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Nietzsche, homme malade et enfant joueur

15/10/2017 | par Sylvain Portier | dans Classiques iPhilo | 10 commentaires

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BIOGRAPHIE : l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra est l’un de ceux qui déclenchent les plus vives passions. Difficile de démêler sa vie et son œuvre qui s’entremêlent jusqu’à pouvoir dire que Nietzsche a ainsi vécu sa philosophie, estime Sylvain Portier qui propose dans cet article une introduction vivante au philosophe du soupçon.


Docteur en Philosophie, spécialiste de Fichte, Sylvain Portier est professeur de lycée dans les Pays de la Loire. Il a notamment publié : Fichte et le dépassement de la «chose en soi» (éd. L’Harmattan, 2006) ; Fichte, philosophe du Non-Moi (éd. L’Harmattan, 2011) ; Les questions métaphysiques sont-elles pure folie ? (éd. M-Editer, 2014) ; Zlatan Ibrahimovic – Friedrich Nietzsche (éd. M-Editer, 2014) ; N’y a-t-il d’instinct que pour l’homme (éd. M-Editer, 2016) et Philosophie, les bons plans (éd. Ellipses, 2016).


Nietzsche est un philosophe célèbre, dont les aphorismes sont souvent cités («Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort» ; «Sans musique, la vie serait une erreur» ; «Deviens ce que tu es») ou détournés («Dieu est mort»). Des personnes diverses s’en sont réclamées, de Martin Heidegger à Gilles Deleuze, en passant par Michel Onfray et Benito Mussolini ! Il est devenu pour certains un repoussoir idéologique (l’ouvrage d’Alain Boyer et André Comte-Sponville, publié en 2002, intitulé Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens) ou, au contraire, une sorte d’icône, de prophète, l’un de ce grands hommes sur la vie desquels on peut fantasmer ou réaliser des films (Et Nietzsche a pleuré de Pinchas Perry en 2007), comme c’est le cas pour des personnages historiques aussi divers que Karl Marx, Che Guevara, Bouddha, Albert Einstein  ou Arthur Rimbaud. On en a parfois le portrait en poster ou en fond d’écran.

Par ailleurs, contrairement à d’autres auteurs, tels qu’Aristote ou Husserl, la vie et la pensée de Nietzsche sont entremêlées et indissociables : on pourrait tout aussi bien dire qu’il a réellement vécu sa philosophie ou que son œuvre est une œuvre vivante, incarnée. Il nous a donc semblé plus intéressant de les traiter, non pas tour à tour, mais ensemble.

Philosophe du soupçon

Friedrich Nietzsche est né à Röchen, près de Leipzig, le 15 octobre 1844. Son père était pasteur luthérien et sa mère issue d’une famille de pasteurs. Son père meurt prématurément en 1849, alors que Nietzsche n’a que cinq ans. Il vivra ainsi toute son enfance dans un univers exclusivement féminin avec sa mère, sa sœur Élisabeth et ses deux tantes. Il apprend à jouer de musique, activité dans laquelle il trouve réconfort et inspiration. Ce thème ne cessera d’ailleurs jamais de l’accompagner et ses œuvres futures, si elles sont écrites en prose, possèdent une musicalité et un rythme qui y seront essentielles. Il vivra d’ailleurs une amitié qui s’acheva de manière houleuse avec le célèbre musicien Richard Wagner. Mais, jeune adulte, il ne se destine pas à la musique ou à la poésie mais à la prêtrise : Nietzsche pasteur, idée ironiquement très savoureuse quand on connaît l’athéisme féroce qui caractérisera ses œuvres ! C’est en effet là l’un des aspects les plus célèbres de la philosophie de Nietzsche : la critique de ce qu’il nomme «les arrières-mondes», et en premier lieu de la religion, de la métaphysique et de la morale.

Ce que déplore Nietzsche, c’est la difficulté, voire l’incapacité, pour les hommes, «d’affirmer la vie» sans inventer des mondes ou des principes qui lui sont extérieurs, qui la transcendance et à l’aune desquels la vie doit être jugée. La généalogie nietzschéenne suppose que, derrière toutes nos opinions, qu’elles soient communes ou philosophiques, se cache quelque-chose d’autre. C’est pourquoi l’on parle souvent, à propos de Nietzsche, de «philosophie du soupçon» : toute parole, toute idée ou tout désir ne serait en vérité que le «symptôme» qu’il faudrait interpréter, le symptôme de quelque-chose de plus profond que ce que nous ne croyons, c’est-à-dire de forces qui nous habiteraient à notre propre insu. Il en ceci précurseur de l’idée «d’inconscient» que l’on trouve chez Freud ou de celle de «déconstruction» que l’on trouve chez Derrida. Au §289 de Par-delà le bien et le mal, Nietzsche doute ainsi qu’aucun philosophe (ni d’ailleurs aucun scientifique) ait jamais eu «des opinions ultimes et véritables». Il se demande, pour reprendre la célèbre métaphore platonicienne de la caverne, «si, derrière toute caverne, ne s’ouvre pas, ne doit pas s’ouvrir, une caverne plus profonde» ou, pour anticiper cette fois la métaphore freudienne de l’iceberg, «si un monde plus vaste, plus étranger, plus riche ne s’étend pas au-dessous de la superficie» de nos affirmations et de notre pensée conscientes.

Contre les idoles

Mais reprenons plus précisément le cours de la vie mouvementée de notre auteur : en 1859, à 15 ans, Nietzsche devient boursier à l’école de Pforta, célèbre pour sa tradition humaniste et luthérienne. La discipline y est monacale et les études classiques : lecture de Sophocle, Eschyle ou Platon, étude du grec et du latin, mais aussi de l’hébreu et de l’anglais. Il fait ensuite des études de philologie à Bonn et à Leipzig et est nommé professeur à la chaire de langue et de littératures grecques de l’Université de Bâle en 1869. Il en gardera un intérêt profond pour la langue, pour son rôle dans la pensée, dans nos croyances et dans notre vision, à la fois personnelle et collective, du monde. Le langage est en effet l’un des thèmes oubliés de la tradition philosophique : mis à part lorsque Platon mit en garde contre le pouvoir rhétorique des sophistes, on en a rarement interrogé le statut et le pouvoir, comme s’il était neutre, transparent et véhiculait tout simplement la pensée pour désigner la réalité. Pour Nietzsche au contraire, le langage ne saurait rendre objectivement compte de ce qui est et de ce qui est pensé : il fige, durcit au contraire ce qu’il tente de saisir et inscrit des discontinuités et de l’ordre dans ce qui est. Ce thème sera reprit par Bergson, qui aboutira lui aussi à la conclusion selon laquelle ce que nous nommons la réalité n’est qu’un «effet de langage», un ensemble de certitudes construit selon notre histoire et la culture dans laquelle nous sommes immergés. Ce sont à ces objets fabriqués, qu’il nomme des «idoles», que nous croyons et auxquels nous confions la tache de nous guider dans l’existence. Ainsi en va-t-il par exemple de la société, de l’amour, de la morale, de la vérité, de l’humanisme, de l’individualisme ou du progrès. La croyance en Dieu elle-même n’est, à ses yeux, qu’une telle construction, et c’est pourquoi il écrit, dans le bien-nommé Crépuscule des idoles : «Je crains que nous ne puissions nous débarrasser de Dieu, parce que nous croyons encore à la grammaire».

Méfiance envers l’esprit de système

Une croyance particulière retient l’attention de Nietzsche car elle est présente chez de nombreux philosophes, notamment chez Aristote, Saint Thomas d’Aquin, Kant ou Hegel : la croyance en la rationalité et en «l’esprit de système». La rationalisation et la systématisation seraient une forme de pensée, une formalisation de la pensée, supérieure aux autres. Le philosophe devrait donc de présenter un ensemble cohérent d’idées, basées sur des définitions claires et des principes rationnellement fondés. L’Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel est sans doute la forme la plus aboutie de «l’esprit de système», l’expression parachevée de la volonté de rationaliser le monde. Or, Nietzsche se méfie de ce bel ordre logique qui, s’il possède une certaine beauté (de style classique), une élégance comme l’on dit en mathématiques et en physique, témoigne peut-être avant tout d’un désir de se rassurer et d’avoir le sentiment (même illusoire) de maîtriser le monde. Hegel le reconnaît d’ailleurs lui-même, puisqu’il écrit dans l’Introduction à ses Cours d’esthétique qu’il est dans la nature de l’homme de vouloir «se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement et s’offre à lui extérieurement». Tel est d’ailleurs ce qui va déterminer, toujours selon Hegel, le cours de l’histoire humaine, de son progrès, et notamment du progrès des sciences : l’homme va s’efforcer «d’enlever, en tant que sujet libre, son âpre étrangeté au monde extérieur» et de lui «apposer le sceau de son intériorité». Mais ne s’agit-il pas alors d’une violente réduction du réel au rationnel ? Et l’on connaît sur ce point la célèbre citation hégélienne selon laquelle «tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel». Pour Nietzsche, cette recherche d’ordre, de logique n’est qu’une croyance idolâtre, la vénération d’une «icône», bref, une illusion. Celle-ci a certes été fort utile puisqu’elle a par exemple permis aux sciences de progresser, mais elle n’en reste pas moins, tout comme la religion, une illusion. Il écrit à ce propos, au §26 du bien-nommé Crépuscule des idoles : «Je me méfie de tous les faiseurs de système et m’écarte de leur chemin. L’esprit de système est un manque de probité.»

L’art de la perspective

Dès lors, Nietzsche va construire son œuvre conformément au fond de sa philosophie : non pas d’une manière systématique, puisqu’il la critique, mais de façon perspectiviste. C’est d’ailleurs ce que l’on constate dès que l’on feuillette quelques livres de Nietzsche, et aussi ce qui rend cette œuvre si originale, riche, séduisante… mais aussi si polémique et si difficile à lire. Elle se présente généralement sous la forme de multiples paragraphes, courts ou longs, parfois poétiques, parfois anecdotiques. Mais il est impossible de pouvoir en fixer une fois pour toutes le sens, d’autant que, d’un livre à l’autre, l’auteur se contredit parfois, et qu’il utilise souvent le fragment et l’aphorisme pour s’exprimer. Il a peut-être été en cela inspiré par la littérature française du XVIIe Siècle (Pascal, La Rochefoucauld) et sans aucun doute par Héraclite, dont il partage de nombreuses idées, notamment celle du mobilisme universel, idée selon laquelle «tout s’écoule» comme l’écrit Héraclite dans l’un de ses propres fragments. Ce style sera repris par de nombreux écrivains, tels que Valéry, Cioran, Blanchot et Wittgenstein. Comme toujours chez Nietzsche, la philosophie rejoint l’art et l’on ne peut pas dissocier la recherche de la Sagesse (de la Vérité) de l’esthétique : le fragment permet d’exprimer beaucoup de sens en peu de mots, et possède une vitesse et une force de frappe inégalables (que l’on retrouve aujourd’hui dans les slogans publicitaires et les slogans de campagne des hommes politiques).

De plus, le fragment produit inévitablement une discontinuité dans l’œuvre : à la lecture d’un fragment, impossible de deviner celui qui lui succédera. Cette discontinuité chaotique et cette imprévisibilité sont à l’image de la vie telle que Nietzsche la conçoit, et que nous tentons en vain de rationaliser ou de maitriser par la dialectique afin de nous rassurer. Il écrit au contraire de façon pulsionnelle car ce sont les pulsions, ce qu’il nomme «les instincts», qui dominent le sujet conscient. L’aphorisme, lui, contraint le lecteur à une interprétation, donc au choix d’une certaine perspective. Lui aussi est donc à l’image du monde, puisqu’il n’existe pas en dehors des différentes perspectives que nous en avons et qui, toutes, proviennent inconsciemment d’une plus ou moins grande capacité à «affirmer la vie». Par ailleurs, l’aphorisme possède une grande puissance musicale, tonale ; il est un propos mais il est aussi et surtout un style et un son. C’est pourquoi il est impossible d’en fixer définitivement le sens et que l’on ne peut pas le réfuter : comme l’écrit Nietzsche, «qui songerait à réfuter un son ?» (Le gai savoir, §106). On ne peut bien-sûr pas faire dire à Nietzsche n’importe quoi, mais il semble donc que chacun doive se faire sa propre interprétation de Nietzsche, qu’il y ait pour ainsi dire autant de Nietzsche que de lecteurs de celui-ci, et que l’on soit condamné à errer dans ce labyrinthe de fragments et d’aphorismes sans pouvoir dire un jour ce qu’est vraiment la philosophie de Nietzsche. Celui-ci le reconnaît d’ailleurs volontiers : «On ne tient pas seulement à être compris quand on écrit, mais tout aussi certainement à ne pas l’être.» (Le gai savoir, §381). Et son livre nommé Ainsi parlait Zarathoustra est lui-même sous-titré «un livre pour tous et pour personne».

Contre Schopenhauer

En 1878, la maladie (des malaises, ainsi que des maux de tête, d’yeux et d’estomac) contraint Nietzsche à démissionner de son poste de professeur, et à vivre à l’aide de la pension que lui verse l’Université de Bâle. Il commence alors une existence errante, où il profite de son temps libre pour rédiger de nombreux ouvrages et à enrichir son style fragmentaire et aphoristique, au gré de ses voyages. Quatre ans plus tard, en 1882, il rencontre Lou Andrée Salomé, jeune fille brillante, aux talents intellectuels exceptionnels. Elle publiera d’ailleurs le premier ouvrage sur la vie de Nietzsche et sera plus tard l’amie de Freud et de Rilke. Nietzsche en fait la confidente privilégiée de ses pensées, mais elle refuse de l’épouser, tout comme elle refuse d’épouser son autre grand compagnon d’alors, un riche philosophe nommé Paul Rée. Nietzsche vit mal cet échec sentimental et tend à s’isoler de plus en plus. De la souffrance et de la fatigue qu’il doit subir, il tirera des conséquences philosophiques qui, au lieu de l’en rapprocher, l’éloigneront du pessimisme d’Arthur Schopenhauer, ce penseur qui fut l’un de ceux qui l’incitèrent à se tourner vers la philosophie à proprement parler. Selon Schopenhauer, la réalité véritable de l’homme, sous les apparences, n’est autre que la volonté (et non plus la conscience ou la raison). Mais celle-ci n’est à son tour que la manifestation limitée, finie, d’une force aveugle et omniprésente, qu’il nomme le «Vouloir-Vivre», qui pousse tout être vers des buts dont ils ne perçoit pas le sens véritable et qui, une fois atteint, laisse place à un autre but… et ainsi de suite jusqu’à la mort. Autrement dit, si toute existence est nécessairement absurde, c’est parce que vivre c’est toujours vouloir, mais cette volonté sans but, sans signification, fait de l’homme un jouet inconscient du «Vouloir-Vivre» en général, qui n’a d’autre but que sa propre manifestation. Nietzsche gardera de cette philosophie deux grandes idées. Tout d’abord, que le désir est au fondement de toute existence, et que l’homme a en lui-même une grande part qui échappe à sa conscience, elle-même jouet de ces désirs qu’elle prétend connaître et maitriser. Mais il se détachera cependant de la philosophie de Schopenhauer en refusant de conclure de sa description de l’existence qu’il faut s’efforcer de renoncer au désir ou de s’extraire de son cycle (par l’activité artistique). Il considère au contraire que l’homme doit affirmer joyeusement la vie, même si celle-ci est parfois douloureuse et absurde. Ensuite, sa lecture de Schopenhauer lui fit prendre conscience de l’importance du corps : il fut souvent mis au second plan, voire méprisé, par les religions et les philosophes – Platon en étant un exemple évident. Il apparaît au contraire à Nietzsche que le corps n’est pas seulement ce qui se distingue ou s’oppose à l’esprit ou à l’âme. Il est le lieu où se joue pour une grande part l’apparition de la pensée et un bon indice de l’interprétation que l’on donne de la vie. Ainsi, la vie sociale suppose une éducation des pulsions, tandis que la vie contemplative exige un asservissement total du corps à l’esprit. En ce sens, l’histoire de la religion, de la morale, de la philosophie ou encore des idéologies sociales et politiques n’est autre que l’histoire du rapport que l’homme entretient avec son corps, et plus précisément avec ses propres « instincts ».

Le philosophe, médecin de la culture

De la maladie, Nietzsche ne tirera pas simplement l’idée d’interroger d’avantage que ses prédécesseurs ce que sont, finalement, le corps et la santé. Il en déduira une autre idée de la philosophie en général, de ce que c’est que philosopher. C’est d’ailleurs la marque des grands philosophes que d’avoir redéfini l’acte même de philosopher, qui n’est pas un acte neutre mais toujours une certaine interprétation des choses : si l’on considère qu’il s’agit de trouver des certitudes indubitables, on philosophe comme l’a par exemple fait Descartes ; si l’on y voit un acte de fondation ultime, on rapproche philosophie et théologie et l’on philosophe comme l’a par exemple fait Hegel ; si l’on conçoit la philosophie comme un travail de juge ou de juriste, qui doit tracer des limites entre ce qu’il est possible de faire et ce qui ne l’est pas, on philosophe par exemple à la manière de Kant ; si l’on y voit un travail consistant à faire disparaître les tourments créés par un questionnement excessif, on philosophe comme l’a par exemple fait Wittgenstein ; si l’on y voit une réflexion faite, non pas simplement pour décrire mais aussi et surtout pour changer le monde social, on philosophe comme le firent Marx et Engels ; si l’on y trouve avant tout un enjeu moral, on philosophe comme l’a par exemple fait Platon ; etc. Qu’en est-il de Nietzsche ? À ses yeux, le philosophe doit être avant tout ce qu’il nomme un «médecin de la culture», mais pas bien sûr parce qu’il prétendrait, de manière prétentieuse, surplomber les cultures et les guérir de leurs prétendus maux. L’idée de culture est employée ici au sens large d’ensemble de valeurs organisant, souvent à son propre insu, un groupe d’individus. Le philosophe en est donc le médecin, non pas parce que le monde serait malade, mais parce que le travail du médecin consiste à tout concevoir sous forme de symptômes, en vue d’atteindre ce qu’il nomme « la grande santé ». C’est cette sorte de symptomatologie qu’il construit pour interpréter la vie, pour savoir pourquoi l’on agit ou l’on pense de telle ou telle manière, en considérant par exemple que telle valeur, telle croyance, tel domaine ou tel type d’existence a plus d’importance que les autres.

Nihilisme

Or, il est une conception que Nietzsche critique par-dessus tout en tant que «médecin de la culture», et plus précisément de la culture occidentale de la fin du XIXe siècle à laquelle il appartient : c’est ce qu’il nomme le nihilisme. Mais, si l’on veut comprendre cela, se pose aussitôt un problème : le terme de nihilisme ne désigne pas chez lui la même chose que dans le langage moderne courant. De nos jours, on entend généralement par nihiliste quelqu’un qui ne croit en rien, qui n’a aucun idéal et aucune valeur. Le mot nihilisme provient d’ailleurs de nihil, qui signifie néant, rien. Mais, pour Nietzsche, ce n’est là qu’une forme de nihilisme : le «nihiliste passif». Il y a aussi un «nihilisme actif», lorsque l’homme désabusé et qui juge que l’existence n’a aucun sens en vient à haïr la vie, la sienne ou celle des autres. Il sombre alors dans le cynisme… et Nietzsche ne semble pas avoir eu tort de prophétiser que le cynisme se développerait grandement au XXe et au XXIe siècles, comme le montrent l’économie et la vie politique. Il peut également sombrer dans la violence, dans le terrorisme, dans le martyrisme, par exemple religieux, c’est-à-dire le dégoût de l’absurdité de la vie qui se traduit par sa volonté de la supprimer. Là encore, on ne peut pas donner tort aux prédictions et aux prédications nietzschéennes que l’on trouve notamment dans la Volonté de puissance. Mais, comme nous le disions, le mot nihilisme est beaucoup plus large pour lui, car il inclut aussi l’invention même d’idéaux, d’idoles, de prétendues êtres ou valeurs suprêmes, bref, de toutes les formes de «transcendance». En effet, le nihiliste peut aussi être celui qui va créer une transcendance qui va rabaisser la vie, qui va évaluer la vie à l’aune de quelque chose de prétendument supérieure à elle : pour Platon, il s’agit du «monde des Idées» ; pour les croyants, de Dieu et du Paradis ; pour Kant, de la « Loi morale en nous » (de la morale laïque) ; pour Marx, du modèle communiste ; pour Auguste Comte, du progrès qui aboutit à l’ordre (selon sa célèbre devise, devenue devise officielle du Brésil, «ordre et progrès»). Toutes ces conceptions sont nihilistes parce qu’elles sont mortifères, elles sont le symptôme d’un essoufflement de la vie, non plus une affirmation de l’absurdité de l’existence mais de sa relativité et de son manque d’être.

Nous pouvons d’ailleurs faire sur ce point une petite remarque : en littérature comme au cinéma, les utopies, ou plutôt les contre-utopies, encore appelées dystopies, sont à la mode depuis quelques années. L’idée centrale est toujours sensiblement la même : des hommes tentent de construire une société idéale, qui gomme l’imperfection humaine, pour le bien de tous. On trouvait déjà ce scénario dans 1984 de George Orwell et Nous autres de Ievgueni Zamiatine et, plus récemment, dans le roman Silo de Hugh Howey. La même idée a été reprise au cinéma dans des films tels qu’Equilibrium, I, Robot ou The island. Pour Nietzsche, il s’agirait là encore d’entreprise nihilistes, car l’on nie l’homme tel qu’il est au profit d’un modèle idéal, d’un rêve qui tourne d’ailleurs au cauchemar lorsqu’il est réalisé. C’est ce qu’on montré, au cours de l’histoire, tous les projets utopistes, depuis les citées jésuites construites en Amérique du Sud aux XVIIe et XVIIIe siècles, jusqu’aux dictatures communistes du XXe siècle. À chaque fois, on veut bâtir l’homme nouveau en supprimant par exemple les désirs et les instincts en l’homme, car ils sont source de conflits et de malheurs, mais en faisant cela on supprime finalement l’homme lui-même. Et ce sont encore ce que Gilles Deleuze décrit comme des «forces réactives» qui, en se donnant bonne conscience, cherche moins à rendre l’homme heureux qu’à supprimer ce qui serait d’insupportable en lui et, plus généralement, dans la vie : l’imperfection, l’irrationalité et l’imprévisibilité. Anticipant sur ce que nous dirons à propos du rôle de «l’enfant» chez Nietzsche, nous pouvons remarquer que l’imperfection, l’irrationalité et l’imprévisibilité sont précisément des caractéristiques (défauts ou qualités, selon notre façon de voir) propres à l’enfant, par exemple lorsqu’il joue.

Affirmer l’immanence de la vie

Mais reprenons : si l’on critique à la fois les grands idéaux traditionnels et les utopies, comment éviter de tomber dans le nihilisme ? Pour Nietzsche, il y a bien une solution : il ne s’agit pas de supprimer les «forces réactives», car ce serait encore une façon d’être «réactif» (vis-à-vis des «forces réactives» elles-mêmes). Comme le dit Nietzsche, les forces réactives et les nihilistes doivent nous être «utiles comme un ennemi». Il ne faut pas s’engager dans un combat contre elle pour les détruire, mais dans un combat contre nous-mêmes pour les modifier, pour les élever, pour les «transfigurer» comme dit Nietzsche. Autrement dit, il faut délaisser les anciennes valeurs issues des traditions platonicienne, judéo-chrétienne, rationaliste et universaliste (humaniste) afin de créer de nouvelles valeurs, des valeurs qui ne soient plus «réactives» mais «actives», qui affirment enfin «l’immanence de la vie». C’est très beau, et ce doit l’être puisqu’il ne s’agit pas moins que, comme à l’époque des grandes philosophies grecques, de faire de sa vie une œuvre d’art. C’est très beau, mais qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Quel critère devons-nous choisir pour agir si nous délaissons tous les critères moraux ? C’est ce que nous devons à présent expliciter, et c’est là qu’intervient ce que Nietzsche nomme «l’éternel retour». La question, pour lui, ne se pose pas en termes de Bien et de Mal. «L’éternel retour», qui seul doit guider notre action, pourrait avoir pour formulation : «Ce que tu veux, veuille-le de telle manière que tu puisses en vouloir le retour éternel». Cela a l’air simple, mais c’est peut-être en vérité, de l’aveu même de Nietzsche, la plus terrible des épreuves : de manière générale, l’homme n’est pas ce que Nietzsche nomme un «surhomme» (Übermensch en allemand, terme malencontreusement traduit en anglais par superman !). En effet, l’homme ne supporte la douleur que parce qu’ils espèrent qu’elle ne durera pas et qu’ils auront peut-être même une récompense à leur souffrance, le Paradis par exemple. Ils aiment la vie au sens où ils sont bien-sûr prêts à revivre leurs joies, mais pas leurs peines. Or, Nietzsche se demande s’il serait possible d’aimer tellement la Vie, de l’affirmer si héroïquement que l’on en accepte tous les aspects : les joies mais aussi les peines, la beauté et la laideur, la santé et la maladie, les moments glorieux et les moments pathétiques –  comme l’on dit d’un amoureux qu’il doit, s’il est sincère, aimer autant les qualités que les défauts de la personne qu’il aime (par exemple son conjoint ou ses enfants). D’un point de vue artistique, on retrouve ce même thème dans la tragédie, par différence avec le drame ou la comédie et l’on pourrait dire en ce sens que, si notre vie devait être une œuvre d’art ou avoir un style artistique, il faudrait que ce soit le style tragique : ce qui caractérise le héros tragique, tel qu’il y en a dans la littérature grecque, c’est qu’il accepte tous les aspects de la vie, et voit de la grandeur dans la souffrance elle-même. Dans ce cas, le oui à la Vie deviendrait un encore et, comme on le sait, le vrai oui donne toujours envie de dire encore.

Quelle volonté de puissance ?

C’est sur ce point que nous aimerions finir cette présentation car, comme vous le savez peut-être, la «Volonté de puissance» («Wille zur Macht») dont parle le dernier Nietzsche a souvent été mal interprétée, volontairement ou non, et assimilée soit à une volonté de destruction soit à une volonté de jouissance. La première de ces deux lectures est celle que l’on trouve dans le nazisme et le fascisme italien, qui se sont tous deux réappropriés le concept nietzschéen au XXe siècle. Il est alors synonyme de domination, de soumission ou de destruction des prétendues «races inférieures» à la puissance martiale de la «race pure» des Aryens ou de ceux qui prétendent incarner le «surhomme», cet homme nouveau façonné par l’ordre fasciste. Mis à part les nazis, les anarchistes se sont aussi fréquemment réclamés de l’œuvre de Nietzsche, après Mai 68 : on y voyait alors une critique de la religion (le «ni dieu ni maître» anarchiste faisant ainsi écho au «Dieu et mort» nietzschéen), un refus de l’autorité de l’État (que Nietzsche qualifiait lui-même de «plus froid des monstres froids»), un appel à la joie contre le conformisme et à la libération sexuelle contre une tradition et des mœurs sclérosés. Telle est la seconde mésinterprétation de la «Volonté de puissance», alors conçue comme volonté de jouir sans entraves… puisqu’il est «interdit d’interdire» selon le célèbre slogan. Ce serait faire de l’hédonisme nietzschéen (si l’on veut employer cette expression) un hédonisme bien naïf et oublier un point important, qui oppose radicalement Nietzsche à l’anarchisme et au gauchisme des années 60 : il rejette fermement toute «anarchie des instincts» selon sa propre formule, car ce serait être l’esclave de ses pulsions les plus primitives et les plus sordides. Ce serait n’avoir pour dieu (pour «force active») que Dionysos alors qu’Apollon doit également être notre dieu, lui seul donnant sa forme et sa beauté aux instincts dionysiaques. Vivre ainsi serait aussi éloigné de ce que Nietzsche propose que l’est son écriture (fragmentaire et chaotique, mais issue d’un travail de réflexion et de mise en forme très exigeant) et l’écriture automatique des surréalistes (production incontinente, simple délire informe et spontané).

Le mutisme des dernières années

Pour finir cette présentation, disons quelques mots des dernières années de sa vie, qui furent eux aussi demeurés célèbres : Nietzsche entreprend de rédiger un ouvrage déroutant, à la fois poétique et philosophique, traversé par des personnages métaphoriques, et dans lequel est par exemple développée le personnage conceptuel de «l’enfant joueur». Il intitule ce livre Ainsi parlait Zarathoustra et le publie en plusieurs fois, de 1883 à 1885. Il fut diversement apprécié par ses contemporains comme par les philosophes du XXe siècle. Dans Ecce homo, Nietzsche écrira à ce sujet : «Hélas ! mon Zarathoustra cherche encore son auditoire, et le cherchera longtemps !». Certains y virent une œuvre prophétique touchant au génie, mais la majeure partie des lecteurs le considérèrent comme un ouvrage prétentieusement énigmatique, qui préfigurait peut-être la folie dans laquelle Nietzsche finira sa vie. Les cinéphiles le savent : dans la célèbre scène d’ouverture du film 2001, L’odyssée de l’espace (intitulée The dawn of man), réalisé en 1968 par Stanley Kubrick, celui-ci développe une vision assez nietzschéenne de l’origine de la civilisation humaine, et l’accompagne d’une musique et d’une version chantée d’Ainsi parlait Zarathoustra écrite par Richard Strauss et enregistrée par l’orchestre philarmonique de Berlin. À partir de 1898, il devient de plus en plus angoissé, et écrit des lettres qui semblent faire douter de sa santé mentale, lettres qu’il signe parfois «Dionysos» ou «Le Crucifié». Nous ne pouvons en être certains, mais il aurait d’ailleurs été ausculté par Joseph Breuer, psychanalyse et ami de Freud. Le 3 janvier 1899, il sombre définitivement dans la démence : sur la place Carlo Alberto de Turin, il embrasse un cheval de fiacre qu’un cocher vient de frapper avec violence, puis tombe au sol, inconscient. Ramené à Bâle par Overbeck, il est conduit par sa mère à Iéna où la clinique diagnostique une paralysie générale. Il habite chez sa mère jusqu’à la mort de celle-ci en 1897, puis à Weimar, auprès de sa sœur dans la maison de laquelle il meurt le 25 août 1900. Du jour où il vit le cheval se faire battre à mort par son cocher, il n’écrivit plus une ligne et demeura dans un mutisme quasi-total, continuant seulement à jouer parfois un peu de musique.

 

Sylvain Portier

Docteur en philosophie, Sylvain Portier est professeur de lycée en Loire-Atlantique, conférencier et rédacteur en chef d'iPhilo. Il a par exemple publié Fichte, philosophe du Non-Moi (Éd. L’Harmattan, 2011), Philosophie, contrôle continu (Éd. Ellipses, 2020), Vingt philosophes incontournables (Éd. Ellipses, 2021) et Philoophie en fiches - Terminale (Éd. Ellipses, 2022), et a réalisé plusieurs conférences, notamment pour les Éditions M-Éditer.

 

 

Commentaires

Magnifique papier ! J’envie les élèves qui vous ont pour professeur.

par Philippe Le Corroller - le 15 octobre, 2017


Bonjour,

Nietzsche n’aurait été ni malade,ni enfant;dès lors,nous serions tous pareils au même.

Peut-être avait t’il atteint le terme de l’entendement de sa philosophie (l’éternel retour)et que le surhomme avait outrepassé la limite de la grande santé!

A sa manière, il a voulu dépasser les limites de l’humain; en incarnant une volonté de puissance;au pieds d’argile.

(un créateur,une corde,posé que sur lui-même)

par philo'ofser - le 19 octobre, 2017


[…] : Le philosophe Sylvain Portier a récemment proposé dans iPhilo une introduction d’ordre général à la pensée de Nietzsche, qu’il a souhaitée assortir du commentaire d’un texte phare du philosophe du soupçon. […]

par iPhilo » Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra : retour sur « Les trois métamorphoses » - le 20 octobre, 2017


Commentaire animé par une écriture extrêmement dynamique, claire et agile, bref dansante qui me rappelle cette formule du philosophe:

 » je ne saurais pas ce que l’esprit d’un philosophe pourrait désirer de meilleur que d’être un bon danseur. Car la danse est son idéal, son art particulier, et finale­ment aussi sa seule piété, son « culte. » (§381 du Gai savoir).

par Crépel Jean-François - le 22 octobre, 2017


Merci M. Le Corroller … je pense que je vais coller ce commentaire sur mon casier ou le coudre sur mon sac, au cas où les intéressés ne seraient pas franchement du même avis ! 😉

par Sylvain Portier - le 3 avril, 2018


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