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Le miroir aux alouettes démocratique

14/11/2023 | par Stéphane Braconnier | dans Politique

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TRIBUNE : «La démocratie est un mauvais système, mais elle est le moins mauvais de tous les systèmes.». C’est cette idée, devenue poncif voire sophisme, que Stéphane Braconnier nous invite à interroger ici. Ne faut-il pas en effet reconnaître que, mis à part quelques trop rares exceptions, la grande majorité des États qui se prétendent démocratiques ne le sont guère, malgré leur propagande incessante en ce sens. D’une part, du fait même de leur constitution qui exclut les citoyens de toute gouvernance et, d’autre part, compte tenu des impérialismes qui président aux relations internationales, lesquels attentent à la notion de souveraineté des États inhérente à toute idée de démocratie.


Diplômé en Philosophie de l’Université Panthéon-Sorbonne et en Droit de l’Université Pascal Paoli, ancien journaliste, ancien entrepreneur, Stéphane Braconnier est professeur de Philosophie depuis 2013, en poste dans l’académie d’Ajaccio puis celle de Nantes. Il a publié trois recueils de poésie : Testostérone ; L’Évasion sensuelle et Coup de pied dans la fourmilière (éd. Amalthée).


Une Constitution impropre à la démocratie

On a l’habitude de considérer la démocratie eu égard aux institutions d’un État quelque peu légèrement. L’estampille démocratique répondant à une sorte de cahier des charges afin de donner du sens à ce label, à l’instar du label rouge qu’on colle sur le croupion des chapons durant la période de l’avent, pour ne pas dire des gros poulets sans couille qu’on aligne bien droit sur les étals avant de les sacrifier. Avec un peu plus d’exigences, nous devrions parler de « démocratie » au pluriel, car il existe tant et tant de systèmes démocratiques qu’on ne saurait parler de la démocratie en général sans mettre en lumière quelques dénominateurs communs qu’énumère un tel cahier des charges : une relative consultation populaire, une toute aussi relative liberté d’expression, l’invocation régulière des Droits de l’homme, le bicamérisme, la séparation des pouvoirs, l’état de droit, etc. Si l’on prend l’exemple de la France, la consultation populaire ne va pas au-delà de la fabrique du consentement tel que le dénonçait Edward Bernays dans Propaganda ou son acolyte de la commission Crell Walter Lippmann :

«seul le nombre de citoyens nourris d’espoir au sein d’une démocratie dépasse le nombre de souris et de singes leurrés dans les laboratoires. Les réflexes de l’homme sont, comme le disent les psychologues, conditionnés. Il est facile de le tromper avec un œuf de verre, un appeau, un mannequin ou un programme politique. Aucun code moral ne le rend capable de déterminer si l’évènement sur lequel s’exercent ses facultés morales est réel et d’importance. Car comme l’a fait remarquer Socrate il y a bien longtemps, la vertu implique la connaissance. Tout code du bien et du mal présuppose une perception du vrai et du faux. (…) Puisque les opinions réunies d’un grand nombre de citoyens, donnent presque inévitablement un mélange vague et confus, pour agir, il faut d’abord les réduire à leurs dénominateurs communs, les canaliser, les compresser ; les uniformiser. La transmutation d’une multitude de vœux en une volonté générale n’a rien d’un mystère hégélien, comme l’ont imaginé tant de philosophes : c’est un art bien connu des leaders, des politiciens et des comités. Il s’agit pour l’essentiel de recourir à des symboles qui, une fois détachés de leurs idées, rassemblent les émotions. Il y a bien moins de précision, et pourtant plus d’intensité dans les sentiments que dans les idées : c’est ce qui rend un leader capable de produire une volonté homogène à partir d’une masse hétérogène de désirs. Le processus qui conduit donc de la diversité des opinions à la coopération se caractérise par l’exacerbation de l’émotion au détriment de la signification. Avant que les opinions d’une masse de citoyens ne s’incarnent en mesures politiques, l’éventail des choix va être réduit à un petit nombre d’alternatives. Et ce n’est pas la masse des gens qui exécutera le programme vainqueur mais les individus qui en contrôlent l’énergie.»[1]

À la différence des philosophes qui palabrent indéfiniment sans jamais avoir accès au pouvoir, Walter Lippmann fut membre de la Commission Creel instituée par le Président Wilson avec pour mission de retourner l’opinion publique, celle-ci l’ayant élu en 1916 sur un programme non-interventionniste. La commission Creel réussit au-delà de toute espérance et les U.S.A. s’impliquaient dans le premier conflit mondial dès l’année suivante : elle avait retourné l’opinion publique comme on fait sauter une crêpe. Ceci bien sûr n’est qu’un exemple, mais on peut le généraliser sans risquer de se fourvoyer. Au premier temps de la démocratie, celui de Périclès, ne lit-on pas chez Thucydide :

«Périclès, grâce à l’estime qu’il inspirait, à son intelligence et à son évidente intégrité, avait acquis une autorité qui lui permettait de contenir le peuple tout en respectant sa liberté. Il n’était pas de ceux qui se laissent diriger par lui plutôt qu’ils ne le dirigent (…).Théoriquement, le peuple était souverain, mais en fait l’État était gouverné par le premier citoyen de la cité. Parmi ses successeurs, aucun ne put affirmer une véritable supériorité sur les autres. Désirant tous atteindre à la première place, ils se mirent, pour complaire au peuple, à lui abandonner la conduite des affaires. Par la suite, comme on pouvait s’y attendre dans une grande cité placée à la tête d’un empire, bien des erreurs furent commises et tout particulièrement l’expédition de Sicile.»[2]

Après, tous les régimes dits démocratiques participent-ils de la même hypocrisie ? Il reviendrait tout d’abord de distinguer quel pouvoir détermine la loi, avant de s’interroger sur l’efficience populaire au sein de la gestion gouvernementale, autant dans le cadre d’une démocratie indirecte que dans celui d’une démocratie directe. Il existe trois pouvoirs au sein d’une démocratie dont la dénomination détermine idéalement les fonctions. Le pouvoir législatif, qui édicte la loi ; le pouvoir exécutif, qui la met en place et veille à son application, et enfin le pouvoir judiciaire qui sanctionne les entorses qu’elle subit. Je le répète, de telles déterminations demeurent souvent idéales, et surtout en France où le système est dévoyé. Le régime présidentiel institué par la Ve République permet au pouvoir exécutif de légiférer en lieu et place du parlement, comme on a pu s’en apercevoir récemment avec la confrontation entre la rue et le gouvernement quant au régime des retraites. L’article 39 de la constitution donne la main au pouvoir exécutif quant à l’initiative législative, l’article 40 retoque les amendements parlementaires qui alourdissent l’économie du projet de loi, l’article 44 permet de ne retenir que les amendements du gouvernement au moment du vote, l’article 47 fixe le temps imparti du débat parlementaire en ce qui concerne les lois de finances, quelle que soit l’ampleur du projet de loi, à défaut de quoi il est adopté par ordonnance ; sans parler du tristement célèbre article 49.3 qui escamote carrément le parlement. C’est ce qu’on appelle un régime présidentiel. Peut-il être qualifié de démocratique ? À en croire John Locke, qui a largement influencé la rédaction de la constitution américaine, il ne saurait y avoir de démocratie sans un régime parlementaire assorti du Référendum d’Initiative Citoyenne (R.I.C.), notamment à fin révocatoire, comme le sollicitaient les Gilets jaunes :

«Dans un État formé, qui subsiste, et se soutient, en demeurant appuyé sur les fondements, et qui agit conformément à sa nature, c’est-à-dire par rapport à la conservation de la société, il n’y a qu’un pouvoir suprême, qui est le pouvoir législatif, auquel tous les autres doivent être subordonnés ; mais cela n’empêche pas que le pouvoir législatif ayant été confié, afin que ceux qui l’administraient agissent pour certaines fins, le peuple ne se réserve toujours le pouvoir souverain d’abolir le gouvernement ou de le changer, lorsqu’il voit que les conducteurs, en qui il avait mis tant de confiance, agissent d’une manière contraire à la fin pour laquelle ils avaient été revêtus d’autorité. Car tout le pouvoir qui est donné et confié en vue d’une fin, étant limité par cette fin-là, dès que cette fin vient à être négligée par les personnes qui ont reçu le pouvoir dont nous parlons, et qu’ils font des choses qui y sont directement opposées ; la confiance qu’on avait mise en eux doit nécessairement cesser et l’autorité qui leur avait été remise est dévolue au peuple, qui peut la placer de nouveau où il jugera à propos, pour sa sûreté et son avantage. Ainsi, le peuple garde toujours le pouvoir souverain de se délivrer des entreprises de toutes sortes de personnes, même de ses législateurs, s’ils venaient à être assez fous et assez méchants, pour former des desseins contre les libertés et les propriétés des sujets.»[3]

Mandat représentatif ou mandat impératif ?

Conséquemment, et si l’on en croit Locke, la France n’est plus une démocratie depuis 1958 au moins. Mais outre le régime présidentiel de la Ve République, le mandat représentatif de nos parlementaires pose aussi question et là encore, la constitution les met à l’abri de la population, voire de leur propre électorat. Hormis qu’ils peuvent à l’occasion s’auto amnistier (loi du 20 juillet 1988), outre qu’ils sont irresponsables quant à leurs votes dans l’hémicycle (art. 26), le mandat impératif (art. 27) leur est interdit au bénéfice d’un mandat représentatif, c’est-à-dire qu’ils doivent voter en fonction de l’intérêt général de la nation, et surtout pas dans celui de leurs propres électeurs. Comme si la France ne résultait pas de l’addition de l’ensemble de ses circonscriptions, comme si elle était une entité hors sol à la gouvernance abstraite, indépendante des concitoyens qui la composent. Bref, l’intérêt de la France n’est pas celui de ses électeurs et il ne réfléchit plus la volonté générale.

Lire aussi : Désir de démocratie (D. Guillon-Legeay)

Heureusement, toutes les démocraties ne sont pas indirectes et la Suisse, le Liechtenstein, certains États américains pratiquent encore la démocratie directe. Par exemple, l’État Helvétique organise régulièrement des votations. De même, le Liechtenstein a introduit dans sa constitution (art. 64) le dépôt d’un projet de loi d’initiative populaire, après enregistrement d’un certain nombre de signatures (1000 ou 1500), ainsi que le référendum facultatif (art. 66) qui permet de remettre en cause une loi parlementaire déjà promulguée. Ces processus démocratiques ont la vertu d’éviter la corruption des représentants du peuple comme le préconisait Rousseau :

«Assujettir les représentants à suivre exactement leurs instructions et à rendre un compte sévère à leurs constituants de leur conduite à la Diète. Là-dessus je ne puis qu’admirer la négligence, l’incurie, et j’ose dire la stupidité de la Nation Angloise, qui, après avoir armé ses députés de la suprême puissance, n’y ajoute aucun frein pour régler l’usage qu’ils en pourront faire pendant sept ans entiers que dure leur mandat. (…) Ce frein est absolument nécessaire pour les contenir dans leur devoir et prévenir toute corruption, de quelque part qu’elle vienne.»[4]

Il devient alors légitime de s’interroger afin de savoir si la démocratie indirecte ne tient pas à un régime parlementaire dont les représentants seraient pourvus d’un mandat impératif, lequel devrait réfléchir les penchants majoritaires de leurs électorats respectifs. Mais si l’on reprend la citation de Thucydide, la volonté populaire constituerait un écueil quant à une bonne gouvernance. Le pouvoir ne saurait être confié au peuple sans générer des désastres politiques. À vingt-cinq siècles d’écart, Walter Lippmann tient le même propos :

«Que l’opinion publique tente d’exercer son pouvoir en direct, et on obtient un désastre – ou une tyrannie. Elle est en effet incapable d’appréhender un problème intellectuellement et de le traiter autrement que par un jugement à l’emporte-pièce. Les théoriciens de la démocratie ont méconnu cette vérité parce qu’ils considèrent le gouvernement comme le reflet de la volonté du peuple. Chimère ! L’entreprise complexe qui consiste à concevoir des lois et à les appliquer par le truchement de centaines de milliers de fonctionnaires n’est en rien un acte des électeurs, ni la traduction de leur volonté. (…) Ainsi, au lieu de présenter le gouvernement comme une expression de la volonté populaire, il serait plus juste de dire qu’il est constitué d’un ensemble de hauts responsables, les uns élus, les autres désignés, qui gèrent professionnellement et en première instance des problèmes auxquels l’opinion publique n’a accès qu’épisodiquement et en seconde instance. Quand les parties directement concernées n’arrivent pas à trouver un accord, c’est aux officiels d’intervenir. Quand les officiels échouent à leur tour, c’est à l’opinion publique d’intervenir dans les affaires.»[5]

Autrement dit, le peuple constitue la cinquième roue du carrosse démocratique ; nous sommes trop cons pour nous hisser à la hauteur des problèmes à résoudre. Les propos de Lippmann offrent une bien piètre image de l’électeur américain, car son raisonnement ne saurait s’universaliser : en effet, ni le Lichtenstein ni la Suisse ne semblent mal gérés, malgré la place qui est laissée à ces peuples quant aux prises de décisions gouvernementales, notamment les votations d’initiative populaire que consacre le système politique helvétique. Si d’ailleurs la presse ne s’en fait jamais l’écho, on peut alors supposer que de tels régimes fonctionnent, la presse s’intéressant plutôt aux dysfonctionnements de toute sorte en général. Qui plus est, la presse nationale, servile envers le pouvoir la plupart du temps, escamote l’exemplarité démocratique que ces deux pays affichent, car elle ne constitue pas un modèle à suivre pour nos pseudos démocraties. Souvenons-nous : quand les Gilets jaunes réclamaient le R.I.C., combien de médias ont fait état de son exercice au Lichtenstein, ou des votations en Suisse ? Par contre, quand il s’agit d’augmenter l’âge de la retraite, les comparatifs redondants abondent avec l’Allemagne, l’Italie, la Grande-Bretagne, l’Espagne, etc.

Pas de démocratie sans souveraineté des États

Sans parler de la liberté d’expression, des Droits de l’Homme, du bicamérisme, etc., on s’aperçoit que le système dit démocratique est déjà vicié à la base et de l’intérieur dans son rapport au peuple, à quelques exceptions près. Mais un autre écueil surgit et met à mal la souveraineté des États, attentant ainsi de même à l’exercice de la démocratie : il s’agit des relations internationales entre les États. La Charte des Nations-Unis (1945) avait pourtant largement insisté sur cette souveraineté des États dans son article 1er du Chapitre I, alinéa 2 : «Développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes.». Certes, ça remettait quelque peu en cause officiellement les dispositions prises parallèlement à la conférence de Yalta, mais au lieu de disposer d’une carte du monde morcelée comme un puzzle en États souverains telle que l’escomptait la Charte des Nations-Unis, on eut un monde où figuraient seulement deux ou trois impérialismes modelés sur les poupées russes. Dans la poupée russe étasunienne par exemple, on trouvait notamment la poupée russe Europe, laquelle contenait entre autres celle de la France qui englobait à son tour la France-Afrique, etc. Il est évident alors que lorsqu’on parle de la démocratie en Afrique, à l’instar de la Côte d’Ivoire, ou du Gabon, ou du Sénégal, ce ne sont pas ces différents peuples qui sont souverains, ni leurs dirigeants, mais les nôtres, lesquels sont à leur tour soumis à l’Europe en sa qualité de plénipotentiaire américain.

L’exemple de la crise grecque est édifiant à ce propos. Asphyxiée par la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international) au titre de sa dette, la Grèce s’oppose au plan de financement qui l’appauvrit (le MoU) au lieu d’assainir ses finances. Face aux ultimatums européens, le gouvernement grec s’en réfère à sa population à la faveur d’un référendum qui s’est tenu le 5 juillet 2015. La question était : «Acceptez-vous le projet d’accord soumis par la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international lors de l’Eurogroupe du 25 juin 2015 et composé de deux parties, qui constitue leur proposition unifiée ?». Le résultat du référendum fut «NON» à 61,31 %.

Malgré cela, le gouvernement grec acquiesça au MoU, nonobstant son rejet massif par sa population ; le président de la Commission européenne J.-C. Junker déclarant alors qu’«il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens» (théorème de Juncker). Ce n’était pas la première fois que le vote populaire était piétiné par les tenants de l’empire bruxellois. Sarkozy avait déjà substitué le Traité de Lisbonne en 2007 au résultat négatif du référendum sur la Constitution européenne de 2005 ; idem aux Pays-Bas qui, après avoir dit «NON» par voix référendaire à cette constitution se la sont vus imposer par son propre parlement le 2 juillet 2008. Pareil en Irlande où les citoyens rejetèrent ce traité le 12 juin 2008. Comprenez, ils avaient mal voté ; alors on les fit donc revoter le 2 octobre 2009 et cette fois, ils ne se sont pas trompés – on les a trompés.

L’impérialisme : un enfer pavé de bonnes intentions

Il faut se résoudre à ce constat : il n’y a plus de démocratie en Europe, si ce n’est en Suisse ; mais l’État Helvète, particulièrement soucieux de faire perdurer son système a toujours refusé d’intégrer l’Union européenne : sage précaution ! Au demeurant, l’impérialisme a toujours existé, mais il avait une certaine pudeur dans ses forfaits contre un peuple, lesquels niaient sa souveraineté. Les conquistadors apportaient la civilisation et la lumière du Christ aux indigènes qui sans doute se tenaient dans l’ombre ; il en était de même pour tous les empires coloniaux. Une fois la décolonisation achevée, on poursuivit le ratissage économique au nom de la «coopération». Parallèlement, on envoyait nos soldats en Algérie pour «pacifier» le pays, occultant ainsi le mot «guerre». Quand il y eut les guerres du Golf, Bernard Kouchner invoquait « le droit d’ingérence humanitaire » pour violer la souveraineté de l’État irakien. Aujourd’hui, l’immanence impérialiste vient de faire surgir «la compétence universelle» de son chapeau altruiste. L’Espagne a ouvert le bal en 1998 avec l’arrestation en Angleterre, à sa demande, d’Augusto Pinochet, au titre de la compétence universelle de ses juridictions ; en d’autres termes, l’Espagne s’arrogeait le droit d’arrêter ou de faire arrêter n’importe quel étranger étant présumé criminel, alors que ni l’auteur des faits incriminés, ni les victimes potentielles ne sont espagnols et que les faits se seraient produits hors des frontières de l’État ibérique. Même si les faits qui étaient reprochés à Pinochet étaient constitués, ils devaient être jugés selon la loi chilienne par des juridictions chiliennes, et non selon la législation espagnole par des magistrats espagnols, à défaut de quoi l’Espagne viole la souveraineté de l’État chilien inévitablement. La France ne souhaitant pas que l’Espagne demeure à la tête de telles ingérences, le 12 mai dernier, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation valida la compétence internationale des juridictions françaises – lesquelles se l’étaient déjà octroyées, notamment à l’encontre de deux syriens accusés d’exactions dans leur pays.

Lire aussi : «Tu peux dire ce que tu veux, alors : ferme-la» ? (Stéphane Braconnier)

Parallèlement le 10 mai 2023, et toujours au titre de la «compétence universelle», s’ouvrait à Paris et pour la cinquième fois le procès d’un Rwandais Hutus (Philippe Hategekimana, en l’occurrence) accusé de génocide à l’encontre de Tutsis. Nous sommes ici au summum de l’hypocrisie la plus éhontée dans la mesure où c’est la France qui fournissait les armes aux Hutus génocidaires, en parfaite connaissance de leurs actes criminels[6]. Pire encore, les forces militaires françaises étaient mêlées aux forces rwandaises (Hutus) de 1990 à 1994, comme le souligne le Rapport d’information n°1271 du 15 décembre 1998 de l’Assemblée nationale, intitulé «Mission d’information parlementaire sur le Rwanda», à travers les opérations «Noroît», «Volcan», «Chimère», «Amaryllis » et «Turquoise». On y lit notamment : «L’attaque simulée sur Kigali servit non seulement de leurre pour déclencher l’intervention française, mais aussi de levier pour restaurer le régime dans sa plénitude.», sans parler du Lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin nommé conseillé militaire du chef d’état-major de l’armée Rwandaise. Bref, l’assassin est jugé et condamné par son complice. Vraiment, elle a beau dos, la «compétence universelle». Qu’a-t-elle à voir avec la justice, franchement, on se le demande, si ce n’est sa prostitution des Droits de l’Homme ?

Les Droits de l’Homme, voilà encore une bonne intention qui pave l’enfer international. À l’aune de cet humanisme putassier plus que frelaté, pour ne pas dire rance, la Cour Pénale Internationale (C.P.I.) de La Haye s’y entend à merveille pour fouler au pied la souveraineté des États, à l’instar du mandat d’arrêt émis à l’encontre de Vladimir Poutine pour crime de guerre. Que n’a-t-elle inculpé Georges Bush pour les exactions commises par son armée en Irak, en Afghanistan, à Guantanamo : elle n’avait que l’embarras du choix ? Certes, les États-Unis n’ont pas ratifié le Statut de Rome instituant la C.P.I. et celle-ci ne saurait les impliquer. Mais il en est de même quant à la Russie. Pourquoi la C.P.I. serait-elle alors dépourvue de compétence en ce qui concerne les U.S.A., tout en la revendiquant à l’encontre de l’État russe, dans la mesure où celui-ci relève du même désengagement international sur ce point ? C’est faire preuve d’une partialité impropre à la justice. Les Droits de l’Homme ont été conçus afin de protéger les citoyens de leur État, non pour attenter à la démocratie. Si à l’origine ils relevaient de l’exercice de la justice, désormais, ils sont pervertis pour mieux cautionner le droit d’ingérence impérialiste, lequel relève plus de la force que du droit. Ces Droits ne défendent plus l’humain mais, au contraire, arment l’impérialisme dans sa guerre contre la démocratie : tel son fer de lance.


[1] Walter Lippmann, Le Public fantôme, Éd. Demopolis, trad. Laurence Decréau, Paris, 2008, pp. 62-73.

[2] Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, Éd. Gallimard, coll. La Pléiade, vol. Œuvres complètes Hérodote – Thucydide, trad. D. Roussel, Paris 1964, p.832.

[3] John Locke, Traité du Gouvernement civil, Éd. Flammarion, coll. GF, Trad. David Mazel, Paris, 1992, pp.253-254.

[4] Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée, Éd. Gallimard, coll. La Pléiade, vol. Œuvres complètes III, Paris, 1964, pp.979-980.

[5] Walter Lippmann, Le Public fantôme, Éd. Demopolis, trad. Laurence Decréau, Paris, 2008, pp.87-89.

[6] http://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/rwanda/rwanda-on-nous-a-demande-de-livrer-des-armes-aux-genocidaires-dans-les-camps-de-refugies-affirme-un-ancien-officier-de-l-armee-de-terre_2260857.html

 

Stéphane Braconnier

Stéphane Braconnier fit ses études de philosophie à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, avant une courte expérience dans le journalisme. Partant vivre en Corse, il fit son droit à l’Université Pascal Paoli et se lança dans l’entreprenariat. Il écrivit trois recueils de poésie intitulés respectivement Testostérone, L’Évasion sensuelle et Coup de pied dans la fourmilière, publiés aux Éditions Amalthée. Depuis 2013, a été est professeur de philosophie dans l'académie d’Ajaccio, puis de Nantes.

 

 

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