L’Édito : «Décroissance heureuse à l’horizon ?»
LA LETTRE D’IPHILO #6 : Recevez chaque mois dans votre boîte «mail» une lettre écrite par notre rédaction. En plus d’une sélection d’articles – ici ceux parus en février mais aussi certains «classiques» à (re)lire – vous pouvez découvrir «L’Édito», un court billet en lien plus ou moins étroit avec l’actualité, écrit ce mois-ci par Alexis Feertchak.
Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en Philosophie de l’Université Paris-Sorbonne après un double cursus, Alexis Feertchak est journaliste au Figaro et rédacteur en chef du journal iPhilo, qu’il a fondé en 2012.
«Chers lecteurs d’iPhilo,
C’était le 17 mars dernier, vers 6 heures du matin. Partant avec mes dernières affaires sous le bras (j’avais déjà abondamment rempli le coffre de ma voiture durant la nuit), je suis frappé de découvrir les rues de la capitale pleines de véhicules lourdement chargés de bagages. Et parmi eux, une authentique Lamborghini Miura des années 1970 – pour les amoureux des vieilles voitures, c’est un peu un mythe sur roues – dont le conducteur n’avait pas l’air très à l’aise dans ces étonnants bouchons, le passager ayant disposé sur ses genoux deux volumineux sacs de voyage. Pour se réfugier au vert durant le confinement, le «bourgeois», Bohème ou Béhème, fuyait Paris avec ce qu’il pouvait… Non sans que cet «exode» ne suscitât aussitôt quelques moqueries et condamnations visant cette bande de privilégiés qui disposaient des moyens d’échapper au long enfermement promis à la grisaille.
Il y avait en effet quelque chose d’obscène (et j’avoue en avoir fait partie, ayant passé le confinement en Bretagne) tant cet exode donnait une dimension éminemment concrète aux rapports de classe. Alors que le prix au mètre carré dans la capitale a largement dépassé les 10.000 euros, voilà que ces riches propriétaires se payaient en prime le luxe d’échapper à la dure vie des confinés. Cet exode, réactif, s’est fait dans la précipitation. J’observe en revanche depuis quelques mois un nouvel exode, beaucoup plus actif et par là beaucoup plus positif même s’il touche là encore surtout les plus privilégiés. Le télétravail vécu depuis un an par nombre de Français – essentiellement dans une partie des activités de service – constitue un choc dont on ne mesure probablement pas encore toutes les conséquences.
Un ami entrepreneur me racontait que sa startup avait rendu les clés de ses bureaux très rapidement après le début du confinement, mais qu’il en cherchait de nouveau. Enfin, pas vraiment des bureaux, plutôt un logement pour les salariés et les associés de la petite entreprise qui, ayant durablement quitté Paris, ont désormais besoin d’un pied à terre pour vivre quelques jours par mois dans la capitale. Tout ce petit monde se retrouve à vivre ailleurs dans de petites ou de moyennes villes connectées autant à internet qu’au réseau TGV. Un nouvel horizon, qui commençait de poindre depuis plusieurs années, se donne soudain à voir avec plus de clarté alors que la catastrophe du Covid, emportant tout sur son passage, a chassé une partie de la brume qui l’obscurcissait.
Ce que je vais raconter n’a rien de «scientifique», c’est un pur «ressenti», bien sûr marqué par mon milieu et mon entourage. Quand j’étais à Sciences Po au début des années 2010, la perspective d’une vie réussie, pour beaucoup, était encore celle des «cabinets», qu’ils soient de conseil, d’avocat ou de ministre. Il fallait être géographiquement au plus proche du pouvoir, si possible dans ces arrondissements à un chiffre qui nécessitent, pour y vivre, de commencer dans la vie avec un revenu égal à plusieurs fois celui du salaire médian français (et si possible avec de l’argent de famille pour gagner un temps précieux…). Un appartement familial à Paris coûtant difficilement moins d’un million d’euros, il ne s’agissait pas d’en perdre. Et donc parer au plus pressé : gagner le plus vite possible au moins 10.000 euros par mois pour pouvoir rester au «bon endroit». Quitte à travailler de 9h du matin à 23h le soir (hommes comme femmes, cela va de soi, nous sommes dans une société qui respecte l’égalité des sexes). Le jeu en valait bien sûr la chandelle. Bien sûr ? Dans les «grandes écoles», ce modèle dominant de la réussite prend en réalité l’eau depuis un bon nombre d’années. Burn-out avant 30 ans, dépression après 30 car «le travail n’a plus de sens», divorce à 35, nouvelle dépression car on se retrouve seul, sans enfants, désillusion économico-sociale car les prix des actifs (notamment immobiliers) progressent plus vite que les salaires dans une société qui, depuis 40 ans, vit la stagnation économique (mais pas financière) comme un «étant donné» et non selon le dicton «ça ira mieux demain». Cette crise du travail, notamment chez les jeunes les plus privilégiés, a bien été mise en lumière par des économistes comme Pierre-Yves Gomez dans son livre L’Avenir du travail. Chez certains, le déclic est immédiat : on quitte le conseil, et on se reconvertit – tout ancien d’HEC qu’on soit – dans l’artisanat, l’agriculture, le petit commerce, l’agriculture ou le monde associatif. Le phénomène est bien réel, quoique minoritaire – les plus sceptiques parleront de caprices de bourgeois.
Vivre comme un réel enrichissement une décroissance comptable
Il ne me semble pas que ce soit le cas. Jean-Marc Jancovici, ingénieur spécialiste du climat, raconte bien dans ses conférences l’angoisse grandissante au sein des grands groupes du CAC 40 en matière de recrutement. Ils ont à tout prix besoin de renouveler leur stock de «cerveaux», mais un bon nombre de ces derniers ne veulent plus y travailler ou partent au bout de quelques années, lassés et dégoûtés. Pour beaucoup de jeunes des classes les plus éduquées qui ont la chance de pouvoir choisir leur emploi et de se poser à moindre coût la question de leur utilité sociale, travailler dans des entreprises qui ne font que du «green washing» sans se soucier des contraintes environnementales et de la durabilité de leur modèle économique est devenu tout bonnement insupportable. Alors, sans aller forcément jusqu’à devenir maraîcher ou ébéniste, on reste dans le tertiaire, mais on quitte les grands groupes pour rejoindre des plus petites structures à taille plus humaine, quitte à sacrifier une part de ses revenus présents et futurs.
En quoi le Covid et le télétravail changent-t-il la donne à cet égard ? Ils sont un bouleversement en tant qu’ils ont, en l’espace de quelques mois, élargi le cadre géographique dans lequel ces changements économico-sociaux s’opèrent depuis des années. Serai-je vraiment moins riche si je perds une partie de mon salaire mais vise en contrepartie un appartement non plus à Paris mais à Reims, en pouvant accéder en moins d’une heure à la capitale grâce au TGV ? Economiquement, il s’agit bien d’un appauvrissement, mais au-delà des artefacts comptables, en est-ce vraiment un ? Si, par ce changement de lieu et d’emploi, je dispose de plus d’espace pour faire davantage la cuisine moi-même et ne plus acheter ces indigestes plats préparés vendus en supermarché, est-ce un réel appauvrissement ? Si je décide de passer mes weekends à bricoler pour construire ma propre bibliothèque en bois plutôt que d’en acheter une en contre-plaqué fabriquée en Chine, est-ce encore un appauvrissement ?
L’hypothèse que je fais – mais ce n’est qu’une hypothèse – est la suivante : la génération de ceux qui sont entrés sur le marché du travail ces dernières années est en train de dessiner un monde à l’horizon duquel il ne pourra plus et il ne devra plus y avoir – en tout cas dans nos sociétés déjà industrialisées – une croissance forte telle que nos économistes et nos hommes politiques la désirent encore. Plutôt que de partir de la croissance comme d’une hypothèse de départ, cette génération de vingtenaires et de trentenaires part, avec réalisme, du principe que la croissance ne reviendra plus sous la forme exponentielle qu’elle a connue du milieu du 19e siècle jusqu’à la fin des 30 Glorieuses. Jean-Marc Jancovici formule une hypothèse intéressante : le PIB est à peu de choses près proportionnel à la quantité d’énergie disponible. Or, après avoir vu sa croissance ralentir constamment depuis les années 1970, cette quantité d’énergie est déjà en recul en Occident depuis plusieurs années. Si l’on ajoute à cela le fait que notre consommation d’énergie devra par ailleurs encore se réduire dans les 30 prochaines années – Jancovici considère pour sa part que les énergies renouvelables ne pourront compenser la perte des énergies fossiles – pour limiter le réchauffement climatique de sorte à ne pas franchir le seuil de l’insupportable, est-il si pertinent de nous projeter dans un monde où la croissance est un prérequis pour vivre heureux ? Le réalisme n’est-il pas dans le camp de ceux qui font le pari que non ?
Ce que pourrait ainsi montrer le départ de certains jeunes de la capitale vers les villes petites ou moyennes, c’est qu’il est parfaitement possible de vivre comme un réel enrichissement une décroissance comptable. En plein cœur de la catastrophe du Covid, ce second exode me paraît beaucoup plus heureux que le premier. Ne faut-il pas s’en réjouir ? J’ai conscience que cette problématique touche plutôt les jeunes les plus privilégiés et que cette nouvelle liberté de s’installer où l’on veut pour télétravailler sera sources d’inégalités puisque d’autres seront toujours dépendants du lieu où ils travaillent physiquement. Certes, mais je vois aussi autre chose, de plus réconfortant : depuis vingt ans, une bonne part des «élites» ne vivaient plus que dans les métropoles, se sentant tout aussi chez elles à Paris, à Londres ou à New York – et ce malgré l’aberration écologique que constitue ce rapport au monde fondé sur l’abolition aéronautique des distances – mais absolument étrangère dans les territoires situés au-delà desdites métropoles. Prenant à contre-pied ce nomadisme métropolitain, cet exode loin des plus grands centres urbains ne pourrait-il pas au contraire être source de davantage d’égalité entre les territoires en permettant de retrouver géographiquement son prochain ?
Alexis Feertchak, à Paris, le 1er mars 2020
L’indignation ne permet pas de construire une société juste
L’indignation est certes une passion noble, symbole de pureté retrouvée, de générosité et de courage, autant de mérites que l’on aime attribuer au sage, concède le philosophe Michel Malherbe, professeur émérite à l’Université de Nantes. Mais ce sont ces mêmes mérites qui font que l’indigné est éloigné du sage. Car l’indignation, qui repose sur la colère, est une passion ; il lui manque une chose, la raison qui est le principe de construction d’une société de justice.
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France-Allemagne : un malentendu philosophique ?
Kant est-il traduisible en français ? Son œuvre est-elle un «provincialisme» ou un «universalisme» ? La philosophie est-elle allemande ? Ces questions ont vivement agité l’histoire de la philosophie. En étudiant la difficile réception d’Emmanuel Kant, notamment en France auprès des révolutionnaires, le philosophe Claude Obadia, professeur agrégé en classes préparatoires, réalise une puissante mais limpide étude sur l’«épaisseur de l’histoire» qui a permis d’«amener ce moment où Kant parut (enfin) en harmonie avec son siècle».
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Connaissez-vous la notion de «subjectivation» chez Michel Foucault ?
Penseur inclassable, patte d’oie entre la philosophie, l’histoire et la sociologie, Michel Foucault (1926-1984) est l’un des derniers grands intellectuels du précédent millénaire. Célèbre pour ses analyses des procédés de normalisation et d’enfermement, il a créé plusieurs concepts pour préciser et enrichir sa réflexion. C’est celui de subjectivation que le rédacteur en chef d’iPhilo, Sylvain Portier, nous présente ici, car s’il n’est peut-être pas le plus connu, il a le mérite de permettre de parcourir de façon transversale l’œuvre foucaldienne, et de nous faire nous interroger sur deux questions on ne plus actuelles : qu’est-ce que le sujet, et quel statut, quelle importance, devons-nous lui accorder ?
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Qui est Kierkegaard ?
On le connaît souvent de nom et l’on sait parfois que Søren Kierkegaard est un philosophe danois dont l’œuvre est considérée comme une première forme d’existentialisme. Mais le philosophe Jean-François Crépel se propose ici de prendre cette question (Qui est-il ?) au pied de la lettre, précisément parce que cette pensée interroge ce que c’est que d’être et d’être soi.
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Et ne manquez pas non plus en février…
- Handicap et différence : la leçon d’Alexandre Jollien (Maël Goarzin)
- Les hobbits, personnages conceptuels. Essai sur «Le Seigneur des anneaux» (Maxime Sacramento)
- De la ligne gracieuse à la grâce divine : la conception du dessin de Félix Ravaisson (André Stanguennec)
Chaque mois, un grand classique d’iPhilo à (re)lire !
26/10/2019 : L’économiste hétérodoxe Pierre-Yves Gomez a publié il y a un an et demi chez Desclée de Brouwer un essai stimulant, L’Esprit malin du capitalisme, dans lequel il retourne le lien de causalité que Max Weber établit entre le capitalisme et son esprit. Pour le professeur de l’EM Lyon, la mentalité néolibérale marquée par un individualisme exacerbé est d’abord le produit du capitalisme spéculatif avant d’en être la cause. Sa démonstration est passionnante.
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Voilà, c’est la fin de la «Lettre d’iPhilo n°6». On vous redonne rendez-vous dans un mois. D’ici là, n’hésitez pas à en parler autour de vous ! Pour s’abonner, il suffit d’entrer son adresse électronique sur le site d’iPhilo puis de valider l’email de confirmation reçu.
Philosophiquement vôtres et encore une fois bonne année,
Alexis Feertchak & Sylvain Portier
Rédacteurs en chef d’iPhilo
Journaliste, Alexis Feertchak est chef de service au Figaro, chroniqueur pour le magazine Conflits et rédacteur en chef du journal iPhilo, qu'il a fondé en 2012. Diplômé de Sciences Po Paris et licencié en philosophie de l'Université Paris-Sorbonne après un double cursus, il a été pigiste pour Philosophie Magazine et a collaboré pour l'Institut Diderot, think tank de prospective. Suivre sur Twitter : @Feertchak
Commentaires
Merci Alexis Feertchak, votre édito cible très juste, je trouve. J’espère juste que cet « exode » sera beaucoup plus massif encore dans les années à venir et que cette sobriété s’imposera encore bien davantage. Je suis peut-être moins optimiste que vous… Mais c’est peut-être une question d’âge. Jean-Marc Jancovici, que vous citez, est aujourd’hui l’une de nos plus précieuses boussoles pour préparer les 30 prochaines années. Il va même plus que loin que ce que vous dîtes : quand on attribue une valeur (aujourd’hui comptablement nulle) aux ressources naturelles, on a en fait déjà une croissance largement négative (sa positivité est une illusion statistique). Retrouver une vraie sobriété, c’est en fait retrouver le chemin d’une vraie croissance.
par Mme Michu - le 2 mars, 2021
Permettez-moi d’ajouter un élément à votre constat : la lucidité concernant la fiscalité. Nous sommes le pays champion du monde des impôts et taxes , en particulier celui sur les revenus . Pourquoi courir derrière un haut salaire quand la folie égalisatrice de notre société viendra vous en piquer une bonne partie ? Au fond , nous sommes toujours un pays socialiste : nous n’aimons pas la réussite sociale, surtout quand elle roule en Lamborghini . Donc que beaucoup puissent se dire » Pour être heureux, optons pour la décroissance comptable » , ça peut se comprendre .Souhaitons seulement que cet exode des grandes métropoles et de leurs jobs ne soit pas la première étape d’un processus beaucoup plus grave : la fuite des cerveaux à l’étranger. Un pays qui n’aime pas ses élites se condamne lui-même.
par Philippe Le Corroller - le 2 mars, 2021
Aimons nos élites, mais… que nos élites acceptent toutes les… obligations et responsabilités qui viennent avec un statut d’élite/aristocrate. Voilà ce qui est plus heureux. Quand les élites se précipitent pour être égaux à tous les autres en faisant la chasse au prix le plus bas, on fait faire banqueroute à la société…
Quant à moi, je lis « Nomadland », un récit journalistique de la vie de beaucoup de séniors déclassés mobiles aux U.S. Ils ont tout perdu dans l’irresponsabilité financière de leurs… élites, et maintenant ils sillonnent les U.S. en voiture, camping car, à la recherche de petits boulots pour les nourrir. Le problème avec l’idéologie néolibérale… dominante, à laquelle notre pays français aspire comme un nouvel idole, est que l’être humain, homme ou femme, a 0 valeur PERSONNEL. Tout ce qui compte, c’est sa productivité chiffrée au travail.
Le bon côté de la vie de ces déclassés (gilets jaunes ?…) est la chaleur humaine, la solidarité qui relient ces nouvelles communautés de nomades. Le mauvais ? La vie y est… très dure. Les conditions de travail avoisinent l’esclavage et traduisent un mépris diabolique de la personne humaine.
Allons-nous vers ce « modèle » ? Je le crains…nomadisme mondiale oblige.
En même temps, n’étant pas toute jeune, je reconnais que la perspective de passer sa vie… devant un écran, télétravail ou pas, n’est pas folichonne. Si taper sur un écran est tout ce qu’une…élite a le droit de faire avec ses dix doigts, le monde est grisement triste.
De quoi… ne plus avoir envie d’être.. une élite, non ?…
Même Platon ne trouvait pas les écrans heureux…
par Debra - le 3 mars, 2021
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