Face à la violence, faut-il désespérer de l’humanité?
BONNES FEUILLES : Peut-on réellement considérer que la violence dans le monde a régressé au cours des siècles ? Où se cache encore la violence dans notre modernité prise de doute ? Peut-on la conjurer autrement que par elle-même ? Dans son dernier essai La violence. Faut-il désespérer de l’humanité ?, la philosophe Laurence Hansen-Love n’hésite pas à poser des questions qui fâchent.
Professeur agrégée de philosophie, Laurence Hansen-Love a enseigné en terminale, en classes préparatoires littéraires et à Sciences Po Paris. Aujourd’hui professeur à l’Ipesup, auteur de plusieurs essais et de manuels de philosophie, elle a récemment publié Oublier le bien, nommer le Mal (éd. Belin, 2017), Simplement humains (éd. de l’Aube, 2019) et dernièrement La violence. Faut-il désespérer de l’humanité ? (éd. du Retour, 2020). Nous vous conseillons son blog.
Dans l’un de ces best-sellers mondiaux dont certains auteurs anglo-saxons ont le secret, La Part d’ange en nous, l’essayiste Steven Pinker entend démontrer que la violence est en recul constant depuis l’origine de l’humanité. Dans cet ouvrage de plus de mille pages, il appuie sa démonstration sur une somme impressionnante de données chiffrées dont on imagine qu’elles pèseront d’un grand poids pour emporter l’adhésion de ses lecteurs.
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Fort de ce constat, l’auteur appréhende l’avenir avec optimisme. Il estime en effet pouvoir expliquer ce recul général de la violence par une dynamique historique puissante qui serait probablement entrée aujourd’hui dans une phase promettant son accomplissement. Les cinq ressorts de cette progression irrésistible de l’homo sapiens vers un monde moins violent (la monopolisation de la violence dite légitime par l’État, le «doux commerce», la féminisation des sociétés, le cosmopolitisme qui conduit les êtres humains à étendre le cercle de leur empathie, et enfin l’orchestration d’intérêts bien compris qui poussent les hommes, bon an mal an, à emprunter «l’escalator de la raison») convergent aujourd’hui. Ils nous conduisent à préférer en général la paix et la coopération à la guerre, mais aussi à tourner le dos à la violence pour des raisons éthiques.
Il passe [toutefois] par exemple sous silence la permanence de l’esclavage ainsi que la cruauté de pratiques dictatoriales persistantes, la prolifération des guerres civiles, la persistance du patriarcat et de traditions religieuses archaïques, les attentats terroristes – et cette liste d’omissions est loin d’être exclusive. De plus, la violence ne peut être définie simplement, comme elle l’est pour l’essentiel dans cet ouvrage, par le fait de porter atteinte à l’intégrité physique d’une personne, de la tuer, la torturer, la brutaliser.
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Si une telle approche était validée, il serait plus facile d’établir pourquoi nous prenons le parti de rejeter fermement la violence, ou, plus exactement, l’option de la violence comme réponse «légitime» à la violence de l’oppression, de l’injustice, de la guerre. Sachant que la violence exacerbe toujours la haine, laquelle appellera de nouvelles violences, engrangeant ainsi des cycles sans fin de violences et de contre-violences «justifiées», nous pouvons soupçonner que le fait de répondre à la violence par la violence (dite alors «légitime») n’est pas une voie porteuse d’espérance. La bonne réponse à la violence ne peut être ni la rage ni la «juste» vengeance – sacrée, voire institutionnalisée.
Or, ces mutations constantes de la violence (depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale) rendent difficiles voire impossibles les évaluations impartiales de son hypothétique recul. Le sort réservé aux migrants qui tentent de rejoindre l’Europe est-il meilleur que celui de leurs aïeux ?
Plus radicalement, et pour aller plus loin, je chercherai à comprendre pourquoi nous avons du mal à adhérer désormais à certaines légitimations persistantes de la violence. Une fois admis que les religions, qui ont pour vocation de capter, d’encadrer et de canaliser la violence, ont aussi une fâcheuse tendance tantôt à l’avaliser, tantôt à la porter à incandescence, il nous faut chercher quelles sont les réponses qui restent à notre portée pour combattre la violence dans ce tout nouveau contexte – mondialisation, terrorisme, écocide, féminicide, déclin et retour du religieux… Renoncer à la violence, est-ce consentir à l’oppression et à l’injustice comme on l’a soutenu si souvent ? Est-il naïf de croire encore à la force de la pensée pour lutter contre la violence – non pas la violence des pulsions, mais celle des idées et des préjugés dont les institutions républicaines et démocratiques, même là où elles sont effectives, n’ont pas toujours les moyens de nous prémunir ?
Je prends le pari que tous ceux qui se donnent comme objectif – ils sont nombreux – de rendre le monde moins injuste, moins brutal et moins inhumain, finirons tôt ou tard par en douter. Malheureusement, la culture n’abolit pas la violence, elle ne fait, dans le meilleur des cas – entre deux crises, deux guerres, deux génocides – que la monopoliser (dans le cadre de l’État de droit), la canaliser, la détourner, voire la réfréner – mais seulement partiellement et momentanément, sans que l’on puisse préjuger de l’avenir.
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Aujourd’hui, certains problèmes sont devenus si aigus et la nécessité d’y apporter une réponse si urgente que l’on ne peut se contenter d’attendre que la Justice fasse discrètement et modestement ce qui est en son pouvoir – même si le droit international n’est pas en reste, notamment sur les questions environnementales – ni que les artistes, les savants et les philosophes, à force de nous alerter, finissent par obtenir que nous sortions enfin de notre léthargie.
Faut-il respecter la loi envers et contre tout, lorsque des bulldozers viennent abattre des arbres et détruire des forêts primaires qui abritent des communautés menacées et qui sont, en outre, vitales pour la planète tout entière ? Dans Le mal qui vient, le philosophe Pierre-Henri Castel estime que, si nous ne vivons peut-être pas encore les débuts de «l’effondrement» de notre civilisation, nous entrons d’ores et déjà dans le «temps de la fin». Cela signifie que l’échéance – une planète devenue inhabitable dans certaines régions et pour des nombreuses communautés – s’inscrit dans un horizon proche. Se battre, certes… Mais à quelle échelle exactement, et surtout, avec quels moyens ?
Pour aller plus loin : Laurence HANSEN-LÖVE, La violence. Faut-il désespérer de l’humanité ?, éd. du Retour, 2020.
Professeur agrégée de philosophie, Laurence Hansen-Love a enseigné en terminale et en classes préparatoires littéraires. Aujourd'hui professeur à l'Ipesup, elle est l'auteur de plusieurs manuels de philosophie chez Hatier et Belin. Nous vous conseillons son excellent blog hansen-love.com ainsi que ses contributions au site lewebpedagogique.com. Chroniqueuse à iPhilo, elle a coordonné la réalisation de l'application iPhilo Bac, disponible sur l'Apple Store pour tous les futurs bacheliers.
Commentaires
La violence se déchaîne quand un Etat oublie que sa première mission consiste à assurer la sécurité des citoyens . C’est d’abord de là qu’il tire sa légitimité et qu’il obtient l’obéissance des dits-citoyens à la règle commune qu’ils se sont donnée . Sinon , on retombe dans » la guerre de tous contre tous » . Pendant que nos gouvernants se donnaient bonne conscience avec leur délire » sociétal » , aux manifestations diverses et variées , pendant qu’ils consacraient leur énergie à satisfaire des minorités agissantes , pendant qu’ils détournaient les yeux du réel vécu par la majorité , ceux qui rêvent d’imposer le totalitarisme islamiste en France alimentaient le fanatisme et recrutaient . Alors, c’est sûr , le réveil est cruel .
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