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L’Édito : «Une nation ou un président palimpseste ?»

6/05/2021 | par Alexis Feertchak | dans Politique | 3 commentaires

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Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en Philosophie de l’Université Paris-Sorbonne après un double cursus, Alexis Feertchak est journaliste au Figaro et rédacteur en chef du journal iPhilo, qu’il a fondé en 2012.


Ayant remisé au placard sa blouse blanche, le président épidémiologiste a ressorti sa toge de philosophe pour commémorer, mais sans célébrer, le bicentenaire de la mort du premier empereur des Français. Emmanuel Macron avait de quoi savourer ce moment. En tant que chef de l’Etat, il allait pouvoir placer ses mots dans les pas de son lointain ancêtre. En tant que sujet éclairé, il allait pouvoir briller au cœur du temple du savoir, l’Institut de France. En tant que redoutable animal politique, il allait pouvoir dépasser la polémique naissante en réconciliant les activistes et les pourfendeurs de la déconstruction historique. De ce numéro d’équilibrisme sémantique, sortit une phrase empreinte de toute la «pensée complexe» macronienne : «nous sommes une nation palimpseste».

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L’expression, pour le moins, interroge. La chose est bien sûr indémontrable, mais il y a d’abord dans l’amour macronien pour les mots savants un parfum de cuistrerie et une trace d’esbroufe. Ce n’est pas mépriser les Français que de présager qu’une très large majorité d’entre eux ne savent probablement pas ce qu’est un palimpseste. Lors, de deux choses l’une. L’on peut décider en tant que président d’employer ce mot sans le définir et de se contenter d’un argument d’autorité asséné à l’endroit des ignorants, ce qui revient à cantonner l’exercice de réflexion au cercle étroit des sachants. L’on peut aussi anticiper qu’un tel mot échappera à la majorité de son auditoire et préférer soit décrire ce qu’il exprime sans l’utiliser, soit, ce qui est certainement mieux encore, décider de l’employer, mais en le définissant en quelques mots, en expliquant pourquoi il est juste, nécessaire et enrichissant, comme le ferait un professeur. Emmanuel Macron – cela nous étonne-t-il vraiment ? – a emprunté la première voie.

Il faut dire qu’en choisissant d’employer le terme de palimpseste, le président de la République réalise un «en même temps» d’une subtilité qui confine peut-être à une forme raffinée d’illusionnisme. Au sens propre du terme (mais ce n’est pas le seul ; nous le verrons), un palimpseste se dit d’un manuscrit que l’on a effacé pour pouvoir réécrire par-dessus un nouveau texte. La chose était courante au Moyen Âge, les parchemins coûtant chers, les moines copistes les «grattaient de nouveau» ( du grec palímpsêstos).

Passé irréversible, avenir indéterminé  

Si la nation est un palimpseste, c’est donc qu’elle se construit par une succession d’effacements et de réécritures volontaires. Emmanuel Macron donne ainsi des gages à ceux qui voudraient «déconstruire» l’histoire. Idée qui, par les temps qui courent, ne plaira pas à tout le monde. Une bonne partie des Français, pour des raisons affectives assez humaines, n’en peuvent plus que les œuvres qui ont fait leur histoire plus ou moins récente soient systématiquement clouées au pilori. Les enfants qui ont naguère rêvé des campagnes napoléoniennes en jouant aux soldats de plomb doivent-ils battre leur coulpe ? Les enfants qui ont dévoré Tintin ou Blanche-Neige doivent-ils faire leur mea culpa dans une grande séance d’excuses publiques, comme dans la Chine communiste ? Et ceux qui ont frissonné en lisant Saint-Exupéry doivent-ils compenser ce rêve aérien et carboné en allant planter un arbre ? Il ne faudrait pas sous-estimer cette exaspération montante qui n’est pas un cri de l’esprit – comme s’ils n’étaient pas capables de comprendre que Tintin au Congo serait, écrit à notre époque, inacceptable – mais un cri du cœur – car l’on n’aime jamais se voir jeter à la figure les images chéries dans son enfance.

Mais il y a quelque chose d’autre qui transparaît de cette vision «déconstructionniste» de l’histoire. Le temps est ainsi fait que le passé, fixe, ne pourra jamais être différent de ce qu’il a été tandis que l’avenir, ouvert, demeure indéterminé jusqu’à ce qu’il ait lieu. Vouloir effacer l’histoire est bien téméraire. Comme l’écrivait Vladimir Jankélévitch dans L’Irréversible et la nostalgie, «celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été ; désormais ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité». Que l’on abatte les statues, que l’on enterre à jamais le nom des coupables, l’irréversible n’en demeurera pas moins vrai. Plutôt que de vouer aux gémonies un passé qui ne nous conviendrait pas, ne vaudrait-il pas mieux profiter de l’indétermination de l’avenir pour écrire la future histoire qu’il nous plaira de choisir ? Vu les défis qui nous attendent (à commencer par le premier d’entre eux, le changement climatique), ne faut-il pas consacrer le plus clair de notre énergie à ce qui n’est pas encore réalisé ? Notre empressement à condamner le passé ne vient-il pas de notre peur de nous saisir de l’avenir ? Car, si ce qui a été ne peut plus désormais ne jamais avoir été, ce qui sera dépend en partie de nous. Mieux, comme l’avait compris Sartre, si l’histoire est fixée à jamais, le sens qu’elle prend évolue au fil du temps. Le sens de la Révolution française en 1793, en 1802, en 1871, en 1914, en 1940, en 1989 et en 2021 n’est pas le même. Ainsi en va-t-il aussi de Napoléon Bonaparte. Si le passé ne passe pas, tournons-nous donc plutôt vers l’avenir. La chance de s’y réconcilier sera plus grande.

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Et, c’est là que l’expression de palimpseste d’Emmanuel Macron est intéressante. Si l’on peut penser en premier lieu au sens d’effacement d’un texte ancien sur lequel l’on réécrit un nouveau texte, un détail donne à cette expression un sens littéraire moderne moins radical. La touche «contrôle F» n’existant pas à l’âge des copistes, le texte remplacé conservait toujours une trace en filigrane. De façon certes accidentelle, l’original ne disparaissait pas complètement, mais demeurait par transparence. Le palimpseste exprime alors l’idée d’une superposition, avec toute l’ambiguïté de ce dernier mot : la chose qui se superpose à une autre la recouvre-t-elle complètement jusqu’à l’enfouir ? Dans les faits, pas nécessairement. En 1982, dans Palimpsestes. La Littérature au second degré, Gérard Genette étudie la façon dont les textes littéraires se répondent les uns les autres, formant entre eux des superpositions. Tout texte – en tant qu’«hypertexte» – est nourri de façon plus ou moins directe par des textes antérieurs – des «hypotextes» – cette relation entre eux formant un palimpseste. Dans cette superposition, le texte situé tout en bas n’a pas disparu mais est seulement moins visible que le texte le plus récent situé tout en haut. Dans le cas d’un pastiche ou d’une parodie, le palimpseste littéraire est évident, mais les relations hypertextuelles dépassent ces exemples expressément pensés comme tels. Toute oeuvre laisse en effet transparaître une part plus ou moins nette du patrimoine dont elle se nourrit et auquel elle se superpose.

En ce sens, dire que la nation est un palimpseste est alors beaucoup plus doux puisque l’acte d’effacement sur lequel on recrée quelque chose de nouveau disparaît au profit d’une logique de superposition infinie qui conserve la trace des couches antérieures. Les deux sens de palimpseste sont évidemment intimement liés, en l’occurrence par l’impossibilité qu’avaient les moines copistes d’effacer parfaitement l’original, mais divergent en même temps radicalement. L’ancien khâgneux Emmanuel Macron ne devait pas l’ignorer en prononçant une telle phrase chargée d’une indétermination politique coupable : que pense au fond de lui le président de la République ? Un jour, dans un show télévisé américain, l’ancien homme de gauche vante les mérites de la déconstruction. Le lendemain, dans un quotidien de la droite française, il nie ces mêmes propos tenus en anglais. Qui croire ? Est-il lui-même une superposition entre deux éléments contraires ? Efface-t-il chaque jour par indécision le texte qu’il a écrit la veille ? Ou tente-t-il une grande réconciliation en faisant se répondre tous ses textes dans une boucle infinie de sens ? Ou, plus prosaïquement, manipule-t-il les uns et les autres en faisant entendre à chacun ce qu’il a envie d’entendre ? Parlait-il de Napoléon et de la nation dans son discours, ou de lui-même ? Avons-nous face à nous un président palimpseste ?

Alexis Feertchak, à Paris, le 5 mai

Trois paradoxes philosophiques de la peinture

Nombre de philosophes, notamment en phénoménologie, se sont intéressés à ce que la peinture pouvait nous apprendre de notre manière de nous représenter le monde. Dans leur sillage, le professeur André Stanguennec, métaphysicien reconnu qui pratique lui-même la peinture, met en lumière trois façons erronées (et pour cela intéressantes) de considérer cet art. Pour lui, le philosophe et le peintre partagent une démarche semblable.

Lire l’article d’André Stanguennec

Le scepticisme de Montaigne envers la médecine est-il toujours d’actualité ?

L’auteur des Essais doutait de la pertinence d’objectiver scientifiquement la maladie. Pour le médecin et philosophe Jean-Claude Fondras, malgré les progrès incroyables de l’art médical, quelque chose demeure vrai dans la critique de Montaigne : à chaque étape de la croissance de la scientificité de la médecine, il semble que l’expérience propre du malade s’efface comme source de connaissance.

Lire l’article de Jean-Claude Fondras

L’assimilation s’impose aux étrangers comme aux nationaux

Dans Éloge de l’assimilation, critique de l’idéologie migratoire, Vincent Coussedière propose une réflexion puissante sur le lien entre nationalité et immigration. L’homme est un animal assimilateur, qu’il soit migrant ou non migrant, explique le philosophe qui critique tant les «immigrationistes» que les «anti-immigrationistes», ces deux pôles rejetant le principe d’assimilation au nom d’un universalisme abstrait ou d’un relativisme identitaire. Or, si la capacité d’assimilation n’est pas nulle, elle est en même temps marquée par un principe de finitude.

Lire l’article de Vincent Coussedière

Et ne manquez pas non plus en avril…

Chaque mois, un grand classique d’iPhilo à (re)lire !

Le 9 avril 2019, la philosophe Claire Marin accordait à iPhilo une interview pour la sortie aux éditions de l’Observatoire de son essai Rupture(s), qu’elle consacrait alors à ce concept et à ses manifestations contemporaines. Notre monde, peut-être plus qu’hier, est soumis à des ruptures incessantes, au point, parfois, que l’on peut se demander ce qui demeure. Pour profiter des ruptures qui délivrent et survivre à celles qui brisent, la philosophe, professeur en classes préparatoires, loue une forme de détachement, qui ne saurait être pris pour de la simple légèreté.

Lire l’interview de Claire Marin : «La continuité n’apparaît plus comme un horizon désirable»

Voilà, c’est la fin de la «Lettre d’iPhilo n°8». On vous redonne rendez-vous dans un mois. D’ici là, n’hésitez pas à en parler autour de vous ! Pour s’abonner, il suffit d’entrer son adresse électronique sur le site d’iPhilo puis de valider l’email de confirmation reçu.

Philosophiquement vôtres,

Alexis Feertchak & Sylvain Portier 
Rédacteurs en chef d’iPhilo

 

Alexis Feertchak

Journaliste, Alexis Feertchak est chef de service au Figaro, chroniqueur pour le magazine Conflits et rédacteur en chef du journal iPhilo, qu'il a fondé en 2012. Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en philosophie de l'Université Paris-Sorbonne après un double cursus, il a été pigiste pour Philosophie Magazine et a collaboré pour l'Institut Diderot, think tank de prospective. Suivre sur Twitter : @Feertchak

 

 

Commentaires

C’est toujours ce qui me frappe chez M. Macron. Dans les humiliations qu’il inflige chaque jour aux Français, il est toujours subtil. Inquiétant car beaucoup plus rude à contrer qu’un discours politique bêtement partisan.

par Didier M. - le 6 mai, 2021


Des interrogations en lisant ce texte…
Je ne suis pas les discours d’Emmanuel Macron ; je me suis dégagée de la théâtrocratie.
Mais en connaissant le contexte d’impasse républicaine dans lequel Macron a été élu.. par qui ? en me demandant qui il représente de manière si marginale, en ayant été élu avant la quarantaine sans l’appui d’un parti politique déjà existant et légitime, sans carrière ou expérience sérieuse dans la chose politique, en n’étant pas père de famille, je me pose beaucoup de questions sur la mission dont il a été investi… mission qui se révèle devant nous au fur et à mesure que les événements récents se déroulent.
On peut dire qu’il a été sorti du lot… pour cette mission, qui doit lui échapper autant que ça nous échappe, en passant.
On s’imagine être en contrôle de nos actes, mais il y a tant qui nous échappe dans l’action…
Pour le palimpseste… M Feertchak vient d’un milieu ? a reçu une éducation qui lui permet de comprendre sur le coup ce que veut dire ce mot monté droit de l’héritage greco-romain. Tant mieux pour lui. Le fait d’être savant d’un certain savoir (quel qu’il soit, et on ne peut pas être… expert en tout) ne rend pas meilleur. Mais… le fait de rester ignorant, et de se cramponner à son ignorance ne rend pas meilleur non plus.
Le spectacle politique est miné par un populisme qui guette l’homme politique en exigeant qu’il s’exprime comme un ouvrier au café pour ne pas froisser l’homme de la rue, tout en regrettant, la main sur le coeur, l’époque de la grandeur de la chose politique. Napoléon fréquentait-il des cafés à côté des ouvriers ? Je ne crois pas. Lui en voulait-on de ne pas fréquenter les cafés ? Je ne le crois pas non plus.
De toute façon, nous voyons bien qu’Emmanuel Macron ne pourrait jamais plaire à… tout le monde. Grandeur et décadence de la.. démocratie quand la corruption du meilleur engendre le pire.

par Debra - le 6 mai, 2021


Succulent – et courageux ! – papier . On ne saurait mieux dévoiler ce que l’idéologie du  » En même temps  » et sa déclinaison politique le  » Ni droite, ni gauche  » recèlent d’ambiguïté . Comme d’autres avant lui , notamment François Mitterand , notre Président a visiblement lu le Cardinal de Retz :  » On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment  » . Et tient , effectivement , d’un jour sur l’autre , des propos pouvant plaire aux uns comme aux autres . Espère-t-il ainsi réussir à son tour l’exploit d’un deuxième quinquennat ? Pour l’instant , c’est mal parti : l’opération consistant à phagocyter la droite en région Provence-Alpes-Côte d’Azur a tourné au fiasco . Mais , bon , le ridicule n’a jamais tué personne.

par Philippe Le Corroller - le 6 mai, 2021



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