Le monstre, celui qui nous demande qui nous sommes
UN MOT, UN PARADOXE : Chaque mois pendant six mois, iPhilo publiera une entrée du très beau Dictionnaire paradoxal de la philosophie. Après les paradoxes de la consolation, de l’oubli, du désir et de l’attention, c’est celui du monstre que nous allons tenter de révéler et de mieux comprendre.
Nous parlons le plus souvent des choses dans le silence des contradictions qui les animent. C’est le principe du Dictionnaire paradoxal de la Philosophie de Pierre Dulau, Guillaume Morano et Martin Steffens que de mettre en lumière plus de cent notions élucidées par l’épreuve de leur propre paradoxe. Car, si la contradiction n’était pas partout, la pensée ne serait chez elle nulle part.
Docteur ès Lettres, agrégé de philosophie, Pierre Dulau enseigne en classes préparatoires à Strasbourg. Coauteur du Dictionnaire paradoxal de la philosophie, il a également publié Heidegger, pas à pas (Éd. Ellipses, 2008).
Suivant la définition traditionnelle d’Aristote, pilotant toute l’histoire de ce concept, « le monstrueux est contre nature, non pas contre la nature prise absolument, mais contre le cours le plus ordinaire de la nature »[1]. Le concept de monstre est donc entièrement relatif à celui de nature, entendue comme ensemble réglé de phénomènes advenant spontanément et globalement définis par des fonctions ou des fins que l’intelligence peut saisir. Dans le domaine biologique, exception singulière, le monstre fait naître l’étonnement, la frayeur et suscite le désir de son exhibition : il est le monstrum, ce qui est digne d’apparaître au regard, ce qui, subjectivement et au sens littéral, vaut d’être vu en tant qu’il vient précisément briser le cycle répétitif d’apparition des formes. Mais en quel sens précis le monstre peut-il être déclaré contre-nature ? Tout d’abord, du point de vue de la régularité du cycle, le monstre est rare, il est une singularité. Ensuite, du point de vue de l’harmonie des formes, il est difforme au sens large de ce terme, sa complexion blessant l’attente d’harmonie de l’œil. Enfin, du point de vue des fonctions et des fins, il n’atteint pas le but que ses conditions d’apparition impliquent pourtant (ce qui comprend un sens local et un sens global : localement, des fonctions normales sont empêchées ou absentes ; globalement, il est non-viable, c’est-à-dire que la fin de tout ce qui est vivant, se conserver, ne peut être atteinte.
« le monstrueux est contre nature, non pas contre la nature prise absolument, mais contre le cours le plus ordinaire de la nature » (Aristote, De la génération des animaux)
Ainsi, un être humain qui naît par exemple avec quatre jambes est littéralement monstrueux, car : d’une part, il vient briser le cycle habituel et répétitif de la génération (cela s’observe rarement), d’autre part, il propose une anomalie morphologique dérangeante (l’humanité a deux jambes, pas quatre), enfin sa nature actuelle lui interdit d’atteindre la fin que sa nature potentielle devrait pourtant commander (il ne peut pas marcher). Le monstre est ainsi l’anomalie statistique qui vient court-circuiter le déploiement des phénomènes naturels et qui, du même coup, les révèle, comme la panne de la machine restitue soudain à sa présence habituelle sinon inapparente l’ensemble du système technique. Il est en conséquence une occurrence où la nature semble se contredire parce qu’elle advient de manière inintelligible, et ce qui fait simultanément saillir, par la négative, la régularité constante de ses lois.
Le monstre comme exception singulière
Cette définition générale étant rappelée, on comprend pourquoi on parle par extension de monstruosité : si un ouragan est dit monstrueux, c’est parce qu’il déjoue les prévisions habituelles qui concernent ce phénomène climatique (rareté), que sa taille ou sa configuration semblent violer ce que la science croit savoir du phénomène (difformité), et que son effet est dissident par rapport à l’effet régulièrement observé d’un ouragan classique. De même si l’on parle d’un monstre au sens moral. Présupposant que l’Humanité se définit par la capacité de reconnaissance de devoirs, l’individu qui, par ses actes, niera le principe même de cette vocation spirituelle sera déclaré inhumain ou encore monstrueux. Humain, il contredira par sa cruauté les conditions morales et symboliques qui lui ont pourtant donné naissance. De même pour le monstre au sens esthétique, représentation d’une forme altérée, dégradée ou déviante, compte tenu de ce qui s’observe régulièrement par ailleurs. Quel que soit le champ d’application, l’emploi figuré du concept de monstre supposera donc toujours l’idée que le phénomène concerné survient avec des propriétés qui contredisent ses conditions d’apparition et qu’il est pour cette raison, littéralement, contre-nature. Le monstre provenant d’une nature qu’il contredit, est inintelligible. En ce sens, il est un point d’interrogation dans un ordre physique, mais aussi moral et politique.
Si l’on en revient au sens biologique et anatomique exact, l’on comprend d’ailleurs pourquoi le monstre fut traditionnellement en Occident du ressort de la théologie. Déjouant la constance naturelle des phénomènes physiques, en régime de Création (par définition bonne), le monstre ne pouvait être que l’expression d’un pouvoir librement créateur de Dieu. La création monstrueuse était généralement vue comme un prodige servant à annoncer quelque chose, ou bien à prévenir d’un événement eschatologique comme l’est, pour Augustin, la résurrection : « Pour nous, tout ce qui paraît et tout ce que l’on dit arriver contre nature […], ces monstres, en un mot, ces prodiges doivent montrer et prédire que Dieu fera des corps humains ce qu’il a prédit qu’il en ferait ; et quel obstacle pourrait le retenir ? Quelle loi de la nature lui opposer une défense ? »[2]. Exception singulière à l’ordre du créé, symétrique inverse du miracle, il est le symbole vivant d’une Toute-Puissance incréée. Son caractère contre-nature est donc ici indexé à la puissance d’une Sur-Nature transcendante, seule à pouvoir défaire l’ordre des choses parce qu’elle l’a fait.
La naturalité du monstre et la création divine
Mais avec la Modernité, le symbole deviendra bientôt symptôme. Comme on l’a indiqué, si le monstre peut être dit contre-nature, c’est qu’il en provient toujours ; soit qu’il s’agisse en contexte théologique de la nature de la nature, Dieu ; soit qu’il s’agisse en contexte moderne, du réseau de forces aveugles (au sens d’axiologiquement neutres, non finalisées et dépourvues de valeur morale) qui structure le réel. C’est la raison pour laquelle la science anatomique du XVIIIe siècle débarrasse progressivement le monstre de son aura de prodige en soulignant les régularités auxquelles il ne peut pas manquer d’appartenir, notamment par la constitution de classifications plus fines et d’analyses plus précises des processus conduisant à son apparition. D’un point de vue théorique, l’on souligne alors, en insistant sur le caractère intelligible de son engendrement, que le monstre constitue l’effet mécanique et cependant fortuit (accidentel) d’une déviation anatomique. Une occurrence où la vie s’arrête de suivre le schéma qui semble normalement la mouvoir. L’idée étant que rien de ce que produit la nature n’est susceptible de contrarier ses lois et que la matrice générative du monstre doit pouvoir suffire à expliquer naturellement sa forme. Les expériences de tératogenèse expérimentale d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire[3] s’avérèrent de ce point de vue décisives pour rendre intelligible le processus de constitution tératomorphe. À partir de là, le monstre se trouve bien réintégré dans l’ordre naturel : il est l’effet spontané d’une variation ou d’une déviation produite par le mouvement même de la vie. Cessant d’être un prodige inexplicable qui court-circuite l’ordre de la nature uniquement référable à la Toute-puissance du Créateur, il devient une anomalie compréhensible qui vérifie l’immanence anomique et irrégulière de cet ordre.
Pour la science moderne, sa singularité prodigieuse disparaît à mesure que s’approfondissent les connaissances qui portent sur son être, et sa nature énigmatique traduit plutôt l’inconsistance des schémas et classifications dont l’esprit se sert pour le comprendre. Comme le hasard qui ne serait qu’une nécessité mal comprise, le monstre ne serait qu’une nature insuffisamment explorée et décrite. Son aura prodigieuse serait l’aura dont l’ignorance recouvre tout ce qui déjoue les attentes d’un esprit insuffisamment informé de la réalité d’un monde mouvant et inconstant. De ce point de vue, le monstre est une simple marginalité de la nature qui, en attente d’être rigoureusement conçue, doit être vue non comme une limite de la science anatomique exigeant le recours à la théologie, mais comme un défi jeté à cette science et qui demande, à l’inverse, l’exclusion de toute causalité transcendante.
Toutefois, cette naturalisation du monstre a bien un prix métaphysique, et suppose une mutation du concept même de nature caractéristique de la période moderne. Pour que cette réduction naturaliste du monstre soit en effet possible, il faut nécessairement qu’une part du monstre intègre la nature qui perd ainsi tout caractère normatif : au bel ordre cosmique réglé des stoïciens, à la superbe symbolique de la Création divine, à la constance habituelle d’Aristote, il faut substituer une vision de la nature vivante comme champ de forces indéfiniment reconfiguré, qui procède par tâtonnements, essais successifs, mutations irrationnelles, tentatives avortées, sauts, retours en arrière, rebonds imprévisibles etc. Autrement dit, le coût métaphysique de la naturalisation du monstre, c’est bien le renoncement à l’idée que la Nature forme une totalité dynamique et cependant finalisée, achevée (voire édifiante), et du même coup la promotion de l’idée qu’elle n’est somme toute qu’un hasard qui marche, on ne sait trop comment ni pourquoi. Dans tous les cas, sans aucune raison métaphysique immédiatement intelligible. Ce renversement historique a un sens conceptuel. Il signifie que si la naturalisation du monstre est possible, c’est à la condition que la Nature, au lieu de proposer une intelligibilité globale (cosmique, comme dans le stoïcisme, ou créaturelle, comme dans le christianisme), ne propose plus que des intelligibilités locales, toujours susceptibles d’être réformées, révisées, et dont le modèle ultime est celui d’une vérité probabiliste. Le monstre ne serait pas une nature contredite, contrefaite ou bien une erreur, mais une nature littéralement improbable compte tenu du contexte particulier de son observation.
En répondant à la question de savoir comment le monstre est possible, le monstre cesse ainsi d’être l’expression d’un ordre autre que celui de la nature pour devenir une simple marge. Mais ce faisant, c’est la nature comme ensemble normatif, rationnel et totalisé qui est perdue, puisqu’entre temps, elle a laissé la place à un désordre fourmillant de formes indéfiniment reconfigurées. Le monstre ne peut pas disparaître : à le naturaliser, on ne fait que diluer l’idée qu’il recouvre dans l’ensemble auquel il appartient. Le monstre, intégré à la nature, la rend inintelligible. L’ordre devient un point d’interrogation.
Le paradoxe des deux irrationalités
C’est là que le problème se noue : que le monstre demeure monstrueux et il est naturellement inintelligible : que le monstre soit intelligible et il fait de la nature elle-même un monstre. Soit on l’explique et il cesse d’être un monstre (mais en emportant la nature avec lui, la ravalant à n’être qu’un ensemble irrégulier) ; soit il est authentiquement un monstre contre-nature mais alors il est inexplicable (et la nature est sauvée comme ordre mais qui comprend une part de mystère). Soit son intelligibilité est garantie, mais ce n’est qu’une intelligibilité locale qui découvre que la nature n’est qu’un prête-nom pour le désordre (irrégularité, singularités non universalisables, défaut d’organisation) ; soit on garantit l’intelligibilité rationnelle de la nature dont on suppose la constance régulière et la perfection fonctionnelle et formelle, mais c’est l’inintelligibilité du monstre qui apparaît alors comme un mystère irréductible. Dans un cas, le monstre ne contredit pas ses conditions de possibilité, mais ces conditions sont irrationnelles, et dans l’autre, ces conditions sont rationnelles, mais il les contredit. A terme, quelle que soit l’hypothèse, la présence même du monstre saborde l’idée de nature. L’on peut d’ailleurs supposer que c’est là ce qui explique la répulsion et l’horreur spontanée qu’il ne peut manquer de provoquer : c’est que dans tous les cas, le monstre pulvérise la nature dont il provient, soit par la contradiction pure et simple d’un ordre auquel il s’oppose, soit par la contamination d’un désordre dont il révèle par sa présence improbable, l’irrationalité foncière.
Dès lors, à quelles conditions le problème de la monstruosité est-il soluble ? On peut ici penser à un dépassement hégélien de la difficulté, dont l’avantage est de ne pas l’évacuer, mais de lui faire pleinement droit. Dans la perspective de l’Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel, la Nature figure ainsi un moment d’irrationalité irréductible : il est nécessaire et donc rationnel, du point de vue systématique, qu’il y ait de l’irrationnel. Et cette station irrationnelle, c’est justement la Nature, d’emblée placée, par la « détermination de l’espace »[4], sous le régime de l’extériorité à soi, c’est-à-dire de ce qui ne se totalise pas par soi-même, ce qui ne conquiert son unité et son identité que dans le défaut d’unité. Même si l’animal incarne dans ce contexte une nature devenue un véritable Soi, une « universalité subjective »[5], il ne le fera qu’en étant toujours travaillé de l’intérieur par cette irrationalité foncière. Le monstre pourrait être ainsi vu comme le moment où ce caractère irréductiblement non-totalisable de la Nature refait incidemment irruption dans les processus qui s’arrachent à cette irrationalité ; signe, tout comme la maladie et la mort, qu’ici-bas, dans l’élément de la matérialité étendue, le Sens ne se délivre que dans l’instabilité de mouvements qui le contredisent sans cesse. Pour reprendre l’éloquente expression de Bernard Mabille, si la Nature est « un infracassable élément de nuit »[6], alors le monstre est, en elle, le cœur de cette obscurité.
L’avantage de la
perspective hégélienne est que l’irrationalité de la Nature (étant pensée sur
un mode dialectique) se trouve intégrée, dans un rang supérieur, à la
rationalité logique de l’Esprit. Le monstre est bien parfaitement, et même éminemment naturel, mais si cela
signale l’incohérence de l’élément de la nature lui-même (qui est bien en un
sens, un monstre), cela signe tout autant et même plus, la nécessité de ce
moment d’incohérence relative à l’intérieur du mouvement plus vaste d’assomption
de l’Esprit. Ce sera alors le rôle du mythe et de l’art, sous la forme
symbolique du Sphinx, que de reprendre en la transfigurant spirituellement
cette irrationalité énigmatique du monstre. De faire voir (montrer) que
la forme déviante dit d’un seul et même coup l’échec d’une nature qui ne se
fonde pas elle-même et la vocation d’un esprit qui, seul, peut se reconnaître
dans et par ce qui n’est pas lui. Moment irrationnel d’une nature en elle-même
irrationnelle, le monstre est, pour nous, le dispensateur de l’énigme : celui
qui, par sa présence inquiétante, nous demande, matin, midi et soir, qui nous sommes.
[1] Aristote, De la génération des animaux, Éd. Hachette, Paris, §30.
[2] Augustin, La Cité de Dieu, Éd. de la Nouvelle Bibliothèque Augustinienne, Paris, 1995, XXI. 8.5., pp.744-745 : « De même donc qu’il n’a pas été impossible à Dieu de créer les natures qu’il a voulues, ainsi ne lui est-il pas impossible de changer celles qu’il a créées en tout ce qu’il voudra. De là cette exubérante forêt de miracles qu’on appelle : monstra, ostenta, portenta, prodigia. ».
[3] Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Histoire générale et particulière des anomalies de l’organisation chez l’homme et les animaux ou Traité de tératologie, Éd. Baillière, Paris, 1832.
[4] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Philosophie de la Nature (1827-1830), Éd. Vrin, Paris, 2004, §254.
[5] Idem., §350.
[6] Bernard Mabille, Hegel, L’épreuve de la contingence. Éd. Hermann, Paris, 2013.
Docteur ès Lettres, agrégé de philosophie, Pierre Dulau enseigne en classes préparatoires à Strasbourg. Coauteur du Dictionnaire paradoxal de la philosophie, il a également publié Heidegger, pas à pas (éd. Ellipses, 2008).
Commentaires
Le 20ème siècle nous a appris que l’idéologie – la logique d’une idée, poussée jusqu’à l’inhumain – engendrait des monstres : Hitler, Staline , Mao, Pol-Pot, etc… L’ennui c’est qu’à la suite de ces tragédies nous avons jeté le bébé avec l’eau du bain : nous rejetons désormais toute croyance, tous idéaux , comme pouvant mener au fanatisme . Nous avons fait de l’individu, prétendu autonome , le centre de tout . Un individu qui se sent tous les droits – y compris le « droit à l’enfant » grâce aux avancées de la science – mais pas les devoirs correspondants . Résultat ? Des sociétés abandonnées à la » douceur démocratique » , sans croyance ferme et sans espérance , sans colonne vertébrale pour tout dire , qui assistent à leur déclin sans réagir . On peut comprendre que la Chine et la Russie regardent désormais l’Europe avec une une certaine commisération . Et qu’au sein même de l’Europe , les démocraties » illibérales » refusent ce qu’elles ressentent comme une décadence .
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