Les écologistes sont-ils les ennemis du peuple ?
BILLET : L’écologie n’est pas une nouvelle idéologie au service d’un futur totalitarisme, analyse Laurence Hansen-Löve. Pour notre chroniqueuse, en revanche, les écologistes doivent se méfier de leur pessimisme car le désespoir ne fait jamais recette en politique. Et pourtant, celui qui tente de dire la vérité même quand elle est catastrophique n’est pas pour autant un «ennemi du peuple», titre d’une pièce d’Henrik Ibsen de 1883.
Professeur agrégée de philosophie, membre du collectif « Enseignants Pour La Planète », Laurence Hansen-Love a enseigné en terminale, en classes préparatoires littéraires et à Sciences Po Paris. Aujourd’hui professeur à l’Ipesup, auteur de plusieurs essais et de manuels de philosophie, elle a récemment publié Oublier le bien, nommer le Mal (éd. Belin, 2017) et, dernièrement, Simplement humains (éd. de l’Aube, 2019). Nous vous conseillons son blog.
L’écologie aujourd’hui (notamment en France) se situe politiquement, et pour l’essentiel, à gauche et les efforts de certains élus pour suggérer le contraire au lendemain des élections européennes de mai 2019 («L’écologie, c’est protéger notre demeure, donc l’écologie est fondamentalement de droite» Guillaume Larrivé) sont peu convaincants. Il n’empêche : l’écologie ne peut pas purement et simplement être annexée ou enrôlée sous une bannière «de gauche». Pour une première raison évidente : la gauche de gouvernement n’a pas été particulièrement en pointe depuis les débuts de la révolution industrielle sur les questions environnementales, comme le rappelle Serge Audier dans L’âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologique (La découverte, 2019) (1).
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A l’origine de l’écologie (telle que nous la concevons dans le contexte actuel), on trouve des systèmes de pensée, des religions et des sagesses anciennes, mais aussi un certain nombre de philosophies. On peut citer les théoriciens les plus décisifs que furent, pour les temps modernes, Günther Anders, André Gorz, Arne Naesse, Hans Jonas ou encore Michel Serres qui vient de nous quitter – mais aussi certains de leurs aînés tels qu’Epicure et Lucrèce, ou encore Jean-Jacques Rousseau et Henry David Thoreau. Aucun ne peut être assigné à une position politique définie, encore moins catalogué «à droite» ou «à gauche». Non pas parce que ces penseurs furent apolitiques ou indécis. Mais tout simplement parce qu’une philosophie n’a pas grand chose à voir avec un programme électoral.
Une inquiétude abyssale
Il y a loin de la philosophie à l’idéologie même s’il est commun de prendre l’une pour autre. Une idéologie (si l’on en croit Marx – une référence en la matière) est un corpus cohérent d’idées, de thèses et d’orientations pratiques qui expriment les interêts, réels ou imaginaires, d’une classe ou d’un groupe social constitué. La philosophie, tout au contraire, se signale par une démarche, une méthode, un état d’esprit dont l’étonnement est le point de départ en même temps que la raison d’être : un philosophe qui ne s’étonnerait plus ou qui s’enfermerait dans un bloc de certitudes serait devenu un gourou ou un idéologue. Convaincus, à tort ou à raison, de rechercher la vérité, les philosophes ne se voient pas en général en représentants des intérêts d’une catégorie de la société, d’un groupe ou d’une fraction de l’humanité. La philosophie, enfin, même si elle n’échappe évidemment pas aux déterminismes sociaux, n’a pas pour vocation d’être brandie ni d’être instrumentalisée à des fins politiques. Ni la curiosité, ni l’inquiétude anthropologique ne sont des disciplines scientifiques. C’est en ce sens que Kant dit que l’«on ne peut apprendre la philosophie, on ne peut qu’apprendre qu’à philosopher».
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De nombreux représentants du mouvement écologique (au 20ème et aujourd’hui) sont – ou furent – des philosophes (2). Ils questionnent la place de l’être humain dans la nature et dans l’univers tout en maintenant cette interrogation ouverte. L’angoisse dont ils nous font part est vertigineuse. Günther Anders annonce «L’obsolescence de l’homme». Hans Jonas, quant à lui, ne sait que répondre aux questions qu’il soulève dans Le principe responsabilité : pourquoi l’être serait-il préférable au non-être ? L’humanité à venir a-t-elle des droits ? La démocratie sera-t-elle à terme en mesure de prendre les mesures coercitives qui s’imposent ? D’autres, dans l’esprit de Heidegger, explorent des «chemins qui ne mènent (peut-être) nulle part» (Où atterrir? Comment s’orienter en politique, se demande par exemple Bruno Latour). Ils maintiennent vivante une tradition aporétique de la philosophie. De façon générale, les philosophes – à quelques exceptions près – ne proposent pas de «transformer le monde» (Marx) contrairement aux idéologues, d’un naturel plus entreprenant. Une réflexion d’ordre philosophique peut être désabusée, nihiliste ou désespérée. Certains penseurs aujourd’hui sont même catastrophistes – c’est le fameux courant des «collapsologues» (4). Une telle attitude sera jugée vaine, donc inepte pour tout acteur sensé de la scène politique.
Une exigence éthique avant d’être politique
On a beaucoup dit que les écologistes étaient les propagandistes d’une nouvelle idéologie totalitaire (les «khmers verts», les «ayatollahs du climat» etc.). C’est un procès qui repose sur une incompréhension totale des fondements théoriques de l’écologie. En tant que philosophie, l’écologie est porteuse d’une angoisse existentielle («L’humanité peut-elle poursuivre dans la voie où elle s’est engagée ou doit-elle rebrousser chemin – s’il est encore temps ?») et d’une exigence – éthique avant d’être politique. Elle en appelle en effet à la responsabilité de chacun, comme par exemple Patrick Viveret (La cause humaine. Du bon usage de la fin du monde, éd. LLL, 2012). C’est pourquoi le corpus théorique de l’écologie ne peut être assimilé à une doctrine programmatique (de gauche ? conservatrice ?) qui préconiserait des solutions dictées de préférence par la science ou la raison.
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Actuellement, les acteurs les plus influents du mouvement écologiste – philosophes ou savants – sont alarmistes. Certains avouent même être découragés ! Or aucun idéologue, aucun politique ne peut se permettre d’afficher ce genre de sentiments jugés a priori défaitistes donc contre-productifs. La philosophie est parfois tragique – les exemples ne manquent pas. En revanche, sur le plan politique, l’angoisse ou le désespoir ne feront jamais recette. Elles sont donc – de ce point de vue – à proscrire définitivement. Ce sont pourtant ces lanceurs d’alertes que nous devrions écouter. Car ceux qui tentent de dire la vérité – même si elle est catastrophique – ne sont pas pour autant des «ennemis du peuple». C’est que nous signalait Henrik Ibsen dans la pièce qu’il a écrite sur ce thème, en 1883, et qui portait ce titre (Un ennemi du peuple).
(1) «Comment s’étonner que la gauche ait eu de mal à être porteuse d’une société écologique, compte tenu du fait que, dans ses versions dominantes, elle se concevait comme héritière d’un capitalisme dont le progrès productif vertigineux s’est accompagné certes de dégâts naturels considérables, mais le plus souvent ignorés ? En somme, il se pourrait que la gauche ait été largement « hégémonisée » par l’imaginaire et la pratique du capitalisme industriel. Il existe d’ailleurs un terme qui suggère assez bien cette tendance durablement prégnante, y compris à gauche : celui de « productivisme »». Serge Audier, L’âge productiviste. Hégémonie prométhéenen, brèches et alternatives écologiques, pp 57-58, La découverte, 2018.
(2) Comme, outre ceux que je viens de citer, Jean-Pierre Dupuy (Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil,2010), Pierre-Henri Castel (Le mal qui vient, Cerf, 2018) Michel Puech (Développement durable : un avenir à faire soi-même,Le Pommier, 2010), Emilie Hache (Ce à quoi nous tenons, (La découverte, 2011), Dominique Bourg (Pour une sixième république écologique , Odile Jacob, 2011), Serge Audier etc.
Professeur agrégée de philosophie, Laurence Hansen-Love a enseigné en terminale et en classes préparatoires littéraires. Aujourd'hui professeur à l'Ipesup, elle est l'auteur de plusieurs manuels de philosophie chez Hatier et Belin. Nous vous conseillons son excellent blog hansen-love.com ainsi que ses contributions au site lewebpedagogique.com. Chroniqueuse à iPhilo, elle a coordonné la réalisation de l'application iPhilo Bac, disponible sur l'Apple Store pour tous les futurs bacheliers.
Commentaires
Pas totalitaire le mouvement écologiste ? Il me semble que la question se pose, tout de même . L’épisode » canicule » vient, me semble-t-il, de nous en donner une nouvelle illustration . Pour les gourous de l’écologie radicale , la cause est entendue : nous payons aujourd’hui , avec la canicule , notre débauche de production de CO2 , causée par une industrie avide et cynique , qui n’hésite pas à mettre la planète en danger pour accroître toujours plus ses profits . Causée également par notre utilisation tout aussi hédoniste qu’irresponsable de l’automobile, de l’avion , des bateaux de croisière, des climatiseurs, etc, etc… “ Repentez-vous avant qu’il ne soit trop tard “, prêchent ces nouveaux prophètes , furieux adeptes de la “ décroissance “ , qui seule pourra “ sauver la planète “ .
L’ennui c’est qu’en 1911 , année où la production de CO2 n’avait bien sûr rien à voir avec ce qu’elle peut être aujourd’hui, la France a connu…deux mois de canicule, de mi-juillet à la mi-septembre, qui ont fait 40.000 morts ! Alors , on ne nie pas que certains de nos comportements doivent – et peuvent – être changés, pour enrayer un réchauffement de la planète du probablement en partie à l’activité de l’homme : le climato-scepticisme systématique relève sans doute autant de l’idéologie et du dogmatisme que l’écologie radicale et son catastrophisme culpabilisateur . Mais si les adeptes de celle-ci pouvaient nous épargner leurs oukases d’intégristes , derniers avatars de la pensée unique , ça rafraîchirait peut-être l’atmosphère .
par Philippe Le Corroller - le 1 juillet, 2019
Je relève dans le texte ci-dessus la phrase : « La démocratie sera-t-elle à terme en mesure de prendre les mesures coercitives qui s’imposent ? », pour dire que cette phrase me semble… de mauvaise augure.
Hmmm… QUI IMPOSERA ces mesures coercitives, en sachant que le fait de le faire supposera de constituer un pouvoir… autoritaire, plus ou moins légitime dans un contexte où la démocratie elle-même ne reconnait pas de pouvoir légitime en dehors du pouvoir (abstrait et diffus) du peuple ?
Les époques révolutionnaires vont de pair avec une interrogation angoissée sur la relation entre l’Homme et le monde (naturel) qui l’entoure. Elles vont de pair avec une interrogation sur ce qui sépare l’Homme des autres bêtes, pour dire les choses d’une manière provocante, certes.
Ce qui m’inquiète, c’est de penser que ceux qui risquent de nous imposer des mesures coercitives sont ceux (philosophes ou politiques) qui vivent… dans les villes qui favorisent une vie coupée avec des… réalités.. paysannes que nous nous efforçons de détruire, en grande partie parce que les personnes voyant les bêtes copuler, mettre bas, chier, pisser, sont celles qui sont le plus à même de réaliser combien nous partageons de notre fragile condition de vivant avec les bêtes brutes, chose que nous dépensons une énergie considérable pour nier…
Je ne sais pas comment… modérer ? notre haine envers nous-mêmes en tant qu’animaux fragiles, et mortels, mais il me semble qu’il y a urgence. De mon point de vue, c’est cette haine qui nous met en très grand danger en ce moment. Le reste… en découle.
par Debra - le 1 juillet, 2019
Je ne reconnais qu’une seule écologie, elle est scientifique.Le reste est blabla de bobos. Les lanceurs d’alertes tel René Dumont se sont surtout préoccupé des limites et des excès de notre mode de vie et du mode destructeur de ressources de notre systeme de production technologique eu égard à l’accroissement de la population mondiale. Et bien entendu on en revient à Malthus.
par Abate g. - le 1 juillet, 2019
Je suis désemparé quand je lis vos commentaires. Si même vous, amis de la philosophie, vous en êtes la ! Il est vrai que peu de philosophes montent au créneau mis à part Dominique Bourg Bruno Latour, Bernard Stiegler. Et cela même, qu’ils soient si peu nombreux, pose problème. Pourquoi parmi nos philosophes médiatiques avons-nous 2 philosophes climatosceptiques tel Michel Onfray et Luc Ferry? Il y a de quoi s’interroger, non? quand aux autres pourquoi sont-ils aussi muets ? Ils n’ont rien à dire les Comte Sponville, les Finkielkraut, et autres BHL, sur les menaces qui pèsent sur l’avenir de la biodiversité et de l’humanité ?
Par ailleurs, non, les écologistes ne sont ni pessimistes, ni optimistes en quoi cela pourrai-Il être utiles? Ils sont tout simplement réalistes et leur source est simplement scientifique. Face à la catastrophe annoncée, mieux vaut rester debout et se préparer collectivement à parer les coups, faire l’autruche est pour le moins inutile voire particulièrement nuisible. Lisons les scientifiques, le rapport du GIEC, le rapport Meadows et autres. Devenons adultes, sortons du déni et voyons les choses en face afin d’aménager le déclin inévitable en favorisant les circuits courts, en développant la permaculture et les jardins partagés, en utilisant une monnaie locale, en promouvant les low-tech, en devenant de plus en plus autonome en énergie et en alimentation, en réparant ou en recyclant au lieu de jeter…..il y a tant de choses à faire pour se préparer seul et collectivement !
Et puis ne voulons-nous pas tous sauver le vivant et protéger l’avenir de nos enfants? nous sommes tous fondamentalement écologistes !
par Mouret Vincent - le 2 juillet, 2019
Bonjour Debra, notez que aujourd’hui le monde agricole lui aussi proteste contre l’accord du Mercosur.
Je ne coirs pas qu’il soit utile d’opposer les citadins et le ruraux.. tant la tâche est immense !
par Hansen-Love - le 2 juillet, 2019
Bonjour,
Peut-on parler,objectivement,du réchauffement accéléré de la planète,sans inculper,dans sa totalité,l’homme et la femme comme seuls responsables ?
A l’évidence ? Non ! (effet de serre additionnel)
Il s’agirait donc d’instrumentaliser les peuples,ici et maintenant,avec le secours d’une idéologie ou les enjeux courants de la politique n’auraient plus sa place.
Bien sûr,il y a urgence. Depuis 1850,on aurait dû appréhender,dès le début, l’effet de serre naturel,anticiper,gouverner; mais la chose n’aurait pas été entendue.
Comme pour tout changement,la nature humaine use et abuse de procrastination; toujours,attend au extrémités pour parer les catastrophes.
Peur du changement,des réformes…Acceptation d’un fatalisme!
Le temps perdu est de nature irrattrapable! Faute de gesticulations et de symbolisme exacerbés,il faudra se résoudre à donner du temps au temps.
L’écologie n’est ni de droite,ni du centre,ni de gauche.
Elle appartient à tout le monde en particulier.
La première écologie,à appréhender(politique si l’on veut qualifier)serait,à commencer,par le respect de l’intégrité de son propre corps,donc d’un esprit éclairé.
Savoir bien manger,savoir bien boire,savoir pratiquer une activité à tout âge de la vie,ouvrirait la voie vers une terre plus…respirable.
par philo'ofser - le 5 juillet, 2019
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