Vladimir Jankélévitch ou la vie morale
ANALYSE : La philosophie de Jankélévitch est tournée vers l’action, autrement dit vers les questions philosophiques relatives à la manière dont l’homme doit agir pour faire le bien, explique Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau dans iPhilo. De là découle une morale méritocratique du Faire, qui s’opposerait à une morale plus statique de l’Être.
Professeur agrégé de philosophie, Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau est doctorant à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. Dirigée par Frédéric Worms et Vincent Delecroix, sa thèse porte sur la métaphysique et la morale de l’existence chez Kierkegaard et Jankélévitch.
La philosophie ne connaît pas d’autres urgences que celles des questions morales. Cette conviction répétée de Jankélévitch, à l’heure où les philosophes sont davantage préoccupés à refonder rigoureusement la philosophie comme une science ou à achever (métaphysiquement) la métaphysique, détonne. Et pourtant, il est possible de restituer à cette conviction toute sa force et tout son intérêt philosophique. Vladimir Jankélévitch (1903-1985) est un philosophe français dont la vie et l’œuvre traversent le 20ème siècle. De sa thèse complémentaire de doctorat La mauvaise conscience (1933) à son dernier livre de philosophie Le paradoxe de la morale (1981), il n’a cessé d’affirmer que le privilège qu’il accordait à la morale était en réalité une priorité philosophique. En effet, comment pourrait-on souscrire à l’idée que la philosophie n’aurait pas pour tâche de fonder et de dégager les principes qui commandent à mes choix ? Comment la philosophie pourrait-elle ignorer l’existence au point de ne lui fournir aucun repère dans l’action ? Ce n’est bien sûr pas dire que la philosophie est toute morale — quoique — mais c’est dire que la morale ne peut pas être reléguée au second plan de la philosophie. C’est donc dire que le philosophe n’a pas le droit de se satisfaire d’une morale provisoire, en attendant.
La vie et la philosophie, deux faces d’une seule et même chose
Ainsi la philosophie de Jankélévitch, bien qu’elle ne fasse pas l’économie d’une métaphysique et d’une esthétique (notamment sur la musique) est-elle résolument tournée vers l’action, c’est-à-dire vers les questions philosophiques relatives à la manière dont l’homme doit agir pour faire le bien. Si donc la philosophie est avant tout morale, alors elle est indissociable de la vie même du philosophe. La vie et la philosophie sont les deux faces d’une seule et même chose : la morale. La philosophie ne peut ainsi que prendre la forme de l’engagement — de l’engagement réalisé et non pas de l’engagement théorisé ou de l’invitation à l’engagement. Les nombreuses prises de paroles publiques et les actions concrètes de Jankélévitch attestent largement de cette obsession morale. Trois engagements sont à cet égard significatifs : la participation active à la Résistance [1] pendant la Seconde Guerre mondiale au sein de certains réseaux toulousains (contributions à des journaux clandestins et distribution de tracts) d’abord ; la lutte contre la prescription des crimes nazis contre « l’hominité de l’homme », comme il le dit, ensuite ; la défense de l’enseignement de la philosophie au lycée lors des Etats généraux de 1979 enfin.
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Comment se justifie philosophiquement cet engagement de l’existence même du philosophe ? Si la philosophie de Jankélévitch a une teneur presque exclusivement morale, c’est parce que la tâche et la vocation de la philosophie sont prioritairement morale. Une philosophie qui n’aurait pas pour objet privilégié l’existence dans sa dimension concrète et quotidienne, serait déficiente ou ne prendrait pas les choses à l’endroit. Car tout commence par ce quotidien avec lequel l’existant doit composer, dans lequel il doit agir et créer tout en sachant que l’irréversibilité du temps rend tous les choix indélébiles, définitifs. Toute spéculation philosophique doit être seconde et suspendue à la réalisation de l’action bonne. Nulle meilleure preuve de cette priorité que le déploiement même de la philosophie jankélévitchienne. En effet, il faut attendre 1954, c’est-à-dire la publication de Philosophie première, pour que la métaphysique soit abordée en tant que telle par Jankélévitch. Il fallait en finir avec la morale avant d’entrer en terres métaphysiques. C’est le célèbre et monumental Traité des vertus, publié pour la première fois en 1949, qui achève — aux deux sens du terme — la morale. La suite de l’œuvre constitue une série de reprises et d’approfondissements, qu’il ne faut certes pas négliger, mais dont la portée est toujours plus locale que son opus magnum.
« Il faut faire le bien séance tenante »
Mais que serait une morale à la hauteur de cette exigence de l’engagement ? Que dit cette philosophie dont l’ambition première est de se recentrer sur la morale ? C’est le Traité des vertus qui propose une réponse dont le contenu ne variera plus. La moralité de l’homme se mesure à la reconnaissance et à la conformité de sa vie avec trois principes fondamentaux : une évidence spéciale d’abord, deux paradoxes existentiels ensuite.
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Le premier principe prend la forme d’un impératif à réaliser ou à performer : «Qu’il faut faire le bien séance tenante». En apparence, rien de nouveau sous le soleil car tel est nécessairement le commandement inaugural et ultime de toute morale. Dire qu’il faut faire le bien, c’est ne rien dire quant à ce qu’il faut faire ! Le problème est alors de déterminer des critères de l’action bonne. À quoi reconnaît-on le bien ? Comment pourrions-nous avoir la certitude que nous faisons ou que nous avons fait le bien ? Cette question est d’autant plus cruciale que nous constatons régulièrement qu’en ayant voulu faire le bien ce n’était finalement pas le cas. Et Jankélévitch n’y répond pas, lui qui nous assurait pourtant que la morale requérait toute son attention ! C’est que, à dire vrai, ce problème sera l’affaire des deux autres principes. Plus encore, ce n’est pas le contenu de la morale qui fait l’intérêt de la formule, mais c’est justement la forme de l’action morale. Contre-intuitivement d’abord, il ne faut pas chercher un contenu à la morale, un dogme, mais une tension, une exigence de l’existence quotidienne. Le premier principe de la morale jankélévicthienne manifeste le cadre pur de la vie morale, son exigence immédiate posée comme un fait. Jankélévitch ne comprend pas d’abord le Bien comme un concept dont il faudrait déterminer l’essence, c’est-à-dire la définition, le contenu (ce qu’il est), mais comme un fait (qu’il est), suspendu à la volonté de l’homme. En ce sens, il procède à une transformation du problème moral classique et spontané (que dois-je faire pour faire le Bien ?) en une problématique neuve (à quelles conditions je tente effectivement de faire le bien ?). Ainsi ce ne sont pas tant les actions qui sont bonnes que l’intention qui préside à ces actions. Le bien se pressent dans l’intention et il est toujours corrélé à la sincérité de l’agent moral. Ce premier principe demeure toutefois insuffisant car il autoriserait l’action mauvaise qui revendique une bonne intention. Au fond, avec ce seul principe, il suffirait pour être moral d’affirmer que notre intention était bonne et que nous nous excusons si en réalité, nous avons mal agi. C’est pourquoi il convient d’adjoindre au premier principe les deux paradoxes suivants.
« Apologie de l’homme sans provision »
Premier paradoxe donc, l’idée que «ce qui est fait reste à faire». La vie morale ne se satisfait pas de «l’avoir fait» : rien en elle ne se conserve. Ce qui signifie donc que faire le bien est une exigence permanente. La vie morale ne peut être ressaisie avec les outils spatialisants de la logique ou de l’intelligence. Dans cette perspective, Jankélévitch accorde une autorité définitive à la distinction bergsonienne entre l’intelligence qui segmente la réalité pour la comprendre et la maîtriser et l’intuition qui se saisit de cette réalité dans la durée, c’est-à-dire dans le temps non dénaturé. En effet, considérer que ce qu’on a fait est fait et qu’on n’a plus à le faire, procède d’un raisonnement logique qui ne s’applique pas à la morale. On voudrait croire, par confort, que la vie morale fonctionne comme la connaissance : ce qu’on acquiert est retranché ce qu’il y a acquérir. Si la connaissance est bien un cheminement vers la vérité, la vie morale défie le principe de contradiction (car il y a identité entre la réalisation passée du bien et l’exigence à faire au présent et à l’avenir le bien) et le principe de conservation (car on ne capitalise jamais ce qui relève de l’action, du Faire). Comme le souligne dans une belle formule Béatrice Berlowitz dans l’entretien que lui donne Jankélévitch [2], cette morale fait «l’apologie de l’homme sans provision». Toute l’exigence de la morale est contenue dans ce devoir de permanence ou dans cette permanence du devoir. En ce sens, le mal est la menace constante de la volonté qui relâche son effort. Il est évidemment toujours possible de faire — positivement, intentionnellement — le mal, c’est-à-dire de choisir le relâchement, mais plus généralement, le mal réside dans la fatigue même de l’intention bonne sans repos.
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Second paradoxe : «devenir ce qu’on est». Pour le comprendre, il faut admettre que toute la philosophie morale se fonde sur un constat, sur un fait irréfutable. Ce fait, c’est celui de l’existence immédiatement donnée et singulièrement posée. D’une part, je ne me suis pas posé moi-même ou créé moi-même. Et d’autre part, ce fait que je suis, que nous sommes chacun à notre manière, est unique. L’observation en atteste. Deux êtres peuvent certes se ressembler, mais ils ne sont jamais identiques. S’il y a des ressemblances entre les êtres et entre les vies, cette ressemblance pointe également le distinct (et pas seulement le commun). Tout existant est donc un fait posé et unique. Quel sens y aurait-il alors à définir la morale comme l’exigence de «devenir ce qu’on est» ? C’est que, étant des existants singuliers (ce que Jankélévitch désigne par le terme plus technique d’ipséité), une dignité émane de nous. Comme nous sommes uniques, nous sommes de la plus grande rareté, nous sommes un hapax (une occurrence unique dans le temps, nous « n’arrivons » qu’une seule fois) et nous devons respecter cette unicité. La dignité est la raison de ce respect. En ce sens, l’effort de la morale est un effort qui consiste à «être à la hauteur de soi-même [3]» et des autres, c’est-à-dire à célébrer dans mon action la dignité qui émane de mon ipséité et de celle des autres. Les vertus que définit alors le Traité des vertus constituent alors l’ensemble des règles pratiques qui réalisent ce paradoxe existentiel. On devient ce qu’on est, c’est-à-dire, on se rend digne d’une dignité que nous sommes déjà. L’effort moral est un effort de préservation et de reconnaissance de la dignité — la nôtre et celle de l’autre. Ainsi l’existence de l’homme est-elle simultanément un fait et une exigence, un donné et un effort à se rendre digne de ce donné.
Morale du Faire contre morale de l’Être
De ces principes découle une morale qu’on peut qualifier de morale du Faire. Contre une Morale de l’Être qui serait statique et bourgeoise, Jankélévitch élabore une morale du Faire, dynamique et méritocratique. En effet, la Morale de l’Être est cette morale qui se contente du donné. Mais il n’y a aucun mérite à être ce qu’on est puisque l’existence est un fait unique que nous sommes tous. Nous sommes tous sans exception des exceptions. La morale bourgeoise extraie la valeur d’une personne de ce qu’elle est, par exemple socialement, et non de ce qu’elle fait. Soutenir cela revient à confondre la morale avec une éthique de la tradition qui vit sur les crédits du passé — du sien propre ou légué. Au contraire, le mérite est le véritable critère de la morale en tant que mouvement perpétuel qui, s’il se satisfait lui-même comme ayant suffisamment mérité et se considérant comme état, s’abolit lui-même. La vie morale ne fonctionne donc pas sur un mode arithmétique où il s’agirait de sommer les bonnes actions et d’y soustraire les mauvaises en espérant un résultat positif. Si la morale arithmétique constitue un «progrès» par rapport la morale bourgeoise et statique en ce qu’elle exige que quelque chose soit fait, elle méconnaît la véritable valeur du Faire. En effet, en morale, on n’ajoute pas de la générosité à la générosité comme une dose qui permettrait d’augmenter la moralité du sujet. En réalité, soit nous sommes généreux, soit nous ne le sommes pas, et quand nous l’avons été, nous ne le sommes plus, c’est-à-dire que nous avons encore à l’être.
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Ainsi comprenons-nous l’idée même de «vie morale». La vie recèle ces caractères de l’imprévisibilité, de la résistance permanente pour sa conservation, de la continuité qui définissent aussi la morale qui doit s’adapter à la situation, se maintenir et ne jamais se relâcher. La morale est une vie et l’affaire de toute une vie car elle n’est jamais achevée et nous requiert tout le temps : tout problème moral appelle sa résolution, c’est-à-dire l’action, qui révèle, à son tour, un nouveau problème.
[1] On renvoie aux magnifiques textes réunis par Françoise Schwab dans L’esprit de résistance, Paris, Albin Michel, 2015.
[2] Quelque part dans l’inachevé, Paris, Gallimard, NRF, 1978.
[3] Formule que Jankélévitch emploie dans l’article « De l’ipséité », publié en 1939 dans la Revue internationale de philosophie, puis repris en 1994 dans le recueil Premières et dernières pages, Paris, Le Seuil, élaboré par Françoise Schwab.
Professeur agrégé de philosophie, Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau est doctorant à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. Dirigée par Frédéric Worms, sa thèse porte sur la métaphysique et la morale de l’existence chez Kierkegaard et Jankélévitch.
Commentaires
Si je pense que le bien, c’est que tous les hommes deviennent des frères et s’aiment, je peux en faire un « bien » relatif, à ma personne, à ma « culture », au « surmoi » de mes éducateurs ….
Dans ce cas, je tente de fonder cette morale sur des certitudes absolues.
Ou bien j’y parviens et je tente d’agir pour que « tous les hommes s’aiments », je milite dans un parti politique et je tente de traduire cette morale dans le droit international. Je prône l’ingérence morale, la guerre juste. Les hommes qui refusent d’être aimants doivent être éliminés ou si possible éduqués afin qu’ils prennent conscience de ce qu’ils sont en vérité.
Ou bien je n’y parviens pas et je suspens ma prétention à détenir la vérité absolue : celle du Bien dont Platon dont parle.
par Gérard Champion - le 12 décembre, 2017
Résumons : il convient, certes, d’éviter de faire le mal ; mais il faut surtout ne pas s’abstenir de faire le bien qu’on peut. C’est , peu ou prou, le message du Christ, non ? En matière de morale, la philosophie ne semble pas faire autre que de reformuler l’Evangile . On ne s’en plaindra pas, que l’on soit croyant ou non. Mais on éprouve un peu de commisération à l’égard de ceux qui ont consacré leur énergie à empêcher que l’on inscrive dans les textes communautaires les » racines chrétiennes » de l’Europe. Mépriser l’Histoire, curieuse façon de préparer l’avenir, non ?
par Philippe Le Corroller - le 13 décembre, 2017
En cette année anniversaire des 500 ans de la Réforme, ou l’Occident fut déchiré par la question de l’intérêt, et du mérite, faisons ce petit travail qu’il incombe à tout philosophe de faire :
« Mérite » : n.m. est emprunté (v. 1118) au latin « meritum », dérivé de « merere » « gagner », « recevoir comme part ou comme prix », d’où communément « être digne de », verbe rapproché du grec « meros », « part », « moira », « destin, lot » peut-être de la même racine que « memor » « MEMOIRE ». « Meritum » signifie « gain, salaire », « SERVICE (bon ou mauvais) vis à vis de quelqu’un » et « acte, conduite méritant une récompense ou un châtiment ». En bas latin, le mot a pris le sens positif de « valeur » et, spécialement en latin chrétien, celui de « valeur spirituelle, fait d’être digne de la miséricorde »….
En ancien français, le mot, héritier de tous les sens latins, a un sémantique beaucoup plus vaste que dans l’usage moderne. Dans les premiers textes, il a le sens de « salaire, punition ou récompense » ; celui de « pouvoir, valeur » se trouve réalisé dans les locutions anciennes « être de tel mérite » (avoir le pouvoir de) XII s.,…Le pluriel est employé avec un sens religieux en parlant d’un saint (v. 1200) et, ultérieurement, de Jésus-Christ (1680) Avec la valeur ambivalente du mot latin, il correspond à ce qui donne droit à une récompense OU UN CHATIMENT, et son pluriel est employé au sens de « REMERCIEMENTS », par exemple dans la locution « rendre grâces et mérites »… L’usage moderne s’établit au XVII s. lorsque « mérite » correspond à « qualité, ensemble des qualités estimables (d’un ouvrage, d’une oeuvre d’art » (1611) et « ensemble de qualités intellectuelles et morales estimables » (1628).. Plus spécialement, il désigne le talent, l’habileté… PAR EXTENSION ON PASSE A LA NOTION D’AVANTAGE… »
C’est moi qui souligne cette citation du Dictionnaire Historique de la Langue Française, p. 2208.
On peut voir dans l’historique du mot comment lentement, après la longue période du Moyen Age, sa sphère d’influence se déplace du monde spirituel vers un monde de plus en plus temporel.
Où on voit que le problème du mérite se trouve intriqué au problème de la grâce, et a à voir avec l’autre problème si épineux à la Réforme, et à notre époque, celui de l’intérêt, au sens.. MERCANTILE et au sens large, du « inter esse ».
Quand on songe que « merci/remerciements » et « mérite » font entendre le « mer » du « prix » en Latin, on peut se poser quelques minutes, et méditer l’enchevêtrement de tant de noeuds de langue qui font de nous ce que nous sommes. Ces noeuds qui nous sont donnés, que nous le voulons ou pas.
Cela rend humble, de mon point de vue.
Mais… cela peut rendre circonspect sur tout appel à l’action…
par Debra - le 13 décembre, 2017
Très bien cette mise au point étymologique ( et historique) sur le » mérite « ..! On attend un article de la même veine sur Iphilo! Bravo pour cette analyse très informée..
À.
par Alphacentauris - le 13 décembre, 2017
Très instructive que cette jolie introduction à la philosophie de Jankélévitch, bravo !
par Mme Michu - le 15 décembre, 2017
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