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Le progrès : des paradis artificiels à l’enfer pavé de bonnes intentions

19/12/2021 | par Stéphane Braconnier | dans Science & Techno | 2 commentaires

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ANALYSE : La technique sert à l’homme d’échasses pour toiser les autres espèces animales et ses propres congénères au mode de vie primitif, mais les techniques rudimentaires que ceux-ci utilisent assurent leur survie quand les nôtres préparent notre apocalypse, constate notre chroniqueur Stéphane Braconnier. Outillé à l’excès, l’homme surnuméraire s’extermine à en faire le moins possible, regrette le professeur de philosophie.


Diplômé en Philosophie de l’Université Panthéon-Sorbonne et en Droit de l’Université Pascal Paoli, ancien journaliste, ancien entrepreneur, Stéphane Braconnier est professeur de Philosophie depuis 2013, en poste dans l’académie d’Ajaccio puis celle de Nantes. Il a publié trois recueils de poésie : Testostérone ; L’Évasion sensuelle et Coup de pied dans la fourmilière (éd. Amalthée).


Sous un certain angle, il y a quelque absurdité à parler du choc des civilisations tant notre vie est globalement influencée par le monothéisme, quel qu’il soit. En effet, le Coran reprend l’Ancien Testament, et le Christ est un Juif instaurant une internationale socialiste dont les apparatchiks ont élu domicile à Rome. On pourrait objecter que l’Asie suit d’autres références avec le confucianisme, le bouddhisme, le shintoïsme, l’indouisme, etc. Au demeurant, les hommes s’accordent universellement sur cet extrait biblique :

«Fructifiez et multipliez-vous, remplissez la terre ! La crainte et l’effroi que vous inspirerez s’imposeront à tous les animaux de la terre et à tous les oiseaux des cieux. Tout ce dont fourmille le sol et tous les poissons de la mer, il en sera livré à votre main. Tout ce qui remue et qui vit vous servira de nourriture, comme l’herbe verte, je vous ai donné tout cela. (…) Quant à vous, fructifiez et multipliez-vous, foisonnez sur la terre et ayez autorité sur elle !» [1]

À bien y réfléchir, on peut penser que tout le malheur du monde est contenu dans ces cinq phrases, tant en ce qui concerne la surpopulation mondiale que la destruction de la nature, les deux n’étant pas sans rapport. Pris entre la reproduction humaine incontrôlée et l’absorption technologique de la nature, les espoirs qui pourraient subsister quant à notre avenir paraissent assez minces. En fait, la technique d’aujourd’hui permet surtout à certains d’acheter des produits dont la seule utilité véritable est d’occuper (travailler) des gens qui ne pourraient exister sans cette même technique, et ce finalement aux dépens de la nature.

Le processus est simple : les effets cumulés de la surpopulation et de la technique entraînent l’anéantissement des processus biologiques. Mis à part quelques Amishs, Quakers ou Indigènes résiduels, ces epsilons de l’humanité, tout le monde se vautre d’une manière ou d’une autre dans cette équation funeste. Pourtant, la technique fut conçue comme permettant la vie de l’humanité et non comme l’éradication de la nature dont l’existence humaine ne saurait se passer ; du moins, c’est ce qu’il ressort du mythe de Protagoras, dans le dialogue éponyme de Platon. Pour résumer, quand les dieux créèrent les espèces mortelles, ils confièrent aux titans Épiméthée et Prométhée le soin de les doter des moyens de leur survie. Le premier se mit à l’œuvre tandis que le second se chargea des vérifications de l’ouvrage. Épiméthée dota certaines espèces de vélocité pour fuir ou chasser, d’autres d’ailes, de carapace, de fourrure contre le froid, d’habitats souterrains, de proportions corporelles inattaquables, de sabots, de cornes, de griffes, etc., comme il mit à leur disposition les aliments nécessaires à leur survie ; le tout dans un souci d’égalité dans la diversité, afin qu’aucune espèce n’en domine une autre. Sauf qu’à l’aune d’une telle distribution générale des attributs et des moyens, l’homme fut totalement oublié par Épiméthée tant et si bien que cette espèce animale n’avait aucune possibilité de perdurer. Son frère Prométhée s’en aperçut et corrigea cette erreur en offrant à la gente humaine le feu d’Héphaïstos et l’intelligence technique d’Athéna. Précisément, Platon écrit :

«Alors Prométhée, en proie à l’embarras de savoir quel moyen il trouverait pour sauvegarder l’homme, dérobe à Héphaïstos et à Athéna le génie créateur des arts, en dérobant le feu (car, sans le feu, il n’y aurait moyen pour personne d’acquérir ce génie ou de l’utiliser) ; et c’est en procédant ainsi qu’il fait à l’homme son cadeau.» [2]

C’est là une fable que l’on raconte chaque année à nos élèves et qu’ils nous resservent régulièrement dans leurs copies quant elles traitent de la technique. Mis à part qu’on ne s’attarde pas généralement suffisamment sur la parenthèse de l’auteur «(car, sans le feu, il n’y aurait moyen pour personne d’acquérir ce génie ou de l’utiliser)», puisqu’elle scinde l’humanité en deux, celle qui appartient à l’histoire et l’autre qui relève de la protohistoire. Ces derniers utilisent le feu pour cuire leurs aliments, s’éclairer la nuit, se chauffer et faire fuir les prédateurs. Armés d’os, de pierres et de bois, leur univers n’évolue pas et ils perdurent sans nuisance écologique. Certes leur existence nous semble rudimentaire, mais elle perdura durant des millénaires. Par contre, les premiers adjoignent une autre qualité au feu, celle de changer la matière puisque ses variations calorimétriques modifient ses propriétés ; l’éventail des applications est large et s’étend du simple travail des métaux à la transformation d’un atome en ion ou cation. La vie s’inscrit alors dans une continuité historique, celle où s’égrènent les différentes inventions technologiques qui transforment notre existence régulièrement, mais dont l’impact environnemental est d’autant plus conséquent.

La technique, essentiellement contre-nature

S’en étonner semblerait bien léger à la réflexion, puisqu’on peut définir la technique comme étant la compréhension intime de la nature, de ses modes de fonctionnement, afin de la détourner de ses propres finalités pour lui assigner des objectifs inhérents au confort humain. Dès lors, la technique, dans sa quintessence même, est contre-nature.

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Certes, entre la protohistoire la plus reculée dans le temps et celle des Algonquins de 1534 dont Jacques Cartier fut le compagnon, la terre a été parsemée de différentes civilisations dont la technicité était très élaborée à l’instar de l’Empire Romain, sans toutefois que leur impact environnemental soit considérable, du moins sans commune mesure avec le nôtre actuellement. Ni les Grecs, ni les Égyptiens, ni les Indiens qu’ils soient d’Amérique centrale ou d’Asie, ni les Chinois, ni les Japonais, etc., n’avaient promu leur art de vivre, leur technicité aux dépens systématiques de la nature ; leurs progrès n’impliquaient pas sa destruction. Rome construisit des édifices grandioses, immémoriaux, des voies romaines dans tout son empire, elle détourna les eaux sans que l’écologie en fasse les frais et sa civilisation ne manquait pas de confort comme le stigmatise d’ailleurs Sénèque dans une lettre (86) à Lucilius [3]. En outre, il faut relever que leur technique dépassait déjà largement le simple stade de la survie comme Platon y faisait allusion à la faveur de son mythe du Protagoras. Bref, qu’est-ce qui a transformé le progrès en désastre écologique ? Quelle fut l’origine de cette civilisation occidentale mondialisée essentiellement écocide, faisant écho aux propos inconséquents de la Genèse cités précédemment ?

Francis Bacon (1561-1626) n’a pas la postérité qu’il mérite. Certes, il n’a pas découvert l’attraction universelle ni les théories de la relativité ; il a juste inventé la science moderne et sa méthodologie. Avant son Novum Organum sive Indicia Vera de Interpretatione Naturae (1620), scientifiquement parlant, quasiment rien ! Après lui : tout ! Suite à une tabula rasa [4] indispensable eu égard aux errements de la pensée qui le précède, il conçoit le progrès et la science en termes belliqueux à l’encontre de la nature, tels «empire», «conquête», «triomphe», «puissance», «grandeur», «étendre le domaine». En effet, on peut lire que «notre but, au contraire, est d’essayer si nous pouvons donner à la puissance et à la grandeur de l’homme des fondements plus solides et en étendre le domaine» [5], comme «tout est pour nous dans le triomphe de l’art sur la nature» [6] , ou encore que «ceux qui s’efforcent de fonder et d’étendre l’empire du genre humain lui-même sur la nature entière ont une ambition (…) incomparablement plus sage et plus relevée que les autres. Mais l’empire de l’homme sur les choses a son unique fondement dans les arts et les sciences, car on ne commande à la nature qu’en lui obéissant» [7]. En outre, «le genre humain recouvre son empire sur la nature, qui lui appartient de don divin, et qu’il retrouve sa puissance» [8], et «la grandeur de notre œuvre, qui est d’égaler l’esprit humain à l’immensité des choses et de la nature» [9], sans oublier que «notre but principal est de faire servir la nature aux affaires et aux besoins de l’homme» [10]. Si pour Bacon la nature est l’œuvre de Dieu que l’humain doit reconquérir par la science tel un paradis perdu, son ambition progressiste frise le blasphème lorsqu’il écrit à propos des hommes qui améliorent le sort de l’humanité grâce à leurs inventions que «l’homme est un Dieu pour l’homme» [11] ; comme si à terme la science devait renverser Dieu, ou du moins asservir son œuvre et ériger l’humain en démiurge et, à l’instar de n’importe quel dieu, accomplir des miracles ; c’est-à-dire déroger aux lois de la nature. D’ailleurs, il emploie le terme de «magie» pour caractériser les résultats pratiques de la recherche appliquée future issue d’une recherche fondamentale à venir, prévoyant dans sa Nouvelle Atlantide (1623) l’évolution de l’être humain dans les airs, les sous-marins, la téléphonie, les O.G.M. ou l’augmentation sensible de l’espérance de vie, etc. [12] Si individuellement l’homme est limité dans ses pouvoirs à l’inverse de Dieu, il suggère l’instauration d’une communauté de scientifiques [13] dont le potentiel  s’avèrera sans borne.

Les adulateurs du progrès peuvent vénérer Francis Bacon : il est l’égérie incontestable des temps modernes. Depuis quatre siècles, l’humanité lui emboîte le pas et Hiroshima comme Nagasaki rivalisent largement avec les destructions de Sodome et Gomorrhe. Si les Lumières avaient substitué le déterminisme naturel à la prédestination divine, Bacon a inauguré bien avant eux l’ère du déterminisme humain qui devait les effacer sur son passage, aussi radicalement qu’un coup d’éponge sur une ardoise. Le déterminisme naturel fut écrit à l’encre sympathique et les sentiments de liberté et d’égalité qu’il a suscité sont gommés par les multinationales qui asservissent l’homme et détruisent la nature au nom du progrès. Les échanges mondiaux sont de plus en plus rapides quand l’homme correspond en instantané : l’humanité se précipite et nous précipite surtout… vers le chaos. Certes, l’homme a pour unique destinée la mort comme se le répètent systématiquement les chartreux ; mais pourquoi la rejoindre en courant ? La surpopulation comme notre comportement énergivore dévorent les ressources naturelles inconsidérément et on ne peut qu’acquiescer quand on lit sous la plume de Georges Sorel que «la doctrine du progrès permet de jouir en toute tranquillité des biens d’aujourd’hui, sans se soucier des difficultés de demain» [14]. Franchement, avec tout le confort matériel que nous avons acquis à ce jour, on pourrait stopper la recherche et l’innovation sans que nos conditions de vie soient épouvantables. Mais non, on continue, on s’obstine, il faut aller encore plus vite car déjà, la 5G est aussi nécessaire pour communiquer que l’oxygène l’est pour respirer.

La technique comme absurde remède à la technique

Cela dit, on ne peut nier une insigne prise de conscience écologique, sauf qu’on confie à la science encore une fois de résoudre les problèmes qu’elle suscite, avec le moteur à hydrogène pour éviter les gaz à effet de serre par exemple ou les biocarburants, la voiture électrique qui de son élaboration jusqu’à sa destruction a un bilan environnemental assez comparable à celui des véhicules à moteur thermique, ou encore le développement des réseaux internet afin de travailler sans déplacement polluant, sauf que le data-center s’avère un gouffre énergétique lui aussi. Une telle prise de conscience publique s’accorde avec mon équation de départ qui veut que la surpopulation combinée au développement technologique entraîne une éradication naturelle substantielle. Sauf que la solution qu’on nous préconise consiste à encore plus de technologie, ou si vous préférez : plus de monde sur la terre et plus de technologie vont rétablir les équilibres naturels. Un tel pari me semble particulièrement spécieux, d’autant que les quelques avancées technologiques produisant de l’énergie propre ne pourront jamais obtenir un rendement en rapport avec la poussée exponentielle de la démographie mondiale. Personnellement, j’augure que l’équation du futur finira par ressembler à… zéro nature = zéro humanité.

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L’hégémonie progressiste que nous subissons est bien éloignée du mythe de Protagoras qui justifiait la technique au nom de la survie, lequel pourrait illustrer la protohistoire et ses impératifs existentiels de nutrition et de protection. Ce mythe constitue en fait une fable philosophique, pour adolescent tout au plus. Depuis des lustres, la technique relève au minimum de la quête d’un certain confort. Mais plus encore, d’une incurable fainéantise car tout ce qu’on invente et fabrique trouve sa motivation dans le parti du moindre effort. L’homme historique exfiltré de la protohistoire s’est toujours acharné à découvrir comment se faciliter l’existence, comme s’il rejetait les conditions naturelles trop inhospitalières à son goût, à l’inverse de l’homme de la protohistoire ou de toutes les autres espèces animales qui vivent en adéquation avec la nature. Au début, il s’est ingénié à fabriquer des armes et il s’est battu avec, pour mettre en esclavage son congénère, afin qu’il fasse le travail à sa place, qu’il lui procure les moyens de sa propre existence. Il a domestiqué et dressé des animaux, pour qu’ils fassent aussi le travail à sa place. Il a inventé la machine à vapeur, le moteur à explosion, l’électricité, la robotisation, pour qu’ils fassent le travail encore à sa place. L’homme historique est cet animal autant absurde que dénaturé qui travaille finalement sans cesse… pour ne plus travailler. Sa fainéantise le motive et outre de travailler dans l’espoir d’en faire le moins possible (c’est d’ailleurs le fondement de notre système de retraites), il tient à ce que son existence dure le plus longtemps possible, quitte à mettre en péril la terre entière, au point de sacraliser la vie ; associant ainsi la fainéantise à l’instinct de survie. On invente alors des techniques pour ne pas mourir et ont fait naître techniquement des enfants qui ne devraient pas venir au monde, ou qui ne devraient pas survivre. La technique médicale s’assoie sur la sélection naturelle au risque que le culte humain de la vie, autrefois délimité par les espoirs religieux en l’au-delà, détruise la vie biologique. Travailler pour ne plus travailler et sacraliser la vie au point de la détruire, voilà toute l’absurdité de notre monde.

Outre d’être entièrement redevable à la fainéantise, le progrès lamine nos sociétés aveuglément. En effet, elles ont pour fondement le travail puisque ce dernier finance l’impôt sur le revenu (hôpitaux, écoles, police, armée, justice, etc.), nos retraites, la sécurité sociale, les allocations familiales, l’assurance chômage, alors que l’informatisation, la mécanisation, la robotisation incessantes de notre environnement constituent seulement un progrès capitalistique, une plus-value financière dont le fondement est l’éradication du travail humain trop coûteux, au profit du travail automate moins dispendieux. Sauf que ce n’est pas la machine qui va financer nos sociétés, à moins qu’on change totalement de paradigme social et qu’on taxe la production et non plus le travail. Qui plus est, le progrès se donne une représentation en trompe l’œil en laissant croire que les productions d’aujourd’hui sont bien supérieures à celles d’hier. Les architectes instruits par Vitruve ont érigé des monuments tels le Panthéon de Rome dont la solidité et la fiabilité sont sans commune mesure avec notre architecture moderne en béton, en acier et en verre dont le maître mot est l’obsolescence programmée. Avec une pudeur de vierge effarouchée, on stigmatise et on fait semblant de condamner le principe économique de l’obsolescence programmée depuis une vingtaine d’années seulement, alors que Lafargue dénonçait cet effet secondaire du capitalisme dès 1880-1883 au point d’écrire à propos de son époque : «Tous nos produits sont adultérés pour en faciliter l’écoulement et en abréger l’existence. Notre époque sera appelée l’âge de la falsification, comme les premières époques de l’humanité ont reçu le nom d’âge de pierre, d’âge de bronze, du caractère de leur production» [15]. Ajoutons à ce réquisitoire l’implication du progrès dans la difficulté de vieillir avec son temps : notre environnement se modernise sans cesse et ce que nous apprenons aujourd’hui sera obsolète d’ici à après-demain. Notre esprit doit s’adapter en permanence et cette faculté s’avère de plus en plus complexe en prenant de l’âge. En effet, et même si tout évolue selon Héraclite, l’esprit marque une certaine préférence pour la stabilité, la pérennité, c’est encore une histoire de fainéantise, mais neuronale cette fois. Il en résulte un cloisonnement intergénérationnel où les vieux se sentent de plus en plus exclus de la vie tant le fossé se creuse entre le mode d’existence de la société et leur capacité à s’y conformer. Ce progrès incessant les ostracise complètement ou les place dans une situation de dépendance vis-à-vis des générations plus jeunes qui s’adaptent plus aisément. Ils se retrouvent à leur merci.

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Nous sommes de plus en plus nombreux et de plus en plus consommateurs d’énergie, donc de nature. Alors, combien de temps nous reste-t-il, docteur ? Combien de temps ce cancer technologique laissera subsister des parcelles de vie ? Combien de temps encore chercherons-nous imbécilement à élaborer un nouveau médicament contre une maladie générée par de nouveaux engrais, au lieu d’arrêter de les épandre tout simplement ; tout ça pour nourrir une surpopulation qu’on aurait dû endiguer ? Depuis longtemps, on répond quelque peu légèrement à une telle question, puisque nous nous imaginons ne plus être au temps de l’apocalypse, sauf que le moment d’une telle révélation semble se précipiter et que les générations qui nous succèdent de près, voire nous-mêmes, pourrions y être confrontés. J’avais précédemment extrait une citation de Bacon de manière un peu succincte, ou du moins interdisant de prendre conscience d’une certaine naïveté de cet immense génie au demeurant, je la restitue alors plus amplement :

«En dernier lieu, si l’on objecte que les sciences et les arts donnent souvent des armes aux mauvais desseins et aux mauvaises passions, personne ne s’en mettra fort en peine. On en peut dire autant de tous les biens du monde : le talent, le courage, les forces, la beauté, les richesses, la lumière elle-même et les autres. Que le genre humain recouvre son empire sur la nature, qui lui appartient de don divin, et qu’il retrouve sa puissance, la droite raison et une saine religion en sauront bien régler l’usage.»[16]

Le fantasme de Bacon ne pouvait mesurer les effets secondaires de la réalité qu’il a inspirée. Avec l’invention de la science moderne et du progrès, il cherchait à nous restituer un paradis perdu, sauf que son paradis s’avère la façade mirifique d’un certain enfer dont notre comportement se délecte chaque jour ; comme quoi, l’enfer de Bacon est pavé de bonnes intentions, surtout quand notre inconscience nous rend ses flammes indolores et qu’on ne sait plus différencier une douce chaleur d’une crémation irrémédiable.

[1] Ancien Testament, Éd. Gallimard, coll. La Pléiade, Vol. 1, Paris, 1956, Genèse, IX, 1-7, pp.27-28.
[2] Platon, Protagoras, Éd. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres complètes vol. I, trad. Léon Robin, Paris, 1950, pp.88-90.
[3] Lettres à Lucilius, dans Sénèque entretiens – Lettres à Lucilius, Éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, trad. Henri Noblot et Paul Veyne, Paris, 1993, pp.868-870.
[4] Francis Bacon, Novum Organum, Éd. Librairie Hachette, trad. Lorquet, Paris, 1857, p.67.
[5] Ibidem, p.62.
[6] Ibidem, p.63.
[7] Ibidem, p.73.
[8] Ibidem p.74.
[9] Ibidem, p.106
[10] Ibidem, p.129.
[11] Ibidem, p.73.
[12] Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, Éd. Payot, coll. Bibliothèque scientifique, Paris, 1983, pp.79-87.
[13] Francis Bacon, Novum Organum, Éd. Librairie Hachette, trad. Lorquet, Paris, 1857, p.61.
[14] Georges Sorel, Les Illusions du progrès, Éd. Marcel Rivière, coll. Études sur le devenir social, Paris, 1921, p.49.
[15] Lafargue, Le droit à la paresse, Éd. La Découverte – Poche, Paris, 2009-2010, p.45.
[16] Francis Bacon, Novum Organum, Éd. Librairie Hachette, Trad. Lorquet, Paris 1857, p.74.

 

Stéphane Braconnier

Stéphane Braconnier fit ses études de philosophie à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, avant une courte expérience dans le journalisme. Partant vivre en Corse, il fit son droit à l’Université Pascal Paoli et se lança dans l’entreprenariat. Il écrivit trois recueils de poésie intitulés respectivement Testostérone, L’Évasion sensuelle et Coup de pied dans la fourmilière, publiés aux Éditions Amalthée. Depuis 2013, a été est professeur de philosophie dans l'académie d’Ajaccio, puis de Nantes.

 

 

Commentaires

Les grandes lignes du chaos humain, planétaire, rien à ajouter vous avez résumé ce que nous sommes nombreuses et nombreux à avoir compris.
« zéro nature = zéro humanité » bien sur, et la fainéantise nous habite au point de nous rendre aveugle et sourd, est-ce vraiment la fin?
Ce constat je me le répète sans le vouloir à chaque scandale et c’est tous les jours, alors que me reste-t-il à espérer?
Kierkegaard nous invite à accepter le désespoir et transmuer l’espoir en espérance grâce à l’action, je m’en remets à ce conseil, chaque jour un pas vers le changement s’opère et la bonne nouvelle est que je ne suis pas seule. Peut-être est-ce l’énergie du désespoir, allez savoir?
Je vous souhaite une bonne fin d’année avant de vous en souhaiter un bonne nouvelle.

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