand on le ramène à un ensemble de caractéristiques dites culturelles, ou dites naturelles, si tant est que cette prétendue distinction nature/culture ne soit pas la traduction terminologique de cette confusion sur l’identité, comme le montrent les querelles, aujourd’hui sur le genre, hier sur la race ou la nationalité qui naissent souvent de l’impossibilité de démêler ces notions profondément intriquées les une dans les autres. Or, il y a un philosophe qui a très bien compris, avant la lettre, la nécessité profonde d’une telle distinction entre le Qui et le Ce que tout autant que la difficulté criante de la rendre opératoire. Ce philosophe, c’est précisément Sören Kierkegaard. À tel point que la question Qui est Kierkegaard ? apparaît tout à la fois comme la question la plus redoutable, et en même temps comme celle qui permet peut-être le mieux d’entrer dans sa démarche philosophique, c’est du moins le pari que nous ferons dans le propos qui suit.
En réalité, disons-le tout de suite, nul n’a su dire jusqu’à présent Qui est Kierkegaard : ni ses biographes pourtant nombreux et fort savants [5] ni ses contemporains, déroutés par ses actes autant que par ses écrits ou ses paroles, ni ses relations sociales qui firent souvent l’expérience difficile de l’échec de la communication avec lui [6] et sans doute pas même lui, qui manifesta toute sa vie une recherche troublée d’identité spirituelle se tournant vers une attitude religieuse des plus singulières pour conduire cette recherche.
Certes, il est toujours possible de dire que Kierkegaard est philosophe et c’est sans doute ce qui justifie la présence de ces lignes. En effet, on peut soutenir que le philosophe est celui qui met en question l’identité en elle-même et par elle-même dans son devenir, et qui se saisit réflexivement de cette question de l’identité pour en faire tout à tour dialectiquement un objet, puis un sujet de réflexion. Philosopher, ce serait alors entreprendre la quête de l’identité au sens double du génitif objectif et subjectif. Nous voilà bien proche d’une pensée philosophique que Kierkegaard n’a eu de cesse de méditer, mais pour la contester, alors qu’il baignait intellectuellement dans l’atmosphère de cette pensée : la pensée philosophique de Hegel. Ce n’est pas le lieu ni le moment d’approfondir ce point. Disons seulement que Kierkegaard est celui qui a voulu se soustraire à la recherche d’identification systématique et dialectique de la pensée de Hegel, qui étendant une sorte d’empire conceptuel du Ce que sur le Qui et faisant de toute question d’identité, une pure question de science et de rationalité.
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Or ce que veut montrer Kierkegaard dans sa démarche philosophique, c’est qu’on peut se saisir autrement de cette question d’identité sans pour autant renoncer à être philosophe, et c’est sans doute de façon plus ou moins avouée, ce à quoi est conduit tout philosophe, dans l’intimité de sa conscience, c’est-à-dire quand il n’est pas dans la recherche hégélienne de la reconnaissance extérieure de soi. Pourtant, la recherche de l’identité ne consiste pas pour autant à se demander seulement, et un peu pathétiquement il faut bien le dire : Qui suis-je , puisque Descartes l’a montré, là encore, le Que risque de se substituer au Qui de la question, me désignant par exemple comme une «chose qui pense» plutôt que comme un sujet.
Il s’agit donc plutôt de ressaisir cette recherche dans l’expérience irréductiblement subjective d’un questionnement philosophique premier, expérience par laquelle les notions de Moi mais aussi celle de Monde ou de Dieu, perdent leur évidence. Comme Kant l’a bien montré dans la Critique de la raison pure (plus précisément dans la Première partie de sa Théorie transcendantale des éléments), la philosophie commence par un questionnement critique sur le pouvoir qu’a la raison de ramener à des définitions claires ou à des démonstrations irréfutables, le sens de ces notions métaphysiques. Cependant si Kant éclaire les impasses de la recherche de ce que sont le Moi, le Monde et Dieu, il n’indique pas pour autant une démarche permettant de répondre à la question du Qui. Pour lui, la question qui résume toute la philosophie reste Qu’est-ce que l’Homme ?. De cette expérience première du questionnement philosophique, les philosophes du XXe siècle, à la suite de Husserl, tireront une méthode d’investigation appelée phénoménologie, mais avant eux, et dès ses premiers écrits, Kierkegaard choisit une autre voie d’exploration, celle de l’existence [7].
Le sens profond de notre individualité personnelle
Nous voilà bien avancés : Kierkegaard serait le père de l’existentialisme ! Deux termes dont il aurait sans doute refusé qu’on les lui attribue ! Kierkegaard ne serait donc qu’un précurseur, quelqu’un qui annoncerait un peu prophétiquement Sartre et Camus en France, Heidegger en Allemagne. Dans une autre perspective, on pourrait soutenir que Kierkegaard est un jalon dans l’histoire de la philosophie, sans doute l’un des premiers grands critiques de Hegel, ou dans celle de la théologie, mais tout cela ne nous éclaire pas, loin de là, sur le Qui de son identité ! Plutôt que de se laisser ensevelir par la recherche historique érigeant elle aussi le Ce que en règle de vérité, il faut donc revenir à l’exploration de l’individualité.
Soit, dira-t-on, mais n’est-ce pas alors seulement à une analyse des souffrances d’un drame individuel qu’il faut se livrer pour connaître cette identité particulière ? La démarche est séduisante. Plus d’un s’y sont essayés, interprétant ce que Kierkegaard a pu écrire lui-même sur sa vie, de ce qu’elle connut un «tremblement de terre» [8], que sa mélancolie fut pour lui «comme une écharde dans la chair» [9], tout cela composant comme le dit Philippe Chevalier «un roman freudien trop bien écrit» [10]. Cette grille de lecture est sans doute fort instructive pour assembler les documents nécessaires à l’interprétation d’un cas clinique particulier, mais quelle valeur a-t-elle aujourd’hui pour l’établissement d’une connaissance singulière de Kierkegaard ? Les noms de maladie pour qualifier ces souffrances se multiplient à la mesure du nombre de pseudonymes inventés par l’écrivain pour écrire son œuvre, comme s’ils ne pouvaient eux-aussi que masquer la véritable identité de ce qu’elles désignent.
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«La révélation du ‘Qui’» précise encore Hannah Arendt «est implicite en tout que ce que l’on fait et tout ce que l’on dit». Dans les actes, et dans les paroles, c’est un sujet singulier qui s’exprime, un sujet aussi passionné de vivre, que tourmenté par l’éthique c’est-à-dire par l’inquiétude de savoir comment il doit vivre devant l’autre et s’il peut vivre avec lui, un sujet qui s’adresse donc toujours à quelqu’un du fond de sa solitude, par ce qu’il fait et ce qu’il dit pour révéler qui il est vraiment. Là encore, il semble qu’il n’y ait rien de mieux que la lecture des écrits de Kierkegaard pour donner un sens à ce propos. Les écrits de Kierkegaard sont en effet à la croisée des actes et des paroles, comme autant de pièces, les unes signées de façon pseudonymique, les autres sous son nom propre, d’un puzzle que l’auteur invite ses lecteurs à déchiffrer. L’important n’est pas tant pour Kierkegaard l’expression que l’adresse, le destinataire des écrits. La révélation du Qui peut-on ajouter à la citation d’Hannah Arendt est toujours une révélation à quelqu’un qui se considère comme destinataire du message. On comprendra donc combien les questions de la traduction et de l’édition de l’œuvre de Kierkegaard sont ici décisives.
Qui est donc Kierkegaard ? Essayons, à notre tour, pour finir, de répondre à cette question, et commençons par dire qu’il est d’abord plus que jamais notre contemporain, car celui qui se fit appeler le «veilleur de Copenhague» [11] est bien aussi celui qui se donna pour vocation de réveiller ses concitoyens au sens, pour lui perdu, de la religion chrétienne. Ainsi, on rappellera que c’est à travers une voix singulière que cette vocation au réveil voulait être exprimée, celle que Kierkegaard désigne lui-même comme la curieuse voix d’un «crieur public de l’intériorité» [12], la voix familière et rauque de la solitude, caractérisant un étrange animal, et questionnant sans cesse l’authenticité de la foi religieuse. Qui nous sommes, nous ne le saurons que si nous nous jetons ultimement et avec passion dans la Foi, comme ce chevalier de la Foi qu’est Abraham, prêt à sacrifier son fils pour accomplir la volonté divine à laquelle il accorde une confiance aveugle. C’est ainsi la question très contemporaine du fanatisme religieux que permet d’interroger la voix kierkegaardienne du Qui.
À travers son œuvre pseudonyme, Kierkegaard est aussi celui qui nous ré-adresse les grandes questions éthiques de la philosophie : sommes-nous des individus authentiques ou perdus dans la masse d’une société anonyme ? savons-nous mettre notre humanité dans nos actes comme dans nos paroles ? ou préférons nous jouer cyniquement les inhumains ? Dans une dialectique toute socratique c’est-à-dire non-hégélienne, Kierkegaard est celui qui nous retourne la question du Qui, et nous montre qu’elle constitue toujours une question adressée à nous-mêmes quand nous nous interrogeons sur le sens de notre individualité personnelle : suis-je vraiment quelqu’un de digne ou ne suis finalement personne de valable ?
Enfin, Kierkegaard est celui qui, dans la recherche de ce quelqu’un qui se découvre avec angoisse n’être possiblement personne, élabore une sorte de phénoménologie avant la lettre de l’identité individuelle, étude d’un sujet qui se découvre, à travers l’expérience d’un temps perdu, comme aspirant profondément à gagner son identité c’est-à-dire en terme religieux, son salut. Il faut ainsi que le sujet ait éprouvé temporellement la brièveté et la fugacité des plaisirs sensuels et la faute de s’être oublié en eux pour qu’il prenne conscience de sa vocation spirituelle. Pour le sujet kierkegaardien, la découverte de l’être infini de sa personne est toujours à l’horizon d’un approfondissement angoissant du néant de sa finitude individuelle. La dogmatique chrétienne affirme d’ailleurs que l’éternité de l’absolu elle-même, c’est-à-dire le divin, n’a pas fait historiquement l’économie de l’incarnation de l’éternité dans le temps, ce qui ne va pas sans mystère : tel est le dogme chrétien de la Passion christique. L’éternité divine ne peut alors se révéler, pour le croyant que veut désespérément être Kierkegaard, que comme paradoxalement créée par le temps, à l’instant où doit advenir la grâce inespérée du salut.
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Pour finir, remarquons qu’il est possible de mettre en parallèle la «disproportion de l’homme»explorée par Pascal dans ses Pensées [13], avec les méditations kierkegaardiennes sur la condition humaine. L’homme naturel est en effet pour Pascal quelque part perdu entre l’infinité de l’être qu’est Dieu et la finitude du Néant. Or il appartient à Kierkegaard d’avoir converti définitivement l’évocation pascalienne de cette disproportion de l’homme, mettant à nu le Qui dépouillé du Ce que qui en cachait la vérité, en une méditation esthétique, morale et religieuse sur la subjectivité. C’est une sinon la notion clé de la philosophie de Kierkegaard, qui désigne l’accomplissement spirituel de l’individu [14]. Elle est intrinsèquement passionnelle et représente pour lui la plus haute tâche qui puisse être assignée à chaque homme. Et c’est cette méditation qui constitue indéniablement un héritage spirituel pour notre temps présent.
[1] Arendt, La condition de l’homme moderne, p.236.
[2] Idem., p.238.
[3] Idem.
[4] Idem.
[5] Citons Gusdorf, auteur d’un Kierkegaard (Éd. Seghers), et Chestov, auteur de Kierkegaard et la philosophie existentielle. Vox clamantis in deserto (Éd. Vrin).
[6] Parmi ces relations, on citera bien sûr Régine Olsen, avec qui Kierkegaard rompit des fiançailles le 11 août 1841 – épisode dont il fait lui-même le point de départ de sa production littéraire et philosophique
[7] Ce choix est particulièrement exposé dans une œuvre au titre ironiquement anti-hégélien Post-scriptum définitif et non -scientifique aux Miettes philosophiques (1846).
[8] Kierkegaard, Journal, VII.
[9] Kierkegaard, Journal, II.
[10] P. Chevallier, Être soi, p.11.
[11] Vigilus Hafniensis en danois, qui est l’un de ses nombreux pseudonymes choisis pour publier ses œuvres.
[12] Kierkegaard, Post Scriptum, p.50.
[13] Pascal, Pensées, Pensée 199, Éd. Lafuma.
[14] Sur le langage de la subjectivité chez Kierkegaard et sur les stratégies de subjectivation construites pour les lecteurs de son œuvre, voir Singulière philosophie : essai sur Kierkegaard de V. Delecroix.
Jean-François Crepel est professeur de philosophie depuis 1999, et enseigne au Lycée de la Joliverie (Loire Atlantique). Il collabore avec l'association "Philosophia" et a notamment donné un cours à l'Université Permanente de Nantes sur le thème "Kierkegaard ou le choix de soi".
Commentaires
Sur la question de l’identité , Renan , me semble-t-il , apporte un éclairage particulièrement précieux aujourd’hui . Une nation , si je l’ai bien compris , rassemble tous ceux qui , quelle soit leur origine , partagent des valeurs communes, un imaginaire commun et donc un projet commun . Peut-être , à l’heure ou divers communautarismes tentent de réduire la société française à une ratatouille mêlant divers groupes se contentant de » vivre ensemble « , voire essaient d’imposer une contre-société récusant les lois de la République , serait-il bon d’en revenir à la nation . C’est le choix courageux de Lydia Guirous qui , dans son dernier livre , » Assimilation . En finir avec ce tabou français » , remet à l’honneur cette notion bafouée tant par des jeunes de quartiers périphériques que par nos bien-pensants germanopratins : » L’assimilation , c’est une générosité . C’est une manière de dire à ceux qui arrivent : voici nos codes , nos héros , notre histoire, notre façon de vivre, faîtes-les vôtres et » vous serez un frère dans cette République » . Originaire de Kabylie , elle s’insurge , dans une interview réalisée par Anne Fulda pour Le Figaro , contre ceux qui diabolisent l’assimilation en la présentant comme un concept qui exige que vous soyez » une page blanche » : » Cela n’a pas de sens . Aucun homme ne peut oublier d’où il vient. On porte tous l’histoire de nos parents et de nos grands-parents. Sans rien oublier , l’assimilation permet de faire souche . » Kierkegaard aurait-il partagé les idées de Lydia Guirous sur l’identité ? Je n’en sais rien . Mais il aurait tenu à lire son livre , j’imagine .
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Passionnant portrait ! merci Monsieur.
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